Chaque week-end, les membres du premier club indien de motocyclisme féminin sillonnent, sur des deux-roues mythiques, les routes du pays. Au-delà des sensations fortes, ces motardes revendiquent leur droit à l’aventure et à l’autonomie. Un défi dans une société patriarcale.
Tous feux allumés, la Harley-Davidson glisse sous le portique d’un péage de New Delhi, la capitale indienne, et vire de bord pour s’arrêter sur le bas-côté. Il est 6 h 30, ce samedi matin d’hiver. La mégalopole aux 29 millions d’habitant·es s’éveille et le soleil se fraye un chemin à travers un brouillard de pollution. Juchée sur la bécane, une silhouette androgyne : casque et blouson, jean et bottes rigides. Un fanion de l’armée de l’air s’agite à l’arrière du deux-roues, piqué entre les sacoches de cuir. Six ou sept motos sont déjà garées le long de la route, au lieu de rendez-vous. Royal Enfield, Triumph, Ducati… le gratin des grosses cylindrées indiennes et internationales, avec leurs allures de guêpes d’acier, bombées et étincelantes. « Ma Harley, c’est un modèle d’entrée de gamme, mais je l’adore pour sa puissance et sa stabilité », frime Jyoti Mehta, sa propriétaire, une fois qu’elle a mis pied à terre. Cette brune aux cheveux courts, 36 ans, a déboursé 550 000 roupies, soit près de 7000 euros, pour s’offrir le seul engin de la marque assez surélevé pour survivre aux dos- d’âne et nids-de-poule du pays. La voiture ? Très peu pour elle. « Conduire une bagnole, c’est comme regarder un film, assène-t-elle. Quand tu conduis une moto, c’est toi qui joues dedans. » Keffieh au cou et Ray-Ban sur le nez, Nandita Das, 42 ans, acquiesce, lyrique : « Tu déconnectes du monde. Tu ne fais plus qu’un avec la route. »
Bousculer les préjugés
Jyoti est militaire, Nandita femme au foyer. D’autres sont naturopathes, esthéticiennes ou informaticiennes. Peu de choses les rapprochent si ce n’est qu’elles appartiennent au premier club de motocyclisme indien réservé aux femmes. Les Bikerni – contraction de « motard » en anglais et du suffixe qui féminise certains noms en hindi – ont vu le jour en 2011, près de Mumbai (anciennement Bombay). Elles revendiquent aujourd’hui autour de cinq cents membres, dont une quarantaine à Delhi. Le week-end, ces amoureuses de puissants deux-roues embarquent pour des rides à l’assaut des grands axes du pays, des périphs des métropoles aux sentiers mythiques de l’Himalaya. En dehors de leur groupe, les motardes sont quasi invisibles sur les routes indiennes. À Delhi, ville brouillonne et congestionnée dont les artères débordent de véhicules en tout genre, les Bikerni les estiment à quelques centaines seulement.
L’Inde, où les élections législatives ont reconduit les nationalistes hindous à la tête du pays, en mai, a un problème avec les femmes. Sa société, farouchement patriarcale, cultive la préférence pour les garçons et entrave encore les libertés des filles. Les violences à leur égard sont endémiques. Le viol et le meurtre d’une étudiante de New Delhi*, en 2012, ont traumatisé le pays. Le métro de la capitale réserve un wagon aux passagères pour les isoler des harceleurs et, hors du cœur des villes, il est encore rare de voir des femmes se déplacer seules. Les motardes, elles, envoient valdinguer peurs et préjugés.
Il est 7 heures, Jyoti siffle le départ. La bande enfile gants et genouillères, puis fait ronfler les moteurs. Cap sur l’autoroute d’Agra, la ville du Taj Mahal. Elles sont onze à s’élancer sur l’asphalte. Sagement rangée sur la file de gauche, la moto noire modèle Avenger de Nandita trace à 70 km/heure. Elle peste à la vue d’un motard qui la double à vive allure. Derrière lui, son épouse assise en amazone, sari oblige, et un bambin coincé entre eux deux. « Ils pourraient au moins mettre un casque au petit ! »
En Inde, l’amour des deux-roues est souvent une histoire de famille. Motos et scooters sont des objets phares des foyers, peu équipés en voitures. Entre 2017 et 2018, seuls 3,3 millions de véhicules particuliers ont été immatriculés contre 20 millions de deux-roues, selon la Société des constructeurs automobiles indiens. « J’avais 10 ans quand mon père m’a appris à changer un pneu, se souvient Shabnam Akram, 54 ans, fondatrice de l’antenne des Bikerni à Delhi. Il voulait que je puisse me débrouiller sans dépendre sans cesse d’un mécanicien. » Son père était un homme « ouvert d’esprit, en avance sur son temps ». À la naissance de Shabnam, il avait organisé une fête pour montrer au quartier sa fierté d’avoir une deuxième fille, contrairement à ce que ses proches escomptaient. Shabnam a eu de la chance, car beaucoup de familles font obstacle à la passion des motardes. Pour celles-là, la moto reste un sport de mecs, inconvenant pour une femme qui risque sa vie en s’aventurant sur les routes.
