Un an après la mort en détention de Jina Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour quelques mèches de cheveux dépassant de son voile, Chowra Makaremi, dont le livre, "Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran", vient d’être publié aux éditions la Découverte, revient pour Causette sur l’année qui vient de s’écouler, et sur l’avenir d'une révolution qui ne faiblit pas, bien au contraire.
Le 16 septembre, cela fera un an très exactement, que Mahsa Amini, de son prénom kurde, Jina Mahsa Amini, est morte. L’étudiante iranienne d’origine kurde de 22 ans est morte à l’hôpital Kasra de Téhéran, trois jours après y être entrée dans le coma, transférée par la police des mœurs. Elle avait été arrêtée le 13 septembre 2022 pour quelques mèches de cheveux dépassant d’un foulard jugé « pas assez islamique ». De cette mort brutale et inexpliquée, est née un soulèvement féministe et social, un cri de colère et de liberté, une véritable révolution. Aussi vaste et puissante, qu’inédite.
Depuis, des milliers d’hommes et de femmes – de jeunes adolescents aussi – manifestent dans les rues, font grève, coupent leurs cheveux ou refusent encore de porter le voile, au prix de leur liberté, parfois au prix de leur vie. Et malgré une réponse brutale du régime islamique d’Ali Khamenei, qui a fait à ce jour au moins 500 mort·es et des milliers de prisonnier·ières, la résistance continue, au cri de « Femme ! Vie ! Liberté ! ».
Un an après l'embrasement, l’anthropologue du CNRS, spécialiste de l’Iran, de la violence et des migrations, Chowra Makaremi, dont le livre, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran, vient d’être publié aux éditions la Découverte, revient pour Causette sur l’année qui vient de s’écouler, et sur l’avenir d'une révolution et d'une colère qui ne cesse de tout consumer.
Causette : Un an après la mort de Jina Mahsa Amini. Où en est la contestation contre la République islamique d’Iran ?
Chowra Makaremi : Ce que disent les Iraniens, c’est qu’on ne peut pas faire rentrer le dentifrice dans le tube. Plus sérieusement, on entre dans une nouvelle ère. On a affaire à un effondrement des piliers du pouvoir iranien tel qu’il a existé pendant quarante ans. Maintenant, il faut voir comment cet ordre-là va se maintenir par sa force seule, puisque tout ce qui faisait sa légitimité, tout ce qui lui permettait de s’asseoir sur l’ordre social, de s’ancrer et de s’enraciner, s’est progressivement désarticulé. Le régime continue à vivre, certes, mais il n’y a plus cet ancrage qui lui a permis de se réinventer durant toutes ces années.
Il faut voir désormais quelle direction vont prendre les choses. Un an, c'est peu. Je ne sais absolument pas où on va en Iran, mais ce que je sais, c’est que la société iranienne est différente aujourd’hui. La peur est présente bien sûr, ce serait absurde de dire que ce n’est pas le cas, mais je pense que la lutte pour faire changer le régime est désormais claire pour tout le monde, et le voile en est devenu l’arme de lutte principale.
« Il y a une volonté très forte de transmettre la mémoire des luttes et de la résistance. »
Vous venez de publier le livre, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un soulèvement révolutionnaire en Iran, dans lequel vous racontez jour après jour et presque heure par heure cette révolution. Pourquoi ce choix ?
C.M. : Ce choix s’est imposé à moi. J’ai commencé à écrire tout de suite pour essayer de comprendre ce qu’il se passait. Au départ, j’ai écrit des notes pour moi-même, pour arriver à faire face à des images violentes, celle des premiers manifestants jugés le 12 novembre par exemple. Lorsque le 8 décembre, le premier manifestant a été exécuté, ça m’a permis de me rappeler que déjà en novembre, il y avait eu ce moment, la répression était déjà en marche. Il y avait aussi une volonté très forte de transmettre la mémoire des luttes et de la résistance. De montrer comment fonctionne la résistance et comment à un moment le féminisme peut devenir une lutte révolutionnaire. J’aurais pu le faire de façon académique avec des chapitres par thématique, mais la forme chronique me permettait d’emmener le lecteur avec moi. J’avais l’impression d’écrire quelque chose de l’ordre des milles et une nuit où finalement chaque jour déployait sa propre histoire. La dernière raison, c'est que cela m’a permis d’insister sur des événements qui, peut-être, ne feront pas date et qui en même temps sont très importants sur le coup. Je voulais faire un livre qui soit très collé aux faits pour essayer de saisir la micro-événementialité qui fait la texture des événements et donc de l’Histoire telle qu’elle est vécue à hauteur d’hommes et de femmes.
Parmi ces micro-événements, certains vous viennent d’emblée ?
C.M. : Il y a la mort de Mohammad Moradi, cet Iranien qui habitait à Lyon et qui s’est suicidé en janvier en se jetant dans le Rhône en geste d’appel à la solidarité. C’est un événement qui a du sens et pourtant peut-être que l’Histoire ne le retiendra pas.
