Comment retrouver un semblant d’humanité dans un quotidien brisé par la guerre ? C’est la question que pose l’autrice ukrainienne Sofia Andrukhovych dans Tout ce qui est humain, publié le 11 octobre. Mêlant fragments de vies et réflexions personnelles, elle y raconte par petites touches la première année du conflit. À l’occasion de la sortie de son livre en France, Causette l’a rencontrée.
Causette : Vous avez commencé à écrire ce livre en février 2022, au début de l’invasion russe. Après un an et demi de conflit, quel est l’état d’esprit qui domine dans la population ukrainienne ?
Sofia Andrukhovych : D’un côté, il est évident que cette guerre a déjà pris beaucoup de force aux Ukrainiens, qu’elle a beaucoup changé la vie des gens. Je ne pense pas qu’il y ait une seule personne qui ait pu continuer à vivre comme par le passé. Beaucoup ont perdu leur maison, un proche… Et de plus en plus de gens meurent, tout simplement. Mais d’un autre côté, nous savions dès le début que nous devrions être patients et persévérants. Nous avons eu l’espoir que cette guerre ne dure pas. Il devient évident aujourd’hui qu’elle ne va pas s’arrêter dans un futur proche. C’est pour ça qu’il faut trouver des forces pour tenir, pour continuer à vivre et ne pas renoncer à ce que nous défendons.
Justement, comment se raccroche-t-on à l’avenir, à la vie, dans un quotidien marqué par la guerre ?
S. A. : Les ressources peuvent être multiples et chaque personne a les siennes. Par exemple en se retrouvant avec ses proches, en communiquant avec les autres. On peut observer que les gens se retrouvent encore plus volontiers entre eux, ils prennent du temps pour ça. Pour des petits plaisirs, des choses simples, parfois insignifiantes, qui nous rappellent en réalité comment peut être la vie normale. Beaucoup ont aussi trouvé davantage de sens dans leur travail. Et puis il y a beaucoup de bénévoles en Ukraine. Des gens qui sacrifient leurs obligations professionnelles pour aider ceux qui sont au front, qui ont perdu leur famille ou leur moyen de subsistance.
Vous écrivez que “toute l’Ukraine, loin de là, ne ressemble pas à un pays en guerre tel que les gens l’imaginent”. À quoi ressemble la vie en Ukraine aujourd’hui ?
S. A. : Quand j’ai écrit ça, j’avais en tête les images documentaires qui nous sont parvenues depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces images, ce sont les villes frontalières qui y ressemblent — puisque constamment bombardées et détruites. Mais, heureusement, toute l’Ukraine n’est pas comme ça. Il y a des villes où, malgré les destructions – car les missiles tombent, même dans les endroits les plus à l’ouest du pays – on continue à vivre. De prime abord, la vie paraît la même que dans d’autres villes européennes. Dans les grandes villes d’Ukraine, cette vie est même devenue plus éclatante qu’avant : les gens font plus d’activités, ils vont au restaurant, au théâtre, au cinéma… Plus qu’avant la guerre. Ça peut sembler étrange, mais je pense que c’est une réaction naturelle face au danger, à la conscience que tout peut s’arrêter à tout instant. C’est en cela que réside la principale différence entre notre imaginaire sur la guerre et la guerre elle-même.
La question de la culpabilité – celle d’avoir quitté le pays, celle de ne pas être sur le front, celle de continuer à vivre ou d’avoir survécu – traverse tout votre livre. Aujourd’hui, quel rapport entretenez-vous avec elle ?
S. A. : Quand commence la guerre, tout semble irrationnel, y compris la vie habituelle. C’est lié, justement, à cette culpabilité. Depuis tout ce temps, j’ai appris à mieux comprendre ce sentiment, qui relève de l’irrationnel. Car cette culpabilité qu’éprouvent beaucoup de gens en Ukraine est, en réalité, peu liée à la réalité. Mais, dès le départ, elle a été pour beaucoup une sorte de moteur. Lorsqu’elle est consciente et comprise, elle aide à trouver un moyen d’être actif, elle pousse à faire des choses que, peut-être, on n’aurait pas osé faire avant.
Ce sentiment de culpabilité apparaît toujours lorsque les gens souffrent, qu’ils sont témoins de pertes, du malheur des autres. Je pense que c’est aussi ce que doivent ressentir les gens d’autres pays lorsqu’ils observent ces événements qui ne dépendent pas d’eux. Mais cela conduit aussi à une sorte de sentiment commun, de responsabilité morale face à l’existence du mal. Et lorsqu’on parvient à trouver un moyen, aussi petit soit-il, pour rééquilibrer avec le bien, alors la culpabilité peut s’avérer très utile.
