Russie : la résis­tance dis­crète mais active des fémi­nistes anti-guerre

Depuis le début du conflit russo-​ukrainien, les groupes fémi­nistes et paci­fistes redoublent d’inventivité pour per­cer les bulles de pro­pa­gande et dis­til­ler leurs idées sous l’étendard du mou­ve­ment Feminist Anti War Resistance. Dépôt de fleurs sous les monu­ments aux morts, mes­sages sur les éti­quettes de super­mar­chés, mise en cir­cu­la­tion de pièces de mon­naies mar­quées « Non à la guerre » : tout est bon pour bous­cu­ler l’apathie de leur concitoyen·nes.

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Un billet sur lequel a été anno­té « Tout l'argent est allé à la guerre »
© chaîne Telegram Feminist Antiwar Resistance

Une chaîne Telegram, cette appli­ca­tion de mes­sa­ge­rie cryp­tée qui se pré­tend l’une des plus sûres au monde, comme il en existe tant d’autres. Sauf que les carac­tères en cyril­liques de celle-​ci, sui­vie par près de 30 000 per­sonnes, cachent des idées de résis­tance contre la guerre menée par la Russie en Ukraine. Affiches et billets de banque estam­pillés « нет войне » (« Non à la guerre »), habits de deuil et fleurs dépo­sées sous des sym­boles de guerres, rem­pla­ce­ment d'étiquettes par des mes­sages anti-​guerre dans les super­mar­chés… Ces idées sont pro­po­sées sur la conver­sa­tion par les coordinateur·rices du mou­ve­ment Feminist Anti War Resistance (FAR), à qui les militant·es peuvent trans­mettre leurs propres ini­tia­tives via un bot. Cette orga­ni­sa­tion décen­tra­li­sée regroupe des Russes situé·es un peu par­tout dans le pays et aux pro­fils très variés. « J’imagine que ce qui nous unit sont les idées fémi­nistes mais je ne serais pas sur­prise que des hommes ou des femmes conservateur·rices par­ti­cipent aus­si à nos actions » déclare Julia, membre de l’organisation. 

Des actes de résis­tance non sans risques : depuis le début de l'« opé­ra­tion spé­ciale », euphé­misme russe pour dési­gner le conflit en cours, qui­conque s'oppose à celle-​ci prend le risque de subir de lourdes sanc­tions. L'association OVD info recense, depuis le 24 février 2022 et l'invasion de l'Ukraine, 15 425 déten­tions en rap­port avec des mani­fes­ta­tions anti-guerre.

Résistance de pre­mière heure

Pendant que les chars de Poutine pénétrent en Ukraine, la résis­tance fémi­niste et paci­fique russe s’organise déjà de Kaliningrad à Vladivostok. Le 25 février der­nier, len­de­main de l'invasion, un mani­feste voit le jour. Écrit par la mili­tante Ella Rossman – socio­logue dans un centre de recherche bri­tan­nique spé­cia­liste de la place des femmes dans la socié­té russe, sovié­tique et post-​soviétique – et des ano­nymes, il dit entre autres ceci : « Le fémi­nisme, en tant que force poli­tique, ne peut pas être du côté de la guerre, sur­tout une guerre d'occupation. Le fémi­nisme défend le déve­lop­pe­ment de la socié­té, l'aide aux per­sonnes vul­né­rables, la mul­ti­pli­ca­tion des oppor­tu­ni­tés et des pers­pec­tives, la réduc­tion de la vio­lence et la coexis­tence paci­fique des per­sonnes. La guerre, c'est la vio­lence, la pau­vre­té, les migra­tions for­cées, les vies bri­sées, l'insécurité et la dis­pa­ri­tion des pers­pec­tives d'avenir. » Le texte met éga­le­ment en lumière l’aspect pro­fon­dé­ment patriar­cal de cette inva­sion, menée au nom des fameuses « valeurs tra­di­tion­nelles ». « Toute per­sonne capable de faire preuve d'esprit cri­tique com­prend bien en quoi [elles] consistent : elles sont fon­dées, entre autres, sur l'exploitation des femmes et la lutte contre celles dont le mode de vie, l'autodétermination et les acti­vi­tés vont au-​delà d'une norme patriar­cale étroite. »

