Un peu plus de 3 000 pupilles de l’État. Et seulement un peu moins de 700 enfants confié·es en vue d’adoption en 2018. Alors que la même année, 10 600 agréments ont été donnés à des familles. Pourquoi les enfants relevant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ne trouvent-ils et elles pas tous et toutes une famille ? Une proposition de loi visant à réformer l’adoption devrait, si le contexte sanitaire le permet, être débattue à l’Assemblée nationale d’ici à la fin de l’année.
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« Bonsoir. Je voulais vous annoncer que le conseil de famille de Paris a décidé de vous confier une petite fille de deux mois et demi. Est-ce qu’on pourrait se voir très vite ? » La personne qui s’exprime s’appelle Brigitte Bansat-Le Heuzey, tutrice des pupilles à la préfecture de Paris. À l’autre bout du fil, Lucile a du mal à contenir l’émotion qui la submerge. Cet appel, elle l’attend depuis plus de deux ans avec Franck, son mari. Et, ça y est, dans quelques semaines, il et elle deviendront les parents d’une petite pupille de l’État.
Cette scène qui figure dans le film C’est toi que j’attendais (voir l’encadré page 47), des milliers de couples en rêvent. Sauf que ce dénouement heureux fait aujourd’hui figure d’exception en France, où le décalage entre le nombre de familles détentrices d’un agrément (préalable incontournable) et le nombre d’adoptions est abyssal.
S’il est aujourd’hui devenu quasiment impossible d’adopter à l’international, l’incompréhension demeure quant à l’adoption nationale lorsqu’on réalise qu’il n’y a jamais eu autant d’enfants en attente de futurs parents. En effet, en 2018, 3 035 enfants ont bénéficié du statut de pupilles de l’État (+ 9 % par rapport à 2017) 1. Il s’agit soit de très jeunes bébés nés sous le secret, soit d’enfants plus grand·es pour lesquel·les l’autorité parentale a été retirée à la suite de maltraitances ou de problèmes intrafamiliaux graves 2. Pourtant, sur ces 3 035 enfants, seul·es 695 ont été confié·es en vue d’adoption. Moins d’un quart, donc. Et ce chiffre tend à baisser puisqu’ils et elles étaient 732 en 2017 et 751 en 2016. Pendant ce temps-là, le nombre d’agréments en cours de validité en France est de 10 676.
Une forme de déni
Comment expliquer cet écart ? Pour Nathalie Parent, ex-présidente de la fédération Enfance & Familles d’adoption (EFA) 3, « si ce décalage existe, c’est parce que le projet parental de la plupart des postulants ne correspond pas à la réalité des besoins des enfants adoptables. Beaucoup de candidats souhaitent un enfant en bas âge et en bonne santé, ce qui s’entend complètement. Or, les enfants qui attendent aujourd’hui sont des enfants dits “à besoins spécifiques”, c’est-à-dire qu’ils sont âgés de plus de 5 ans, avec des parcours de vie difficiles, en fratrie ou porteurs d’une maladie ou d’un handicap ». En effet, avec la possibilité du recours à l’IVG, les naissances sous le secret tendent à se raréfier. Il y a donc très peu d’enfants âgé·es de moins de 2 ans adoptables. « On a beau mettre en garde sur les difficultés, explique une assistante sociale qui a souhaité garder l’anonymat, certains parents sont dans une forme de déni. Ils n’entendent pas quand on évoque la réalité du profil des enfants confiés. »
Marie 4, 40 ans, est dans cette situation. « Même si je sais que nous réduisons nos chances, je ne me projette pas du tout dans la vie avec un enfant plus âgé ou en situation de handicap. Je ne me sens pas assez solide pour assumer ce surcroît de responsabilités. J’ai peur que notre couple déjà fragilisé par l’attente et les tentatives de FIV n’y résiste pas. » Malheureusement, cet accompagnement vers un·e enfant différent·e de celui ou celle qui a été fantasmé·e nécessite une expertise que les travailleur·euses sociaux·ales n’ont pas toujours. Âgée de 48 ans, Karine, elle, espère adopter en solo depuis 2014. Au fil des années, elle a d’elle-même fait évoluer la notice (document qui indique l’âge et les particularités de l’enfant désiré·e) de son agrément, renouvelé en 2019 après déjà cinq ans d’attente. « J’ai vite compris que je n’irais pas loin avec une notice pour une pupille de l’État de 0 à 4 ans. Et puis, en vieillissant, je ne suis plus tellement sûre de pouvoir être le parent idéal pour un enfant en bas âge, mais je garde l’espoir que mon projet aboutisse pour un enfant plus grand. » Malgré cet effort, elle n’a toujours pas réussi à le mener à bien.
