Après l’invasion de l’Ukraine, les bombardements, les massacres et viols à Boutcha puis Borodyanka ont placé l’agression russe à un autre niveau : celui de « crimes de guerre », a déclaré Emmanuel Macron début avril. D’après le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et son homologue américain, Joe Biden, il s’agit même d’un « génocide ». Si les pays de l’Otan ont débloqué des aides financières importantes, reste un sentiment d’impuissance face à l’horreur des actes perpétrés. Dernier espoir qui subsiste pour rendre justice au peuple ukrainien : juger et punir les responsables des crimes, Vladimir Poutine au premier plan. Mais est-ce vraiment envisageable ?
![Guerre en Ukraine : que peut-on attendre de la justice internationale à l’égard de Poutine ? 1 421px Vladimir Putin April 2020 cropped](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/05/421px-Vladimir_Putin_April_2020_cropped.jpg)
Cécile Coudriou
Présidente d’Amnesty International France
« Des milliers de personnes travaillent à la collecte de preuves de crimes de guerre en Ukraine. Des civils, la procureure ukrainienne, des ONG, des enquêteurs de la Cour pénale internationale (CPI) et ceux du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sont mobilisés pour documenter les faits afin de pouvoir qualifier les crimes.
Amnesty International a envoyé sur le terrain des chercheurs, experts notamment en armement, afin d’analyser des indices, fragments de bombes, impacts de frappes aériennes, et recueillir des témoignages. Une autre équipe enquête à distance depuis le tout début du conflit pour établir des faits, authentifier des photos et vidéos sur les réseaux sociaux, notamment en les croisant avec des images satellites. L’établissement d’un mandat d’arrêt international de la CPI peut prendre des années, mais ces enquêtes menées en temps réel donnent de l’espoir. On pourra traduire Vladimir Poutine et d’autres responsables dans la chaîne de commandement devant la justice internationale à deux conditions : si on a suffisamment de preuves “béton” de crimes de guerre, des responsabilités et, surtout, si les États coopèrent. Quarante-deux États ont d’ores et déjà saisi la CPI pour qu’elle enquête, c’est inédit. On peut donc envisager qu’un mandat d’arrêt international soit lancé dans un délai raisonnable. Mais cela ne signifie pas que Poutine sera immédiatement arrêté et emprisonné. Il ne peut pas être arrêté en Russie, car ce pays n’a pas ratifié le statut de Rome et ne reconnaît donc pas la CPI. Par ailleurs, cette cour n’a pas de moyens de police et ne peut donc pas se rendre sur place pour cette arrestation. »
Anne-Laure Chaumette
Maîtresse de conférences en droit international à l’université Paris Nanterre
« Il y a extrêmement peu de possibilités que Poutine soit jugé. Ce serait possible s’il quittait le pouvoir, qu’il voyageait en Europe, qu’il était arrêté et que les États européens excluaient sa possible immunité. Ça fait beaucoup de “si”. Une autre option, proposée par le juriste Philippe Sands, consisterait à créer un tribunal ad hoc consacré à l’agression russe en Ukraine. Mais ce type de juridiction est instauré par le Conseil de sécurité des Nations unies, où la Russie jouit d’un droit de veto… Quant aux commissions “Vérité et réconciliation”, comme il y a eu en Afrique du Sud, elles concernent généralement les conflits internes, lorsque des victimes vivent avec leurs bourreaux au sein d’un même pays, ce qui n’est pas le cas ici. En revanche, on pourrait atteindre les responsables militaires russes.
De nombreux États européens prévoient dans leur Code pénal une “compétence universelle”, laquelle permet à leurs juridictions de juger une personne qui a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité à l’étranger, si elle se trouve sur leur territoire. Cette perspective va restreindre la liberté de mouvement de tous ces responsables. Certains auteurs de crimes en Syrie, en 2011, se sont dit qu’ils pouvaient de nouveau voyager au bout d’un moment et sont arrivés en Allemagne ou en France ces dernières années. Mais dès l’instant qu’ils se sont trouvés sur le territoire, ils ont pu être arrêtés. L’exercice de la justice internationale suppose d’avoir pu, après le recueil des preuves pour l’enquête, identifier les accusés et organiser l’arrestation. Ce qui peut durer de longues années. »
Bénédicte Jeannerod
Directrice France de Human Rights Watch
« Ce sont les enquêtes [celles de la justice ukrainienne et de la Cour pénale internationale, ndlr] qui définissent jusqu’où remonte la chaîne de commandement dans ces crimes et donc, le niveau de responsabilité des accusés.
De notre côté, nous suivons la situation en Ukraine depuis 2014. Nous avons déjà produit pas mal de documentation sur les exactions, les violations des droits humains et du droit international humanitaire. Depuis l’invasion russe, nous avons envoyé, en plus, une équipe “crise et conflit”. Il s’agit de “chercheurs” – traduction de researchers – qui se déploient de manière très rapide sur le terrain et sont chargés de faire des interviews avec des victimes ou témoins d’exactions, des médecins, des juristes… toute personne pouvant apporter des éléments. D’autres membres de HRW sont aussi présents dans les pays limitrophes pour les problématiques de réfugiés. Un laboratoire d’enquête numérique complémente ce travail de terrain en croisant les éléments recueillis à partir d’images satellites, des réseaux sociaux, etc. Et nous avons enfin une division “arme” : des spécialistes qui aident à définir quel type de matériel a été utilisé. Dans les pays subissant de graves conflits comme le Yémen, la Syrie, l’Éthiopie ou l’Afghanistan, nos chercheurs et chercheuses travaillent en permanence. Tout ce travail est public et peut être utilisé, dans le cas de l’Ukraine, par la Cour pénale internationale ou la procureure ukrainienne. Mais avant d’en arriver à un jugement, c’est donc très long. Si on prend l’exemple de Radovan Karadzic, ancien chef des Serbes de Bosnie, ça a pris vingt-cinq ans. En République centrafricaine, où un procès a lieu en ce moment, cela a pris vingt ans. Vingt ans également au Rwanda. »