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Sofia Andrukhovych le 17 octobre 2023 à Paris - © Anne Vaudoyer

Ukraine : “La guerre ne m'a pas pris ma foi en la com­plexi­té humaine”

Comment retrou­ver un sem­blant d’humanité dans un quo­ti­dien bri­sé par la guerre ? C’est la ques­tion que pose l’autrice ukrai­nienne Sofia Andrukhovych dans Tout ce qui est humain, publié le 11 octobre. Mêlant frag­ments de vies et réflexions per­son­nelles, elle y raconte par petites touches la pre­mière année du conflit. À l’occasion de la sor­tie de son livre en France, Causette l’a rencontrée.

Causette : Vous avez com­men­cé à écrire ce livre en février 2022, au début de l’invasion russe. Après un an et demi de conflit, quel est l’état d’esprit qui domine dans la popu­la­tion ukrai­nienne ?
Sofia Andrukhovych : D’un côté, il est évident que cette guerre a déjà pris beau­coup de force aux Ukrainiens, qu’elle a beau­coup chan­gé la vie des gens. Je ne pense pas qu’il y ait une seule per­sonne qui ait pu conti­nuer à vivre comme par le pas­sé. Beaucoup ont per­du leur mai­son, un proche… Et de plus en plus de gens meurent, tout sim­ple­ment. Mais d’un autre côté, nous savions dès le début que nous devrions être patients et per­sé­vé­rants. Nous avons eu l’espoir que cette guerre ne dure pas. Il devient évident aujourd’hui qu’elle ne va pas s’arrêter dans un futur proche. C’est pour ça qu’il faut trou­ver des forces pour tenir, pour conti­nuer à vivre et ne pas renon­cer à ce que nous défendons. 

Justement, com­ment se raccroche-​t-​on à l’avenir, à la vie, dans un quo­ti­dien mar­qué par la guerre ?
S. A. : Les res­sources peuvent être mul­tiples et chaque per­sonne a les siennes. Par exemple en se retrou­vant avec ses proches, en com­mu­ni­quant avec les autres. On peut obser­ver que les gens se retrouvent encore plus volon­tiers entre eux, ils prennent du temps pour ça. Pour des petits plai­sirs, des choses simples, par­fois insi­gni­fiantes, qui nous rap­pellent en réa­li­té com­ment peut être la vie nor­male. Beaucoup ont aus­si trou­vé davan­tage de sens dans leur tra­vail. Et puis il y a beau­coup de béné­voles en Ukraine. Des gens qui sacri­fient leurs obli­ga­tions pro­fes­sion­nelles pour aider ceux qui sont au front, qui ont per­du leur famille ou leur moyen de subsistance. 

Vous écri­vez que “toute l’Ukraine, loin de là, ne res­semble pas à un pays en guerre tel que les gens l’imaginent”. À quoi res­semble la vie en Ukraine aujourd’hui ? 
S. A. : Quand j’ai écrit ça, j’avais en tête les images docu­men­taires qui nous sont par­ve­nues depuis la Seconde Guerre mon­diale. Ces images, ce sont les villes fron­ta­lières qui y res­semblent — puisque constam­ment bom­bar­dées et détruites. Mais, heu­reu­se­ment, toute l’Ukraine n’est pas comme ça. Il y a des villes où, mal­gré les des­truc­tions – car les mis­siles tombent, même dans les endroits les plus à l’ouest du pays – on conti­nue à vivre. De prime abord, la vie paraît la même que dans d’autres villes euro­péennes. Dans les grandes villes d’Ukraine, cette vie est même deve­nue plus écla­tante qu’avant : les gens font plus d’activités, ils vont au res­tau­rant, au théâtre, au ciné­ma… Plus qu’avant la guerre. Ça peut sem­bler étrange, mais je pense que c’est une réac­tion natu­relle face au dan­ger, à la conscience que tout peut s’arrêter à tout ins­tant. C’est en cela que réside la prin­ci­pale dif­fé­rence entre notre ima­gi­naire sur la guerre et la guerre elle-même.

La ques­tion de la culpa­bi­li­té – celle d’avoir quit­té le pays, celle de ne pas être sur le front, celle de conti­nuer à vivre ou d’avoir sur­vé­cu – tra­verse tout votre livre. Aujourd’hui, quel rap­port entretenez-​vous avec elle ? 
S. A. : Quand com­mence la guerre, tout semble irra­tion­nel, y com­pris la vie habi­tuelle. C’est lié, jus­te­ment, à cette culpa­bi­li­té. Depuis tout ce temps, j’ai appris à mieux com­prendre ce sen­ti­ment, qui relève de l’irrationnel. Car cette culpa­bi­li­té qu’éprouvent beau­coup de gens en Ukraine est, en réa­li­té, peu liée à la réa­li­té. Mais, dès le départ, elle a été pour beau­coup une sorte de moteur. Lorsqu’elle est consciente et com­prise, elle aide à trou­ver un moyen d’être actif, elle pousse à faire des choses que, peut-​être, on n’aurait pas osé faire avant. 
Ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té appa­raît tou­jours lorsque les gens souffrent, qu’ils sont témoins de pertes, du mal­heur des autres. Je pense que c’est aus­si ce que doivent res­sen­tir les gens d’autres pays lorsqu’ils observent ces évé­ne­ments qui ne dépendent pas d’eux. Mais cela conduit aus­si à une sorte de sen­ti­ment com­mun, de res­pon­sa­bi­li­té morale face à l’existence du mal. Et lorsqu’on par­vient à trou­ver un moyen, aus­si petit soit-​il, pour rééqui­li­brer avec le bien, alors la culpa­bi­li­té peut s’avérer très utile. 

