p3521805
© DEEPOL by plainpicture/Martin Israelsson

Arlette à VTC

Hier soir, c’était soi­rée copines, en ville. On a par­lé poli­tique, élec­tions. On s’est échauf­fées, du coup, on a eu soif et on n’a pas vu pas­ser les bouteilles.

À minuit, devant l’impossibilité de reprendre la voi­ture, je com­mence à héler les taxis en regar­dant mes amies pia­no­ter sur leur smart­phone pour com­man­der un car­rosse via des appli­ca­tions. Étourdie par la fièvre élec­to­rale et les vapeurs d’alcool, je les traite de traî­tresses néo­li­bé­rales qui par­ti­cipent à la pré­ca­ri­sa­tion de la socié­té. Elles se moquent, pré­fèrent « maî­tresses » très libé­rales, font ­cla­quer des fouets ima­gi­naires et s’évaporent dans la nuit. 

Maintenant, je suis seule sur l’avenue, les rares taxis ont mis leur lumière rouge et j’ai très envie de faire pipi. Alors, du bout des doigts, je pié­tine piteu­se­ment ma conscience poli­tique et me lance dans le télé­char­ge­ment d’une appli­ca­tion VTC. Je m’y prends à trois fois pour ren­trer mon numé­ro de Carte bleue, j’invente un mot de passe dont je ne me sou­vien­drai jamais et, sou­dain, tout devient simple. « Ça » me dit bon­jour, me pro­pose et je dispose. 

Rachid arrive dans quatre minutes, j’ai son numé­ro de télé­phone, celui de son imma­tri­cu­la­tion et le prix de la course. Sur mon écran, je sur­veille le petit rec­tangle noir qui avance vers moi, il est à deux minutes, une. Rachid est là. Il a une tête de gamin. Il m’appelle par mon pré­nom. Il m’invite à boire de l’eau et à man­ger des bon­bons. On vient de la même ban­lieue, on papote. Je lui demande s’il fait « ça » depuis long­temps, il me dit qu’il a déjà fait 5 236 courses. Qu’il tra­vaille avec plu­sieurs appli­ca­tions. J’avale un bon­bon de tra­vers, je m’étouffe, je bois un coup d’eau. Je bara­gouine en suço­tant que ces appli­ca­chions sont dan­ze­reuses, qu’elles par­ti­chipent à la casse d’un chys­tème de pro­tec­tion sociale.

Rachid ne se vexe pas, il sou­rit gen­ti­ment, il me dit « oui oui, vous avez sûre­ment rai­son, mais en atten­dant, j’ai un tra­vail et je suis mon propre patron ». Je tourne sept fois la langue dans ma bouche et en pro­fite pour décol­ler un bout de bon­bon. Il m’explique que trou­ver un bou­lot pour les jeunes de « par chez nous », c’est com­pli­qué, sur­tout quand on s’appelle Rachid. Je réponds qu’il fait de la cari­ca­ture, que la France n’est pas vrai­ment un pays raciste. Là, c’est lui qui s’étouffe. Il me demande si j’ai bien écou­té les dis­cours de certain·es candidat·es. Je m’enflamme aus­si­tôt et j’entreprends de lui démon­trer que je suis depuis tou­jours une femme très enga­gée. Même que mes copines m’appellent sou­vent Arlette. Il ne sait pas qui c’est. J’ai trois che­veux blancs qui poussent.

En arri­vant devant chez moi, Rachid, qui m’a écou­tée poli­ment lui expli­quer le syn­di­ca­lisme en buvant son eau et en man­geant tous ses bon­bons, me demande de ne pas oublier de lui mettre une bonne note. Je rigole à la blague, lui réponds que je ne suis pas sa maî­tresse et qu’on n’est pas encore en dictature. 

À peine ma porte refer­mée, un ­mes­sage s’affiche sur mon por­table, c’est l’application qui me rap­pelle de noter Rachid. C’était pas une blague.

Je me sens toute bar­bouillée. ­Sûre­ment les bonbons. 

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.