Guerre en Ukraine : que peut-​on attendre de la jus­tice inter­na­tio­nale à l’égard de Poutine ?

Après l’invasion de l’Ukraine, les bom­bar­de­ments, les mas­sacres et viols à Boutcha puis Borodyanka ont pla­cé l’agression russe à un autre niveau : celui de « crimes de guerre », a décla­ré Emmanuel Macron début avril. D’après le pré­sident ukrai­nien, Volodymyr Zelensky, et son homo­logue amé­ri­cain, Joe Biden, il s’agit même d’un « géno­cide ». Si les pays de l’Otan ont déblo­qué des aides finan­cières impor­tantes, reste un sen­ti­ment d’impuissance face à l’horreur des actes per­pé­trés. Dernier espoir qui sub­siste pour rendre jus­tice au peuple ukrai­nien : juger et punir les res­pon­sables des crimes, Vladimir Poutine au pre­mier plan. Mais est-​ce vrai­ment envisageable ?

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Vladimir Poutine © Wikimedia commons

Cécile Coudriou

Présidente d’Amnesty International France

« Des mil­liers de per­sonnes tra­vaillent à la col­lecte de preuves de crimes de guerre en Ukraine. Des civils, la pro­cu­reure ukrai­nienne, des ONG, des enquê­teurs de la Cour pénale inter­na­tio­nale (CPI) et ceux du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sont mobi­li­sés pour docu­men­ter les faits afin de pou­voir qua­li­fier les crimes.
Amnesty International a envoyé sur le ter­rain des cher­cheurs, experts notam­ment en arme­ment, afin d’analyser des indices, frag­ments de bombes, impacts de frappes aériennes, et recueillir des témoi­gnages. Une autre équipe enquête à dis­tance depuis le tout début du conflit pour éta­blir des faits, authen­ti­fier des pho­tos et vidéos sur les réseaux sociaux, notam­ment en les croi­sant avec des images satel­lites. L’établissement d’un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal de la CPI peut prendre des années, mais ces enquêtes menées en temps réel donnent de l’espoir. On pour­ra tra­duire Vladimir Poutine et d’autres res­pon­sables dans la chaîne de com­man­de­ment devant la jus­tice inter­na­tio­nale à deux condi­tions : si on a suf­fi­sam­ment de preuves “béton” de crimes de guerre, des res­pon­sa­bi­li­tés et, sur­tout, si les États coopèrent. Quarante-​deux États ont d’ores et déjà sai­si la CPI pour qu’elle enquête, c’est inédit. On peut donc envi­sa­ger qu’un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal soit lan­cé dans un délai rai­son­nable. Mais cela ne signi­fie pas que Poutine sera immé­dia­te­ment arrê­té et empri­son­né. Il ne peut pas être arrê­té en Russie, car ce pays n’a pas rati­fié le sta­tut de Rome et ne recon­naît donc pas la CPI. Par ailleurs, cette cour n’a pas de moyens de police et ne peut donc pas se rendre sur place pour cette arrestation. »

Anne-​Laure Chaumette

Maîtresse de confé­rences en droit inter­na­tio­nal à l’université Paris Nanterre

« Il y a extrê­me­ment peu de pos­si­bi­li­tés que Poutine soit jugé. Ce serait pos­sible s’il quit­tait le pou­voir, qu’il voya­geait en Europe, qu’il était arrê­té et que les États euro­péens excluaient sa pos­sible immu­ni­té. Ça fait beau­coup de “si”. Une autre option, pro­po­sée par le juriste Philippe Sands, consis­te­rait à créer un tri­bu­nal ad hoc consa­cré à l’agression russe en Ukraine. Mais ce type de juri­dic­tion est ins­tau­ré par le Conseil de sécu­ri­té des Nations unies, où la Russie jouit d’un droit de veto… Quant aux com­mis­sions “Vérité et récon­ci­lia­tion”, comme il y a eu en Afrique du Sud, elles concernent géné­ra­le­ment les conflits internes, lorsque des vic­times vivent avec leurs bour­reaux au sein d’un même pays, ce qui n’est pas le cas ici. En revanche, on pour­rait atteindre les res­pon­sables mili­taires russes.
De nom­breux États euro­péens pré­voient dans leur Code pénal une “com­pé­tence uni­ver­selle”, laquelle per­met à leurs juri­dic­tions de juger une per­sonne qui a com­mis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité à l’étranger, si elle se trouve sur leur ter­ri­toire. Cette pers­pec­tive va res­treindre la liber­té de mou­ve­ment de tous ces res­pon­sables. Certains auteurs de crimes en Syrie, en 2011, se sont dit qu’ils pou­vaient de nou­veau voya­ger au bout d’un moment et sont arri­vés en Allemagne ou en France ces der­nières années. Mais dès l’instant qu’ils se sont trou­vés sur le ter­ri­toire, ils ont pu être arrê­tés. L’exercice de la jus­tice inter­na­tio­nale sup­pose d’avoir pu, après le recueil des preuves pour l’enquête, iden­ti­fier les accu­sés et orga­ni­ser l’arrestation. Ce qui peut durer de longues années. »

Bénédicte Jeannerod

Directrice France de Human Rights Watch

« Ce sont les enquêtes [celles de la jus­tice ukrai­nienne et de la Cour pénale inter­na­tio­nale, ndlr] qui défi­nissent jusqu’où remonte la chaîne de com­man­de­ment dans ces crimes et donc, le niveau de res­pon­sa­bi­li­té des accu­sés.
De notre côté, nous sui­vons la situa­tion en Ukraine depuis 2014. Nous avons déjà pro­duit pas mal de docu­men­ta­tion sur les exac­tions, les vio­la­tions des droits humains et du droit inter­na­tio­nal huma­ni­taire. Depuis l’invasion russe, nous avons envoyé, en plus, une équipe “crise et conflit”. Il s’agit de “cher­cheurs” – tra­duc­tion de resear­chers – qui se déploient de manière très rapide sur le ter­rain et sont char­gés de faire des inter­views avec des vic­times ou témoins d’exactions, des méde­cins, des juristes… toute per­sonne pou­vant appor­ter des élé­ments. D’autres membres de HRW sont aus­si pré­sents dans les pays limi­trophes pour les pro­blé­ma­tiques de réfu­giés. Un labo­ra­toire d’enquête numé­rique com­plé­mente ce tra­vail de ter­rain en croi­sant les élé­ments recueillis à par­tir d’images satel­lites, des réseaux sociaux, etc. Et nous avons enfin une divi­sion “arme” : des spé­cia­listes qui aident à défi­nir quel type de maté­riel a été uti­li­sé. Dans les pays subis­sant de graves conflits comme le Yémen, la Syrie, l’Éthiopie ou l’Afghanistan, nos cher­cheurs et cher­cheuses tra­vaillent en per­ma­nence. Tout ce tra­vail est public et peut être uti­li­sé, dans le cas de l’Ukraine, par la Cour pénale inter­na­tio­nale ou la pro­cu­reure ukrai­nienne. Mais avant d’en arri­ver à un juge­ment, c’est donc très long. Si on prend l’exemple de Radovan Karadzic, ancien chef des Serbes de Bosnie, ça a pris vingt-​cinq ans. En République cen­tra­fri­caine, où un pro­cès a lieu en ce moment, cela a pris vingt ans. Vingt ans éga­le­ment au Rwanda. »

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