Le parquet de Padoue conteste la validité d’actes de naissance avec deux mères, établis depuis 2017. Une attaque frontale faite à ces familles, qui était pourtant prévisible.
Emanuela, 46 ans, fume d’une main. De l’autre, elle tient fébrilement une feuille blanche. Une lettre recommandée. « Elle est arrivée ce matin », lâche- t-elle en recrachant la fumée. La mère de famille redoutait ce moment depuis des semaines. Elle savait aussi qu’elle n’avait aucune chance d’y échapper. Le courrier vient du parquet de Padoue, en Vénétie. Il conteste l’acte de naissance de ses jumeaux, conçus par procréation médicalement assistée (PMA) en Allemagne il y a trois ans avec sa compagne, Roberta, et nés dans cette ville du nord de l’Italie. Roberta a mis l’enfant au monde. Pour la magistrature, c’est elle la seule et unique mère. Emanuela risque d’être purement et simplement déchue de ses droits parentaux. Avec des conséquences potentielles qui lui donnent le vertige. Ses deux fils qui portent leurs deux noms se trouveraient amputés du sien. Plus moyen de voyager avec eux ou de prendre une décision qui concerne leur santé sans autorisation explicite de la mère “légale”. Et le décès de Roberta ferait de ses enfants des orphelins. Une trentaine d’autres familles se retrouvent dans la même situation ubuesque.
Emanuela n’a pourtant eu aucune difficulté particulière à reconnaître ses fils auprès de la mairie de Padoue, et à devenir officiellement leur deuxième mère. Mais c’est une fleur que lui a faite la commune. Un peu de contexte : en Italie, si les unions civiles de couples de même sexe sont légales depuis 2016, ces derniers ne peuvent pas adopter, ou avoir recours à une PMA ou une gestation pour autrui (GPA). Comme bien d’autres Européens, certain·es partent à l’étranger pour fonder une famille. Quid, ensuite, de leur statut parental dans la Botte ? « Rien n’a été prévu, il y a un véritable vide juridique sur ce point, qui est laissé à l’appréciation des maires », reconnaît Antonio Vercellone, professeur de droit privé à l’université de Turin.
Un vide juridique
Concrètement, trois cas de figure. L’Italie retranscrit directement l’acte de naissance des enfants des couples de femmes qui ont suivi leur parcours de PMA et donné naissance à l’étranger. Elles deviennent alors, sans discuter, les deux mères légales.
Dans les deux autres situations possibles, les couples d’hommes qui ont eu recours à une GPA ou les couples de femmes qui ont accouché sur le sol italien, le choix fait est celui de l’adoption par le compagnon ou la compagne du parent biologique, les parents biologiques étant l’homme qui a donné son sperme et la femme qui a accouché. Mais, en l’absence de textes clairs, certaines mairies décident de prendre des raccourcis. « Elles ont alors commencé à reconnaître les deux mères directement, même lorsque les enfants étaient nés sur le sol italien, continue Antonio Vercellone. Une sorte d’acte militant. » À Padoue, Sergio Giordani, le maire centre-gauche, accepte ainsi dès son élection en 2017 d’inscrire les noms des deux mères sur chaque document officiel. Même résolution de communes progressistes comme Bologne, Turin ou Milan.
Mais ça, c’était avant. En mars dernier, le gouvernement de Giorgia Meloni [dirigé par l’extrême droite, ndlr] durcit le ton après la dernière décision en date de la Cour de cassation : en décembre 2022, elle avait jugé que dans le cas d’une gestation pour autrui, seul le père biologique serait reconnu.
Dans une circulaire adressée aux préfets, le ministre de l’Intérieur demande alors aux maires de ne plus reconnaître automatiquement le “parent 2” des couples homoparentaux. Des villes comme Milan suspendent cette pratique, à contrecœur. Pour la procureure du parquet de Padoue, Valeria Sanzari, « un acte de naissance enregistré avec deux mères va à l’encontre de la loi et des avis de la Cour de cassation. » Et elle se montre particulièrement zélée en remontant dans le temps, et en contestant des actes signés dès 2017 par la ville. En tout, trente-trois. Les mères concernées reçoivent la notification par voie postale, au compte-gouttes, depuis la fin du mois de juin. Un supplice chinois. « Évidemment, nous sommes toutes en contact, et nous nous tenons au courant, explique Vanessa, 35 ans, qui vient tout juste de réceptionner la sienne. Chaque jour, il y a celles qui l’ont reçue, celles qui l’attendent encore et surveillent leur boîte aux lettres. C’est un peu comme recevoir des nouvelles du front. »
Le chemin de croix de l’adoption
Les audiences se tiendront à partir de novembre. Vanessa et Laura, sa compagne, viennent à peine d’endormir Noah, leur fils de 2 ans. Assises côte à côte sur leur canapé, soudées, elles parlent à voix basse pour ne pas le réveiller. « C’est Laura qui a accouché, mais c’est moi qui ai donné mon ovule. Ça ne change rien, regrette Vanessa, qui dit vivre la situation comme une profonde injustice. » Seule solution pour elle pour regagner sa place de mère, si la justice tranchait en sa défaveur : recommencer depuis le début et suivre le chemin semé d’embûches de l’adoption. Une perspective qui lui donne des sueurs froides. « Adopter l’enfant de son conjoint dure des années et coûte cher, dit avec rage la jeune femme. Sans parler de l’épuisement moral. Ça signifie aussi subir les visites d’assistantes sociales et de psys pour évaluer ma compétence de mère. En plus, le dernier mot reviendrait à un juge qui aurait toute latitude pour s’opposer à mon adoption. » À en croire Antonio Vercellone, l’objectif de cette opération légale est avant tout politique : « Il s’agit principalement de mettre les homosexuels en position d’accéder à la parentalité par le biais de procédures laborieuses et très intrusives. » Ambiance.
Parole, parole
La décision du parquet de Padoue intervient sous le gouvernement de droite nationaliste de Giorgia Meloni, qui a fait sa campagne électorale sur la défense de la famille traditionnelle et la criminalisation de la GPA. Cette bombe pour leur vie de famille, Laura ne l’avait pas vraiment vue arriver. « Il y a les mots et il y a les faits, souffle-t-elle. Nous, on pensait que ça resterait de la propagande. Quand on a compris qu’ils parlaient sérieusement, on a commencé à prendre peur. » Massimo Prearo est chercheur en sciences politiques à l’université de Vérone, spécialiste des questions LGBTQA+ et antigenre. Lui n’a jamais cru à une simple posture idéologique, destinée à caresser une partie de l’électorat dans le sens du poil. « Je pense, au contraire, que ce qui arrive à ces familles est le fruit d’une stratégie politique claire, d’un travail réalisé par les partis de la droite radicale italienne et par Fratelli d’Italia [le parti de Giorgia Meloni] en particulier avec les associations pro-vie et antigenre », explique-t-il.
Pour lui, l’attaque faite à ces couples de femmes est la première offensive contre la communauté LGBTQA+, mais probablement pas la dernière. « Un certain nombre de questions sont à l’agenda politique, ajoute-t-il. Dont celle de l’autodétermination du genre et de la reconnaissance des droits des personnes transgenres à l’école. Des tentatives d’actions légales ont déjà été amorcées contre les écoles inclusives. »
Emanuela, en tout état de cause, ne compte rien lâcher. « Je ne suis pas très optimiste. Ils sont capables de tout. Mais on ne va pas leur rendre la tâche facile, affirme-t-elle en écrasant énergiquement sa cigarette. On usera de tous les recours possibles. S’il le faut, on ira jusqu’à la Cour européenne ».