Jasmine Kaur a 23 ans, le visage poupon et des cheveux si longs qu’ils lui caressent les chevilles. Les Bikerni la surnomment Raiponce, comme la princesse de Disney à l’interminable tignasse. En 2017, Jasmine a commencé à conduire en cachette la moto de ses copains. « Ils se pointaient en bas de chez moi à 4 heures du matin et je descendais faire un tour dessus pendant que ma famille dormait », se souvient-elle. Comme la plupart des Indiens célibataires, Jasmine vit chez ses parents. Un soir, au dîner, la jeune femme a fini par leur annoncer qu’elle comptait s’acheter une moto. « Mon père a d’abord cru que je voulais un vélo. Puis que je plaisantais. Quand il a compris, il s’est arrêté net de manger. » Le paternel tente alors de négocier : elle pourrait en emprunter une, le temps que cette lubie lui passe. « J’ai dû avouer que je conduisais déjà depuis un an et que ma passion était intacte… » Ses parents ont fini par la soutenir dans sa nouvelle activité, mais elle doit mendier leur feu vert pour participer aux escapades des Bikerni. Puisqu’ils n’autorisent pas les voyages les plus longs, Jasmine s’invente des week-ends entre amis imaginaires pour se faire la belle à moto. « J’ai beaucoup menti, souffle-t-elle. J’espère un jour ne plus avoir à le faire. » Jasmine n’a qu’une sœur. Elle ignore si ses parents se seraient montrés moins protecteurs avec un fils motard. « Mais il est vrai qu’en Inde les femmes sont censées se conformer à certains codes et celles qui y dérogent sont mal vues, observe-t-elle. Mes parents me disent : “Toi, on te fait confiance, mais pas au reste du monde”. »
Quand les filles se marient, le contrôle de l’époux et de la belle-famille peut prendre le relais de celui des parents. « Mon conjoint m’a prévenue : “Ne dis pas à ma mère que tu fais de la moto !” » confie en rigolant Cherry Wasal, 32 ans. Cette femme au foyer s’estime chanceuse de vivre dans une famille « nucléaire », c’est-à-dire avec son conjoint et leurs enfants, mais sans ses beaux-parents, qui peuvent ainsi moins s’immiscer dans sa vie. Un schéma familial minoritaire en Inde. Le mari de Cherry lui interdit toutefois les périples de plusieurs centaines de kilomètres. La trentenaire assure s’en satisfaire. « Il me soutient quand même, affirme-t-elle. Il m’a offert mon Avenger pour mon anniversaire et m’a dit : “Elle est à toi”. Il n’y touche pas. »
Quand les familles sont trop hostiles au hobby des motardes, Shabnam leur rend visite. Avec son style de matriarche BCBG, cheveux poivre et sel et collier de perles, elle dissipe les fantasmes. Certains Indiens associent la moto aux gangs façon Hells Angels. « Mon look parle de lui-même, dit en riant la quinqua, à la tête d’un studio de design. En Inde, nous sommes tout sauf un groupe antisocial. On est une force positive. »
Objet de curiosité
La route s’extrait peu à peu de Delhi et file à travers des champs entrecoupés des squelettes de résidences de standing en construction. Au passage des bikeuses, des camionneurs se tordent le cou pour suivre l’échappée. Un ado sort le buste par la vitre d’une portière pour immortaliser la scène. Le défi des Bikerni est aussi de conquérir un espace dans lequel leur présence, sans hommes à leurs côtés, semble toujours insolite. Quand Shabnam a commencé à conduire sa propre moto, en 1991, c’est après avoir été harcelée sexuellement à un arrêt de bus. « Cela m’arrivait souvent, mais ce jour-là, se remémore-t-elle, c’était la fois de trop. Je n’ai plus jamais pris les transports en commun. » Sur leurs montures, les motardes sont libres de leurs mouvements et pratiquer à plusieurs les aide à gagner en confiance.