À la question de savoir comment est-ce que la guerre vous a changée, vous répondez que, si elle change quelque chose, de bon ou de mauvais, c’est en venant “approfondir ce qui existait déjà”. Autour de vous, comment les aspects lumineux de l’être humain se sont-ils manifestés, voire renforcés, au fil de la guerre ?
S. A. : Je sais que beaucoup d’Ukrainiens ont été impressionnés par leur propre capacité à s’unir, à agir ensemble, sans aucun ordre qui viendrait d’en haut. Cette unité, qui s’est manifestée dans les moments les plus critiques, est devenue une fierté. Et c’est aussi, jusqu’à présent, ce qui permet de ne pas perdre cette guerre. Il y a dans la population une capacité étonnante à se sacrifier, à sacrifier son bien-être, à donner son temps pour les autres, pour des gens auparavant inconnus. Mais ce n’est pas seulement les Ukrainiens : beaucoup d’Européens ont accueilli et accueillent encore des réfugiés d’Ukraine. Des amis m’ont raconté des histoires très touchantes. Ça aide à tenir.
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Parmi les fils conducteurs de votre livre, il y a vos déplacements en Europe, alors que la guerre a éclaté. Vous dites que, “par beaucoup d’aspects”, la situation de ceux qui ont quitté le pays vous semble “plus difficile”. En quoi ?
S. A. : De mon point de vue, ça aurait été beaucoup plus dur à vivre. Avant tout parce que j’aurais perdu le lieu qui m’inspire et qui est la source de mon travail d’écrivaine. Quand je me suis retrouvée loin de ma maison, de mon pays, de mes proches, je me suis sentie privée de beaucoup de possibilités de ressentir et de comprendre ce monde. J’imagine ce changement radical de vie que doivent traverser beaucoup de gens, surtout les femmes avec leurs enfants. Au moment même où elles ont vécu le choc de la violence – beaucoup avaient déjà une expérience terrible de guerre ou de perte – elles ont été obligées, très rapidement, d’aménager leur vie dans un pays inconnu, dans un monde et une réalité inconnue. Tout en étant séparées de leur socle.
Vous écrivez : “Je ne sais pas si je vais continuer à être écrivaine après la guerre.” En quoi la guerre a‑t-elle remis en cause votre rapport à l’écriture ?
S. A. : En fait, depuis le moment où j’ai écrit cette phrase, je suis devenue écrivaine de manière encore plus profonde qu’avant. Ça fait partie des choses qui s’approfondissent, dont nous parlions juste avant. Quand j’écrivais sur cette question, c’était le moment où la guerre apparaissait avec la plus grande netteté, justement parce qu’il y avait un très grand contraste entre la vie d’avant et son changement subit. Devant cet écart, les mots et l’écriture m’apparaissaient comme quelque chose d’absurde, sans force.
Puis il y a eu le processus d’écriture de ces textes — qui m’ont été commandés. Tous ont été précédés d’un temps très intense de vécu des événements. Des événements qui, au moment d’écrire, étaient donc digérés, transformés, juxtaposés avec d’autres événements, d’autres expériences, d’autres gens. C’est pourquoi ces textes sont davantage ancrés dans la réalité que tout ce que j’ai écrit avant. Je les ai vécus presque physiquement. Et quand ils ont été publiés, j’ai reçu des réactions : les gens y reconnaissaient des pensées, des idées, des souffrances identiques. Ils ressentaient une forme de soulagement. Après coup, j’ai réalisé que ces textes décrivaient une expérience commune.
Qu’est-ce que la guerre ne vous a pas pris ?
S. A. : [Elle réfléchit] par chance, elle ne m’a pas pris les personnes qui me sont les plus proches. Elle n’a pas pris ma maison. Elle ne m’a pas pris non plus ma foi en la complexité de l’être humain. Cet être qui essaie constamment de se détruire mais qui, en même temps, essaie constamment de se sauver et de sauver son prochain.
![Ukraine : “La guerre ne m'a pas pris ma foi en la complexité humaine” 2 Tout ce qui est humain](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/10/Tout-ce-qui-est-humain.jpeg)
Tout ce qui est humain, Sofia Andrukhovych, traduit par Irina Dmytrychyn. Bayard, 176 pages, 16 euros.