Disparités géographiques
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Autre frein à l’adoption, les inégalités territoriales. En effet, en France, si l’État reste le tuteur des enfants pupilles, ce sont les conseils départementaux qui gèrent les procédures d’adoption, avec des budgets alloués très disparates selon les départements. « Là où il y a un service spécifique à l’adoption, les candidats sont en contact avec des professionnels formés, capables de les accompagner et de faire des projets pour les enfants », explique Nathalie Parent. Dans l’idéal, un·e travailleur·euse social·e et un·e psychologue vérifient la capacité de l’enfant à être adopté·e avec un bilan d’adoptabilité et établissent ensuite le profil parental qui lui correspond. « Mais ce n’est pas toujours le cas », ajoute-t-elle. Dans les départements dépourvus d’un bureau dédié aux adoptions, ce sont les travailleur·euses sociaux·ales du service de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) qui sont chargé·es de cette question. Or ces services doivent déjà gérer d’autres problématiques : maltraitances, délinquance, familles en difficulté. Un accompagnement suivi des pupilles de l’État en vue d’adoption n’est donc pas toujours possible.
Aussi, bien souvent, le décalage entre les enfants en attente et les futurs parents prend des allures de rendez-vous manqués. En effet, pour répondre à la demande d’un conseil de famille– cette instance composée de huit membres (dont deux émanant d’associations familiales) et chargée, dans chaque département, de choisir parmi toutes les familles candidates à l’adoption celle qui correspond le mieux aux besoins d’un·e enfant –, un département qui ne dispose pas du profil parental recherché doit en faire la demande auprès des cent autres départements, ce qui est matériellement impossible. Comment savoir, donc, que ce couple vivant dans les Alpes-Maritimes pourrait correspondre au projet de vie de cette fillette âgée de 3 ans, porteuse de trisomie et vivant en Meurthe-et-Moselle ? À l’ère du numérique et de la digitalisation des processus, pourquoi ne pas instaurer un fichier national qui recenserait les enfants susceptibles d’être adopté·es et les candidat·es à l’adoption ?
Une famille pour un enfant
Pour améliorer le système actuel, une proposition de loi visant à réformer l’adoption devrait être inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale en fin d’année. Si le contexte sanitaire le permet. Elle fait suite aux conclusions du rapport rendu public en octobre 2019 par deux parlementaires – Monique Limon, députée LREM de l’Isère, et Corinne Imbert, sénatrice LR de la Charente-Maritime –, intitulé « Vers une éthique de l’adoption : donner une famille à un enfant ». Parmi les objectifs : harmoniser les pratiques entre les différents départements, pallier le déficit de formation des acteur·trices de l’adoption (travailleur·euses sociaux·ales, candidat·es) et mieux mettre en œuvre la loi de 2016. Cette dernière prévoit en effet la mise en place de commissions statutaires permettant de réévaluer régulièrement le statut des enfants sous protection de l’ASE (tous les six mois pour les enfants de moins de 2 ans et tous les ans pour les enfants de plus de 2 ans). Un moyen pour certain·es enfants coupé·es de leurs parents biologiques d’acquérir un statut de pupille plus rapidement et de devenir adoptables. Sauf que ces commissions sont loin d’être généralisées dans tous les départements… Le texte insiste donc sur la nécessité de remédier à ces disparités. « Cette proposition de loi vise à refonder le modèle de l’adoption afin de permettre à chaque enfant de trouver le projet de vie le plus adéquat à son profil et de s’épanouir tout au long de sa vie », assurent les deux parlementaires. En respectant deux principes fondamentaux majeurs : l’intérêt supérieur de l’enfant et la volonté de donner une famille à un enfant et non l’inverse.
Opacité et absence d’experts
Régulièrement critiqués par les candidat·es à l’adoption, les conseils de famille devraient aussi faire l’objet d’une révision. Les deux parlementaires ont en effet pointé dans leur rapport une « composition opaque, la place des associations à caractère religieux [qui] apparaît comme prépondérante » ou encore l’absence d’« expert de la protection de l’enfance » et de « suppléant pour les élus ». Une remarque qui a fait bondir les associations familiales, jugeant ces attaques infondées. « Ce n’est pas parce que le nom de certaines associations contient les termes “catholique” ou “protestant” que l’on doit remettre en cause l’éthique et la neutralité des représentants siégeant aux conseils de famille », se sont-elles indignées dans une tribune au journal La Croix (décembre 2019). « Il s’agit de dépoussiérer afin de mieux faire correspondre la composition des conseils de famille à la société d’aujourd’hui », persiste de son côté Monique Limon. Et d’élargir l’éventail de familles susceptibles d’être celles qui sont en capacité d’accueillir les enfants adoptables.
