01 Chowra Makaremi©Charlotte Krebs
©Charlotte Krebs

Un an de la mort de Jina Mahsa Amini : « La répres­sion entrave les ira­niennes au quo­ti­dien, en désac­ti­vant leur pos­si­bi­li­té d’action et de vie nor­male », condamne l'anthropologue Chowra Makaremi

Un an après la mort en déten­tion de Jina Mahsa Amini, arrê­tée par la police des mœurs pour quelques mèches de che­veux dépas­sant de son voile, Chowra Makaremi, dont le livre, "Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un sou­lè­ve­ment révo­lu­tion­naire en Iran", vient d’être publié aux édi­tions la Découverte, revient pour Causette sur l’année qui vient de s’écouler, et sur l’avenir d'une révo­lu­tion qui ne fai­blit pas, bien au contraire.

Le 16 sep­tembre, cela fera un an très exac­te­ment, que Mahsa Amini, de son pré­nom kurde, Jina Mahsa Amini, est morte. L’étudiante ira­nienne d’origine kurde de 22 ans est morte à l’hôpital Kasra de Téhéran, trois jours après y être entrée dans le coma, trans­fé­rée par la police des mœurs. Elle avait été arrê­tée le 13 sep­tembre 2022 pour quelques mèches de che­veux dépas­sant d’un fou­lard jugé « pas assez isla­mique ». De cette mort bru­tale et inex­pli­quée, est née un sou­lè­ve­ment fémi­niste et social, un cri de colère et de liber­té, une véri­table révo­lu­tion. Aussi vaste et puis­sante, qu’inédite.

Depuis, des mil­liers d’hommes et de femmes – de jeunes ado­les­cents aus­si – mani­festent dans les rues, font grève, coupent leurs che­veux ou refusent encore de por­ter le voile, au prix de leur liber­té, par­fois au prix de leur vie. Et mal­gré une réponse bru­tale du régime isla­mique d’Ali Khamenei, qui a fait à ce jour au moins 500 mort·es et des mil­liers de prisonnier·ières, la résis­tance conti­nue, au cri de « Femme ! Vie ! Liberté ! ».

Un an après l'embrasement, l’anthropologue du CNRS, spé­cia­liste de l’Iran, de la vio­lence et des migra­tions, Chowra Makaremi, dont le livre, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un sou­lè­ve­ment révo­lu­tion­naire en Iran, vient d’être publié aux édi­tions la Découverte, revient pour Causette sur l’année qui vient de s’écouler, et sur l’avenir d'une révo­lu­tion et d'une colère qui ne cesse de tout consumer.

Causette : Un an après la mort de Jina Mahsa Amini. Où en est la contes­ta­tion contre la République isla­mique d’Iran ?
Chowra Makaremi : Ce que disent les Iraniens, c’est qu’on ne peut pas faire ren­trer le den­ti­frice dans le tube. Plus sérieu­se­ment, on entre dans une nou­velle ère. On a affaire à un effon­dre­ment des piliers du pou­voir ira­nien tel qu’il a exis­té pen­dant qua­rante ans. Maintenant, il faut voir com­ment cet ordre-​là va se main­te­nir par sa force seule, puisque tout ce qui fai­sait sa légi­ti­mi­té, tout ce qui lui per­met­tait de s’asseoir sur l’ordre social, de s’ancrer et de s’enraciner, s’est pro­gres­si­ve­ment désar­ti­cu­lé. Le régime conti­nue à vivre, certes, mais il n’y a plus cet ancrage qui lui a per­mis de se réin­ven­ter durant toutes ces années.
Il faut voir désor­mais quelle direc­tion vont prendre les choses. Un an, c'est peu. Je ne sais abso­lu­ment pas où on va en Iran, mais ce que je sais, c’est que la socié­té ira­nienne est dif­fé­rente aujourd’hui. La peur est pré­sente bien sûr, ce serait absurde de dire que ce n’est pas le cas, mais je pense que la lutte pour faire chan­ger le régime est désor­mais claire pour tout le monde, et le voile en est deve­nu l’arme de lutte principale. 