À la ques­tion de savoir com­ment est-​ce que la guerre vous a chan­gée, vous répon­dez que, si elle change quelque chose, de bon ou de mau­vais, c’est en venant “appro­fon­dir ce qui exis­tait déjà”. Autour de vous, com­ment les aspects lumi­neux de l’être humain se sont-​ils mani­fes­tés, voire ren­for­cés, au fil de la guerre ? 
S. A. : Je sais que beau­coup d’Ukrainiens ont été impres­sion­nés par leur propre capa­ci­té à s’unir, à agir ensemble, sans aucun ordre qui vien­drait d’en haut. Cette uni­té, qui s’est mani­fes­tée dans les moments les plus cri­tiques, est deve­nue une fier­té. Et c’est aus­si, jusqu’à pré­sent, ce qui per­met de ne pas perdre cette guerre. Il y a dans la popu­la­tion une capa­ci­té éton­nante à se sacri­fier, à sacri­fier son bien-​être, à don­ner son temps pour les autres, pour des gens aupa­ra­vant incon­nus. Mais ce n’est pas seule­ment les Ukrainiens : beau­coup d’Européens ont accueilli et accueillent encore des réfu­giés d’Ukraine. Des amis m’ont racon­té des his­toires très tou­chantes. Ça aide à tenir.

Lire aus­si I Un an de guerre en Ukraine : accou­cher sous les bombes

Parmi les fils conduc­teurs de votre livre, il y a vos dépla­ce­ments en Europe, alors que la guerre a écla­té. Vous dites que, “par beau­coup d’aspects”, la situa­tion de ceux qui ont quit­té le pays vous semble “plus dif­fi­cile”. En quoi ?
S. A. : De mon point de vue, ça aurait été beau­coup plus dur à vivre. Avant tout parce que j’aurais per­du le lieu qui m’inspire et qui est la source de mon tra­vail d’écrivaine. Quand je me suis retrou­vée loin de ma mai­son, de mon pays, de mes proches, je me suis sen­tie pri­vée de beau­coup de pos­si­bi­li­tés de res­sen­tir et de com­prendre ce monde. J’imagine ce chan­ge­ment radi­cal de vie que doivent tra­ver­ser beau­coup de gens, sur­tout les femmes avec leurs enfants. Au moment même où elles ont vécu le choc de la vio­lence – beau­coup avaient déjà une expé­rience ter­rible de guerre ou de perte – elles ont été obli­gées, très rapi­de­ment, d’aménager leur vie dans un pays incon­nu, dans un monde et une réa­li­té incon­nue. Tout en étant sépa­rées de leur socle.

Vous écri­vez : “Je ne sais pas si je vais conti­nuer à être écri­vaine après la guerre.” En quoi la guerre a‑t-​elle remis en cause votre rap­port à l’écriture ?
S. A. : En fait, depuis le moment où j’ai écrit cette phrase, je suis deve­nue écri­vaine de manière encore plus pro­fonde qu’avant. Ça fait par­tie des choses qui s’approfondissent, dont nous par­lions juste avant. Quand j’écrivais sur cette ques­tion, c’était le moment où la guerre appa­rais­sait avec la plus grande net­te­té, jus­te­ment parce qu’il y avait un très grand contraste entre la vie d’avant et son chan­ge­ment subit. Devant cet écart, les mots et l’écriture m’apparaissaient comme quelque chose d’absurde, sans force. 

Puis il y a eu le pro­ces­sus d’écriture de ces textes — qui m’ont été com­man­dés. Tous ont été pré­cé­dés d’un temps très intense de vécu des évé­ne­ments. Des évé­ne­ments qui, au moment d’écrire, étaient donc digé­rés, trans­for­més, jux­ta­po­sés avec d’autres évé­ne­ments, d’autres expé­riences, d’autres gens. C’est pour­quoi ces textes sont davan­tage ancrés dans la réa­li­té que tout ce que j’ai écrit avant. Je les ai vécus presque phy­si­que­ment. Et quand ils ont été publiés, j’ai reçu des réac­tions : les gens y recon­nais­saient des pen­sées, des idées, des souf­frances iden­tiques. Ils res­sen­taient une forme de sou­la­ge­ment. Après coup, j’ai réa­li­sé que ces textes décri­vaient une expé­rience commune.

Qu’est-ce que la guerre ne vous a pas pris ?
S. A. : [Elle réflé­chit] par chance, elle ne m’a pas pris les per­sonnes qui me sont les plus proches. Elle n’a pas pris ma mai­son. Elle ne m’a pas pris non plus ma foi en la com­plexi­té de l’être humain. Cet être qui essaie constam­ment de se détruire mais qui, en même temps, essaie constam­ment de se sau­ver et de sau­ver son prochain.

Tout ce qui est humain

Tout ce qui est humain, Sofia Andrukhovych, tra­duit par Irina Dmytrychyn. Bayard, 176 pages, 16 euros.

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