Face aux résultats du scrutin de dimanche dernier, la politologue Dorota Dakowska* appelle à une euphorie prudente.
Les résultats des élections législatives qui se tenaient dimanche dernier donnent gagnante la coalition d'opposition face au parti populiste nationaliste Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis huit ans. Remportant la majorité des sièges du Parlement et du Sénat, l’opposition centriste pro-européenne fait miroiter aux Polonais·es un avenir loin de la politique conservatrice de son prédécesseur.
Causette : Depuis le dépouillement du scrutin, la victoire de l’opposition se lit partout dans la presse. Pourquoi, selon vous, faut-il émettre quelques réserves ?
Dorota Dakowska : On peut dire que les élections n’ont fait que des heureux parmi les quatre principaux partis en lice puisque chacun revendique la victoire et son entrée imminente au gouvernement ! La vérité est que le PiS remporte le plus de voix, mais que ce sont les trois partis de l’opposition démocratique qui obtiennent la majorité parlementaire. Cependant, il faut additionner les mandats de chacun de ces partis pour que ça puisse se faire. Il reste donc un peu de suspens aujourd’hui. Je pense que les médias en France ont un peu rapidement crié la victoire claire de l’opposition ; elle est là si on regarde les mandats, mais c’est au président de la République [Andrzej Duda, ndlr] que revient la charge de désigner un Premier ministre à qui il confiera la formation du gouvernement. Par fidélité à son parti, le PiS, il risque de désigner d’abord un chef de gouvernement qui en sera issu. Actuellement, on n’est pas tout à fait sûr de ce qui va se passer par la suite. Avec ce parti, on ne sait jamais.
Quelle menace représente ce parti nationaliste pour la population polonaise ?
D. D. : Ce parti a mis en œuvre sa politique depuis huit ans déjà. C’était surtout pour les droits de femmes qu’il était très répressif, puisque l’avortement est aujourd’hui interdit. Il y a également une répression directe envers les minorités. C’est un gouvernement qui est très hostile aux migrants, qui a un discours xénophobe, réduisant l’immigration à un risque pour les femmes, pour les mœurs et qui met au même niveau immigration et risque terroriste. Ce gouvernement conservateur avait aussi bien sûr un discours et des actions violemment discriminantes vis-à-vis des personnes LGBT.
Cette remontée de l’opposition est-elle en partie due à la volonté de la population de mettre fin à l’interdiction de l’avortement ?
D. D. : Je pense que ça a joué un rôle. Il y a eu, en 2016 en Pologne, beaucoup de protestations des femmes et des personnes qui les soutenaient, avec le mouvement La grève des femmes. De même qu’en 2020, après la décision du tribunal constitutionnel — très contesté — d’interdire l’avortement. Contesté puisqu’il était très politisé : les juges étaient nommés par le pouvoir en place. Ce tribunal a donc déclaré le compromis de 1993 en matière d’avortement (déjà très restrictif), illégal. Il n’a autorisé l’avortement qu’en cas de viol — encore faut-il le prouver — ou d’une grossesse qui représenterait un danger pour la vie et la santé de la femme, mais plus en cas de malformation congénitale du fœtus, alors que c’est ce cas de figure qui était à l’origine de l’immense majorité des avortements pratiqués en Pologne. Le nombre d’avortements est tombé de 1 000 à environ 200 par an, c’est-à-dire rien. Les conséquences étaient très directes aussi sur la vie et la santé des femmes puisque plusieurs d’entre elles — quelques dizaines — sont mortes faute d’avoir reçu des soins et d’avoir pu pratiquer un avortement thérapeutique. Ce qui a provoqué, à chaque fois, beaucoup de colère.
“Pour beaucoup de femmes, c’était devenu intolérable”
Une interdiction qui a pu mener à des conséquences plus lourdes encore ?
D. D. : Oui, il a été confirmé que certains médecins n’osaient pas pratiquer certains actes parce qu’ils avaient peur d’être mis en prison. Des interventions comme une stérilisation demandée par la femme lorsqu’elle souffrait d’endométriose étaient refusées. La fécondité avant tout. Il faut quand même rappeler que le gouvernement est allé jusqu’à créer un registre de grossesse pour, soi-disant, adapter les médicaments aux femmes, alors qu’on sait qu’il s’agissait aussi de vérifier si certaines grossesses ne se sont pas terminées avant-terme de manière peut-être pas complètement légale. Il est déjà arrivé à une femme qui a subi une fausse couche en allant aux toilettes qu’elle informe ses médecins et que des services de sécurité débarquent chez elle pour filtrer la fosse septique afin de vérifier si ça n’était pas un avortement. Pour beaucoup de femmes, c’était devenu intolérable.
La population polonaise est-elle si favorable à cette interdiction totale de l’IVG ?
D. D. : 80 % des Polonais étaient contre le durcissement de l’avortement. Ils trouvaient que le compromis de 1993, qui a rendu l’avortement déjà très limité, suffisait. Les Polonais n’étaient pas pour déclencher une guerre de civilisation contre les femmes, et c’est ça que le gouvernement PiS n’a pas su prendre en compte. On voit que les jeunes ont massivement voté durant ces dernières élections, ce qui n’était pas le cas avant. Les gens sont allés voter comme jamais, je dois dire que c’est un bon moment démocratique.
Face au suspense qui entoure le futur gouvernement depuis les résultats de dimanche, peut-on parler de victoire prudente pour l’opposition ?
D. D. : Il faut attendre l’issue complète de ces élections et, par la suite, il y a beaucoup à construire pour l’opposition. Je dirais que le PiS va s’accrocher au pouvoir. Ils n’ont toujours pas vraiment reconnu leur défaite, ils continuent à clamer leur victoire même si ça va contre le bon sens et l’arithmétique. À un moment donné, il faudra qu’ils se rendent à l’évidence. Peut-être que ce discours sert juste à gagner du temps, voler encore tout l’argent qu’ils peuvent, à bien bétonner leurs fondations patriotiques, nationalistes, voire à détruire certains documents. Il faut quand même surveiller. Le président du PiS, Jaroslaw Kaczynski, a dit qu’on pouvait encore s’attendre à des événements intéressants. Il a peut-être raison, des événements intéressants, ou plus justement inquiétants, peuvent survenir d’ici un ou deux mois.
Pour l’heure, quels sentiments ressortent de ce scrutin ?
D. D. : Il y a une ambiance comparable à celle de 1989 [l’effondrement du régime communiste polonais à la suite des élections], une sorte de joie, d’espoir énorme.
* Dorota Dakowska est professeure de science politique à Sciences Po Aix et membre honoraire de l’Institut universitaire de France.