« Il y a une volon­té très forte de trans­mettre la mémoire des luttes et de la résistance. »

Vous venez de publier le livre, Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d’un sou­lè­ve­ment révo­lu­tion­naire en Iran, dans lequel vous racon­tez jour après jour et presque heure par heure cette révo­lu­tion. Pourquoi ce choix ?
C.M. : Ce choix s’est impo­sé à moi. J’ai com­men­cé à écrire tout de suite pour essayer de com­prendre ce qu’il se pas­sait. Au départ, j’ai écrit des notes pour moi-​même, pour arri­ver à faire face à des images vio­lentes, celle des pre­miers mani­fes­tants jugés le 12 novembre par exemple. Lorsque le 8 décembre, le pre­mier mani­fes­tant a été exé­cu­té, ça m’a per­mis de me rap­pe­ler que déjà en novembre, il y avait eu ce moment, la répres­sion était déjà en marche. Il y avait aus­si une volon­té très forte de trans­mettre la mémoire des luttes et de la résis­tance. De mon­trer com­ment fonc­tionne la résis­tance et com­ment à un moment le fémi­nisme peut deve­nir une lutte révo­lu­tion­naire. J’aurais pu le faire de façon aca­dé­mique avec des cha­pitres par thé­ma­tique, mais la forme chro­nique me per­met­tait d’emmener le lec­teur avec moi. J’avais l’impression d’écrire quelque chose de l’ordre des milles et une nuit où fina­le­ment chaque jour déployait sa propre his­toire. La der­nière rai­son, c'est que cela m’a per­mis d’insister sur des évé­ne­ments qui, peut-​être, ne feront pas date et qui en même temps sont très impor­tants sur le coup. Je vou­lais faire un livre qui soit très col­lé aux faits pour essayer de sai­sir la micro-​événementialité qui fait la tex­ture des évé­ne­ments et donc de l’Histoire telle qu’elle est vécue à hau­teur d’hommes et de femmes.

Parmi ces micro-​événements, cer­tains vous viennent d’emblée ?
C.M. : Il y a la mort de Mohammad Moradi, cet Iranien qui habi­tait à Lyon et qui s’est sui­ci­dé en jan­vier en se jetant dans le Rhône en geste d’appel à la soli­da­ri­té. C’est un évé­ne­ment qui a du sens et pour­tant peut-​être que l’Histoire ne le retien­dra pas. 

« Le mou­ve­ment a for­cé­ment dû inven­ter des formes de soli­da­ri­té, des pas­se­relles dans une socié­té qui était jusque-​là très fragmentée »

Depuis un an, on a vu que la révo­lu­tion s’est immis­cée dans tous les sec­teurs et dans toutes les couches de la socié­té ira­nienne. La contes­ta­tion est pas­sé d’un com­bat fémi­niste à un mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion glo­bal. Est-​ce inédit ?
C.M. : Complètement. C’est une révolte inno­vante et inédite parce qu’aucun mou­ve­ment n’avait duré aus­si long­temps jusqu’à pré­sent. Pour s’installer dans la durée, il a for­cé­ment dû inven­ter des formes de soli­da­ri­té, des pas­se­relles dans une socié­té qui était jusque-​là très frag­men­tée. De 2017 à 2019, on avait vu des sou­lè­ve­ments popu­laires, mais ils étaient frag­men­tés et cir­cons­crits à la jeu­nesse des quar­tiers popu­laires, des ban­lieues et des villes péri­phé­riques.
L’autre carac­tère inédit, c'est le dis­cours révo­lu­tion­naire por­té par des reven­di­ca­tions d’égalité entre les femmes et les hommes, mais aus­si d’égalité des mino­ri­tés eth­niques et nationales.

Dans votre livre, vous rap­pe­lez le pré­nom kurde de Mahsa Amini qui est « Jina ». Ce der­nier n’avait pas été enre­gis­tré à l’état civil, car l’administration ira­nienne inter­dit les pré­noms kurdes par­mi la mul­ti­tude d’autres pra­tiques des­ti­nées à effa­cer cette culture natio­nale.
C.M. : Il y a en effet un racisme d’État en Iran qui se double d’une domi­na­tion et d’une vio­lence éco­no­mique. L’enseignement du kurde est par exemple inter­dit tout comme les pan­neaux écrits dans cette langue dans l’espace public. C’est ce qui explique aus­si que les franges pauvres et tra­di­tion­nelles de la socié­té ira­nienne se soient ral­liées avec force au mou­ve­ment « Femme ! Vie ! Liberté ! », ils demandent la fin du régime.
Au Kurdistan plus par­ti­cu­liè­re­ment, il y a d’ailleurs une mémoire de la résis­tance vive, qui remonte à la révo­lu­tion de 1979, où déjà des mou­ve­ments fémi­nistes s’étaient mobi­li­sés contre les vio­lences faites aux femmes. Cette révo­lu­tion a nour­ri le sou­lè­ve­ment de 2022.