« Le mouvement a forcément dû inventer des formes de solidarité, des passerelles dans une société qui était jusque-là très fragmentée »
Depuis un an, on a vu que la révolution s’est immiscée dans tous les secteurs et dans toutes les couches de la société iranienne. La contestation est passé d’un combat féministe à un mouvement de protestation global. Est-ce inédit ?
C.M. : Complètement. C’est une révolte innovante et inédite parce qu’aucun mouvement n’avait duré aussi longtemps jusqu’à présent. Pour s’installer dans la durée, il a forcément dû inventer des formes de solidarité, des passerelles dans une société qui était jusque-là très fragmentée. De 2017 à 2019, on avait vu des soulèvements populaires, mais ils étaient fragmentés et circonscrits à la jeunesse des quartiers populaires, des banlieues et des villes périphériques.
L’autre caractère inédit, c'est le discours révolutionnaire porté par des revendications d’égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi d’égalité des minorités ethniques et nationales.
Dans votre livre, vous rappelez le prénom kurde de Mahsa Amini qui est « Jina ». Ce dernier n’avait pas été enregistré à l’état civil, car l’administration iranienne interdit les prénoms kurdes parmi la multitude d’autres pratiques destinées à effacer cette culture nationale.
C.M. : Il y a en effet un racisme d’État en Iran qui se double d’une domination et d’une violence économique. L’enseignement du kurde est par exemple interdit tout comme les panneaux écrits dans cette langue dans l’espace public. C’est ce qui explique aussi que les franges pauvres et traditionnelles de la société iranienne se soient ralliées avec force au mouvement « Femme ! Vie ! Liberté ! », ils demandent la fin du régime.
Au Kurdistan plus particulièrement, il y a d’ailleurs une mémoire de la résistance vive, qui remonte à la révolution de 1979, où déjà des mouvements féministes s’étaient mobilisés contre les violences faites aux femmes. Cette révolution a nourri le soulèvement de 2022.
« Avant, le peuple demandait des réformes à l’intérieur du cadre de République islamique, aujourd’hui, ce qui est demandé, c'est un changement de régime. »
Au centre du mouvement révolutionnaire, un geste a beaucoup circulé, au point d’en devenir un symbole, même pour les hommes, celui du retrait du voile.
C.M. : Il ne faut pas oublier que la toute première loi qu'a fait passer Khomeini en mars 1979, c'est sur le voile obligatoire dans les lieux publics. Du jour au lendemain, les femmes perdaient une partie de leurs droits qu'elles avaient auparavant. Ce n’est qu’à partir des années 90, après la guerre d’Irak, que les tenues ont commencé à prendre un peu de légèreté. Le voile est resté, mais il s’est raccourci, il s’est coloré, et ça, c’était un premier mouvement de résistance des femmes. Ce qui est intéressant, je trouve, c’est que finalement aujourd’hui, quand les filles l’enlèvent dans la rue, c’est une façon de continuer la lutte, alors que les conditions sont extrêmement difficiles. Leur désobéissance renoue avec des pratiques de résistance plus anciennes. Sauf qu’avant, le peuple demandait des réformes à l’intérieur du cadre de République islamique, aujourd’hui, ce qui est demandé, c'est un changement de régime. C’est cet objectif qui est révolutionnaire.
En ce qui concerne l’escalade dans la répression policière des femmes, en avril dernier, la police avait annoncé le recours aux caméras de surveillance intelligentes pour faire respecter le port du voile dans l’espace public, les routes et les commerces. Les autorités iraniennes avaient pourtant annoncé la fin de la police des mœurs en décembre, sans donner plus de précisions.
C.M. : La supposée fin de la police des mœurs était une fake news qui a servi le pouvoir, car on a pu se dire “Ça y est le mouvement a obtenu quelque chose, il a gagné puisque la police des mœurs est abolie”. Non, ce que demande ce mouvement, c'est un renversement du pouvoir, un changement de régime.
Avant 2022, les femmes risquaient la prison, le fouet ou le centre de rééducation. Aujourd’hui, il y a tout un nouvel attirail, confiscation du véhicule ou du passeport, suspension de la carte bleue, des répressions qui les touchent au quotidien. On a l’impression d’un adoucissement parce que là où les coups de fouet sont une punition barbare extrêmement choquante, ces mesures semblent plus souples. Or, au quotidien, dans un contexte de crise économique, ne pas avoir de carte bancaire ou de voiture, c’est extrêmement incapacitant.
Tandis que les Iraniennes luttent au quotidien et grignotent petit à petit l’ordre établi, la répression les entrave au quotidien, sans faire de punition spectaculaire, mais en désactivant leur possibilité d’action et de vie normale. Parce que ce à quoi aspirent les Iraniens et les Iraniennes, c’est justement cette normalité.