Hier soir, c’était soirée copines, en ville. On a parlé politique, élections. On s’est échauffées, du coup, on a eu soif et on n’a pas vu passer les bouteilles.
À minuit, devant l’impossibilité de reprendre la voiture, je commence à héler les taxis en regardant mes amies pianoter sur leur smartphone pour commander un carrosse via des applications. Étourdie par la fièvre électorale et les vapeurs d’alcool, je les traite de traîtresses néolibérales qui participent à la précarisation de la société. Elles se moquent, préfèrent « maîtresses » très libérales, font claquer des fouets imaginaires et s’évaporent dans la nuit.
Maintenant, je suis seule sur l’avenue, les rares taxis ont mis leur lumière rouge et j’ai très envie de faire pipi. Alors, du bout des doigts, je piétine piteusement ma conscience politique et me lance dans le téléchargement d’une application VTC. Je m’y prends à trois fois pour rentrer mon numéro de Carte bleue, j’invente un mot de passe dont je ne me souviendrai jamais et, soudain, tout devient simple. « Ça » me dit bonjour, me propose et je dispose.
Rachid arrive dans quatre minutes, j’ai son numéro de téléphone, celui de son immatriculation et le prix de la course. Sur mon écran, je surveille le petit rectangle noir qui avance vers moi, il est à deux minutes, une. Rachid est là. Il a une tête de gamin. Il m’appelle par mon prénom. Il m’invite à boire de l’eau et à manger des bonbons. On vient de la même banlieue, on papote. Je lui demande s’il fait « ça » depuis longtemps, il me dit qu’il a déjà fait 5 236 courses. Qu’il travaille avec plusieurs applications. J’avale un bonbon de travers, je m’étouffe, je bois un coup d’eau. Je baragouine en suçotant que ces applicachions sont danzereuses, qu’elles partichipent à la casse d’un chystème de protection sociale.
Rachid ne se vexe pas, il sourit gentiment, il me dit « oui oui, vous avez sûrement raison, mais en attendant, j’ai un travail et je suis mon propre patron ». Je tourne sept fois la langue dans ma bouche et en profite pour décoller un bout de bonbon. Il m’explique que trouver un boulot pour les jeunes de « par chez nous », c’est compliqué, surtout quand on s’appelle Rachid. Je réponds qu’il fait de la caricature, que la France n’est pas vraiment un pays raciste. Là, c’est lui qui s’étouffe. Il me demande si j’ai bien écouté les discours de certain·es candidat·es. Je m’enflamme aussitôt et j’entreprends de lui démontrer que je suis depuis toujours une femme très engagée. Même que mes copines m’appellent souvent Arlette. Il ne sait pas qui c’est. J’ai trois cheveux blancs qui poussent.
En arrivant devant chez moi, Rachid, qui m’a écoutée poliment lui expliquer le syndicalisme en buvant son eau et en mangeant tous ses bonbons, me demande de ne pas oublier de lui mettre une bonne note. Je rigole à la blague, lui réponds que je ne suis pas sa maîtresse et qu’on n’est pas encore en dictature.
À peine ma porte refermée, un message s’affiche sur mon portable, c’est l’application qui me rappelle de noter Rachid. C’était pas une blague.
Je me sens toute barbouillée. Sûrement les bonbons.