« Avant, le peuple deman­dait des réformes à l’intérieur du cadre de République isla­mique, aujourd’hui, ce qui est deman­dé, c'est un chan­ge­ment de régime. »

Au centre du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, un geste a beau­coup cir­cu­lé, au point d’en deve­nir un sym­bole, même pour les hommes, celui du retrait du voile.
C.M. : Il ne faut pas oublier que la toute pre­mière loi qu'a fait pas­ser Khomeini en mars 1979, c'est sur le voile obli­ga­toire dans les lieux publics. Du jour au len­de­main, les femmes per­daient une par­tie de leurs droits qu'elles avaient aupa­ra­vant. Ce n’est qu’à par­tir des années 90, après la guerre d’Irak, que les tenues ont com­men­cé à prendre un peu de légè­re­té. Le voile est res­té, mais il s’est rac­cour­ci, il s’est colo­ré, et ça, c’était un pre­mier mou­ve­ment de résis­tance des femmes. Ce qui est inté­res­sant, je trouve, c’est que fina­le­ment aujourd’hui, quand les filles l’enlèvent dans la rue, c’est une façon de conti­nuer la lutte, alors que les condi­tions sont extrê­me­ment dif­fi­ciles. Leur déso­béis­sance renoue avec des pra­tiques de résis­tance plus anciennes. Sauf qu’avant, le peuple deman­dait des réformes à l’intérieur du cadre de République isla­mique, aujourd’hui, ce qui est deman­dé, c'est un chan­ge­ment de régime. C’est cet objec­tif qui est révolutionnaire. 

En ce qui concerne l’escalade dans la répres­sion poli­cière des femmes, en avril der­nier, la police avait annon­cé le recours aux camé­ras de sur­veillance intel­li­gentes pour faire res­pec­ter le port du voile dans l’espace public, les routes et les com­merces. Les auto­ri­tés ira­niennes avaient pour­tant annon­cé la fin de la police des mœurs en décembre, sans don­ner plus de pré­ci­sions.
C.M. : La sup­po­sée fin de la police des mœurs était une fake news qui a ser­vi le pou­voir, car on a pu se dire “Ça y est le mou­ve­ment a obte­nu quelque chose, il a gagné puisque la police des mœurs est abo­lie”. Non, ce que demande ce mou­ve­ment, c'est un ren­ver­se­ment du pou­voir, un chan­ge­ment de régime.
Avant 2022, les femmes ris­quaient la pri­son, le fouet ou le centre de réédu­ca­tion. Aujourd’hui, il y a tout un nou­vel atti­rail, confis­ca­tion du véhi­cule ou du pas­se­port, sus­pen­sion de la carte bleue, des répres­sions qui les touchent au quo­ti­dien. On a l’impression d’un adou­cis­se­ment parce que là où les coups de fouet sont une puni­tion bar­bare extrê­me­ment cho­quante, ces mesures semblent plus souples. Or, au quo­ti­dien, dans un contexte de crise éco­no­mique, ne pas avoir de carte ban­caire ou de voi­ture, c’est extrê­me­ment inca­pa­ci­tant.
Tandis que les Iraniennes luttent au quo­ti­dien et gri­gnotent petit à petit l’ordre éta­bli, la répres­sion les entrave au quo­ti­dien, sans faire de puni­tion spec­ta­cu­laire, mais en désac­ti­vant leur pos­si­bi­li­té d’action et de vie nor­male. Parce que ce à quoi aspirent les Iraniens et les Iraniennes, c’est jus­te­ment cette normalité.

Lire tous nos articles sur la révo­lu­tion en Iran

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.