Le mou­ve­ment fémi­niste et paci­fique a pris le nom de Feminist Anti War Resistance (FAR). « Nous ne sommes pas des révo­lu­tion­naires. Nous sommes la résis­tance », explique Julia Basmanova*. Cette chi­miste de 24 ans est née dans la capi­tale russe, a vécu toute sa vie dans ce qu’elle sur­nomme sa « ville pré­fé­rée au monde » mais s’est vue, comme beau­coup d’autres des coordinateur·rices du FAR, obli­gée de la quit­ter pour Chypre depuis un mois. Sans pour autant arrê­ter de mili­ter depuis Telegram. « Nous avons réa­li­sé que nous devions agir main­te­nant : c’était évident que notre gou­ver­ne­ment allait blo­quer tous les médias indé­pen­dants et arrê­ter tous ceux qui ose­raient mani­fes­ter dans les rues. Et c’est exac­te­ment ce qu’il s’est pas­sé. » Durant la jour­née des droits des femmes, le 8 mars pas­sé, des fémi­nistes ont mani­fes­té contre la guerre dans un peu moins d’une cen­taine de villes russes en dépo­sant des gerbes de fleurs sous les monu­ments dédiés à la Seconde guerre mon­diale. Celles-​ci ont rapi­de­ment été enle­vées par des poli­ciers mais l’idée conti­nue de faire des émules, à l’instar des autres ini­tia­tives de rébel­lion paci­fistes mises en place par les mili­tants du FAR. 

« The #women_​in_​black action conti­nues eve­ry Friday », informe la légende de ce post Instagram du compte Feminist Anti War Resistance. 
Un vieux problème

Julia attire l’attention sur une spé­ci­fi­ci­té de la socié­té russe : contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait pen­ser, la majo­ri­té de la popu­la­tion ne croit pas en la pro­pa­gande ser­vie par l’État. Celle-​ci n’a en fait même pas tant voca­tion à être cré­dible mais plu­tôt à créer une méfiance qui décou­rage l’action. « Notre pro­pa­gande est absurde. La télé­vi­sion natio­nale pré­tend par exemple que l'Ukraine a essayé de créer une arme bio­lo­gique visant les gènes russes et il existe des dizaines de ver­sions abra­ca­da­bran­tesques des rai­sons, toutes folles et stu­pides, pour les­quelles il était néces­saire d'attaquer l'Ukraine. Mais ce qui est impor­tant, c'est que ces infor­ma­tions stu­pides vous par­viennent de tous les coins. La réac­tion nor­male à cela est d'arrêter de lire les nou­velles et de consom­mer tout conte­nu poli­tique. "Ils sont tous stu­pides, je ne fais confiance à per­sonne et il est inutile de résis­ter car tout le monde sou­tient cette folie" – voi­là com­ment pense la majo­ri­té des Russes. En consé­quence, les gens s'excluent eux-​mêmes de toute forme de par­ti­ci­pa­tion poli­tique. » Le but du FAR est donc pré­ci­sé­ment d’arriver à faire res­sen­tir aux Russes qui ne seraient pas convaincu·es par le dis­cours éta­tique qu’ils ne sont pas seul·es et que d’autres se placent en oppo­si­tion à l’invasion de l’Ukraine. 

"Ils sont tous stu­pides, je ne fais confiance à per­sonne et il est inutile de résis­ter car tout le monde sou­tient cette folie" – voi­là com­ment pense la majo­ri­té des Russes. En consé­quence, les gens s'excluent eux-​mêmes de toute forme de par­ti­ci­pa­tion politique. »

Julia Basmanova
Désobéissance lour­de­ment punie 

Si dis­crète et paci­fiste soit-​elle, cette résis­tance n’est pas sans dan­ger. Une pro­cé­dure pénale a été ouverte contre Sasha Skochilenko, une musi­cienne de Saint-​Pétersbourg qui a échan­gé des éti­quettes de pro­duits de super­mar­ché avec des infor­ma­tions concer­nant le nombre de morts à Marioupol. Elle risque de 5 à 10 ans de pri­son. Quelques jours plus tôt, un homme avait lui aus­si été pour­sui­vi pour les mêmes rai­sons à Smolensk, ville située à 360 kilo­mètres à l’ouest de Moscou. Lui encour­rait alors jusqu’à trois ans de déten­tion. Quand il ne s'agit pas de peines d'emprisonnement, les résistant·es sont condamné·es à de lourdes amendes : tou­jours pour des échanges d'étiquettes, un résident de Toula s'est vu infli­gé 49 000 roubles (560 €) d’amende, soit plus du salaire médian de la région (36 700 roubles, 405€). Julia est consciente du péril qu’encourent les militant·es de ter­rain, elle-​même ne donne pas de détails sur ses agis­se­ments à ses proches. « Je leur dirai plus tard. Pour l'instant, c'est un risque pour eux. »

Elle se réjouit néan­moins du fait que « les actions [de résis­tance] sont de plus en plus mas­sives chaque jour et se déroulent dans toute la Russie. C'est un excellent résul­tat à mon avis. »

*pseu­do­nyme

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