En tête de groupe, Ankita Arora, lovée contre sa Ducati Monster écarlate, est difficile à louper. À 27 ans, elle est arrivée au rendez-vous perchée sur des talons de 10 centimètres, en blouson ajusté bleu métallique et foulard fleuri. Sa moto, dont elle caresse amoureusement la coque, est de loin la plus imposante. Ses copines se relaient pour des selfies à califourchon sur la roue avant. « Dans la société indienne, les gens se demandent comment une fille peut conduire une Ducati, ironise-t-elle. Ils se disent : “Ses talons vont racler le sol !” Mais je suis comme ça, moi, une motarde à talons hauts. » Elle mène souvent la chevauchée et briefe l’équipe avant le départ. « Si des hommes nous harcèlent ou essaient de faire la course, mieux vaut ne pas réagir. On attend de s’arrêter au feu pour leur dire : “C’est quoi votre problème ? On a les mêmes droits que vous.” On vit dans une société patriarcale, mais on revendique notre place dans la sphère publique. » Il arrive aussi que des hommes lèvent le pouce à leur passage ou les applaudissent. Arrivées au Highway Masala, la cantine d’autoroute où s’achève leur sortie du jour, les bikeuses garent leurs montures devant le bâtiment rouge brique. Mains croisées dans le dos, Dilip Bhalerao rôde autour des machines, l’air admiratif. « Formidable, c’est formidable ! murmure, dans sa moustache blanche, ce retraité, grand aficionado de motos. Il y a dix ans, c’était inconcevable de voir des femmes conduire ces engins. Je suis si fier d’elles. »
Émancipation et autonomie
En attendant de conquérir les routes pour de bon, les motardes savourent la transformation intime que leur hobby leur procure. Elles parlent d’« empowerment », d’une prise de conscience nouvelle de leurs capacités. Geeta Batra, 38 ans, se souvient d’une excursion fantastique : dix-sept heures de route non-stop jusqu’à Manali, dans les montagnes du nord de l’Inde. « J’ai toujours été jalouse des motards, raconte-t-elle, pendant que ses consœurs grillent une cigarette. J’ai ça en moi. Si je vois les hommes faire quelque chose, je veux me prouver que je peux faire pareil. Maintenant que je m’y suis mise, je me sens mieux. J’ai l’impression de jouer dans la même ligue qu’eux. » Jasmine, alias princesse Raiponce, s’absente souvent plusieurs semaines pour son travail de réalisatrice dans l’audiovisuel. Elle vit parfois mal le retour chez ses parents, le contrôle de ses sorties, et voit la moto comme une échappatoire. « C’est le médium qui me permet de me retrouver seule avec moi-même, résume-t-elle, et me rappelle que personne ne devrait prendre de décisions à ma place. » Pour Shabnam, la bécane est une boussole pour s’orienter dans l’existence. Un petit ami ou un fiancé désapprouve votre passion pour la moto ? Fuyez, conseille-t-elle toujours aux plus jeunes. « C’est un excellent moyen de savoir si un homme vous soutiendra ou non dans d’autres choix de votre vie. »
Parmi leurs plus beaux exploits, les Bikerni ont gravi le col de Khardung La, la plus haute route carrossable au monde, aux portes de l’Himalaya. Épreuve intense, mais ô combien gratifiante ! « Rouler en montagne demande une concentration folle. On passe des heures à regarder six ou sept mètres devant soi, insiste Shabnam. C’est stressant, mais quand on arrive en haut, la sensation est incroyable. Les sommets ont tous une forme et une couleur uniques. »
Comme dans une boîte de Pandore, chaque rêve réalisé en déclenche un autre. Shabnam s’est mis en tête de rejoindre l’Inde en deux-roues depuis Londres, après un détour par l’Asie du Sud-Est, avec d’autres bikeuses quinquagénaires. Elles cherchent 10 millions de roupies, soit 127 000 euros, pour financer leur périple. Pour l’heure, les marques de moto n’ont pas donné suite à leur demande de soutien. Une nouvelle embûche se présente sur leur chemin : le jeunisme. « Les constructeurs préfèrent sponsoriser des jeunes hommes plutôt que des “mamies” comme nous, soupire Shabnam. Mais on espère justement prouver aux femmes que tout ne s’arrête pas à 50 ans. Dans ma tête, j’ai toujours 15 ans et je suis bien décidée à continuer à vivre. »
* La jeune femme de 23 ans avait été violée par six hommes, le 16 décembre 2012, dans un bus de New Delhi. Torturée par ses agresseurs, elle est morte peu après des suites de ses blessures. Son meurtre a suscité une immense vague d’indignation et mis en lumière l’ampleur des violences faites aux femmes dans la société indienne.