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Ce qui est visé derrière ça, ce sont les discriminations évoquées par les familles homoparentales, qui s’estiment écartées par principe lors de l’agrément et/ou de l’apparentement alors même que leur projet parental pourrait peut-être convenir à certain·es enfants. En juin 2018, les propos très limites d’une responsable du service adoption du conseil départemental de Seine-Maritime avaient par ailleurs choqué et incité l’Association des familles homoparentales (ADFH) à porter plainte. Selon la fonctionnaire, parce qu’ils seraient « un peu atypiques », les couples homosexuels pourraient adopter les enfants « atypiques » dont « personne ne veut » parce que « trop cassés, trop perturbés psychologiquement, trop grands, handicapés ». No comment… En novembre 2019, Léa Filoche, conseillère de Paris, élue du XIXe arrondissement, a quant à elle démissionné du conseil de famille parisien, après six années passées dans cette instance, pour dénoncer une « inégalité de traitement entre les différents candidats à l’adoption » et arrêter de « cautionner ces décisions rétrogrades, prises par des personnes tenantes de l’orthodoxie familiale, déconnectées de la réalité de notre ville et de notre société, au détriment de l’intérêt de l’enfant ». Ainsi, si Antoine et Axel 4 ont obtenu « sans grande difficulté » leur agrément en 2017, ils confirment qu’il leur a clairement été dit qu’ils n’avaient « aucune chance de pouvoir adopter un pupille de l’État », y compris une fratrie, ce qui est leur souhait. Alors même que des enfants dans cette configuration attendent des parents ! Résultat, ils ont réorienté leur projet vers l’international.
Décourager les célibataires
L’association Adoption en solo dénonce aussi un manque d’équité à l’égard des familles monoparentales. 49,8 % des candidat·es célibataires (dont plus de 90 % de femmes) ont été dissuadé·es de postuler à l’adoption d’un·e pupille de l’État 5. « Dès la première réunion d’information, tout est fait pour décourager les candidates », précise Caroline Bourdier, la présidente. Ce que confirme Karine : « J’ai entendu de la bouche même de la psychologue : “On ne confie pas d’enfant pupille de l’État aux familles monoparentales.” Je ne m’étais pas préparée à ce qu’elle soit aussi cash. » « Deux tiers des adoptants célibataires ont reçu des informations dissuasives de leurs conseils départementaux pendant la procédure d’agrément, les freinant dans leur désir d’exprimer officiellement le souhait d’adopter une pupille de l’État », indique Caroline Bourdier. Même les demandes d’enfants à besoins spécifiques ne seraient pas prises en compte sous prétexte que ce serait « des adoptions plus lourdes à gérer » quand on est seul·e. « Pure projection de certains travailleurs sociaux », déplore Amanda 4, qui a dû essuyer de telles remarques.
Traitement discriminatoire
En juillet 2020, le Défenseur des droits a confirmé cette différence de traitement : « Le fait, pour les départements, d’écarter par principe les candidatures des personnes célibataires, de refuser d’envisager leur sélection et de ne pas les présenter au conseil de famille, sans examen préalable, est constitutif d’un traitement défavorable discriminatoire sur le fondement de la situation de famille et d’une atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant. » Toutefois, les choses commenceraient un peu à changer. À Paris, notamment, sur les dossiers examinés chaque mois, un sur quatre concerne une famille monoparentale.
Dans la refonte du système actuel, une meilleure préparation des futurs parents est envisagée afin que les projets parentaux collent mieux à la réalité de l’adoption. « La parentalité adoptive n’est pas une parentalité comme les autres, insiste Nathalie Parent, l’ex-présidente de la fédération Enfance & Familles d’adoption (EFA). Le profil des enfants adoptables va de plus en plus évoluer dans le sens des besoins spécifiques. Elle nécessite donc un accompagnement accru des familles sur toute la durée de l’agrément. » Dans ses associations départementales, EFA propose déjà ce type d’accompagnement pour rendre l’attente des candidats proactive. « Notre objectif est de mettre les parents dans la peau d’un enfant adopté, de repartir de ses besoins à lui et comprendre son parcours », explique Aurélie Sabatier, présidente d’EFA Loire-Atlantique. C’est le cas de Karine, notre célibataire de 48 ans à qui on a expliqué qu’elle ne pourrait pas adopter un·e pupille de l’État et qui attend depuis six ans : « Je me suis finalement dirigée vers l’international. Je ne désespère pas que ma candidature soit retenue au Pérou. Je continue d’y croire tout en me voyant vieillir. Mais si ça se trouve, je n’en verrai pas les fruits. »
1. Rapport sur la situation des pupilles de l’État à fin décembre 2018. Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), juin 2020.
2. Le nombre d’orphelin·es pupilles de l’État est anecdotique, les enfants orphelin·es étant généralement pris·es en charge par un membre de la famille.
3. Lors de notre enquête, Nathalie Parent était encore présidente. Anne Royal, d’EFA Haute-Loire, lui a depuis succédé.
4. Les prénoms ont été modifiés.
5. Enquête de l’association Adoption en solo auprès de ses membres, 2019.
Un docu, quatre vécus
C’est toi que j’attendais, de Stéphanie Pillonca, devrait, si les conditions sanitaires le permettent, sortir en salles en janvier 2021. Ce documentaire très touchant entremêle quatre parcours intimes. Ceux de deux couples adoptants : l’un en attente d’un enfant et qui finira par se voir confier une petite fille pupille de l’État, l’autre en cours de procédure d’agrément. Il raconte aussi l’incroyable histoire d’une femme qui a accouché sous X trente ans auparavant et recherche son enfant, ainsi que celle d’un homme né sous X en quête de sa mère biologique. Quatre histoires qui se font écho et questionnent de manière bouleversante la parentalité et la quête d’identité.