Elle a connu l’explosion du vinyle, l’arrivée du numérique, la fin des disquaires… Agnès, c’est une vie entière dans l’industrie musicale, dont vingt ans aux archives sonores d’une major. C’est là que, dans l’ombre, elle s’attache à conserver et à répertorier pas moins d’un siècle de l’histoire de la musique.
« Je suis entrée à l’usine Pathé-Marconi, à Chatou (Yvelines), en 1977, quand j’avais 18 ans, pour un job d’été. Là-bas, on fabriquait des 33-tours et des 45-tours. Quand j’ai vu comment on pouvait faire sortir du son avec cette pâte qui ressemblait à de la guimauve, j’ai trouvé ça extraordinaire. L’usine tournait 24 heures sur 24. C’était du travail à la chaîne : on nous donnait des vinyles, qu’on devait mettre dans des pochettes blanches. Il fallait aller très vite. Je suis restée quelques semaines, et puis j’ai arrêté.
J’ai passé mon CAP d’employée de bureau et, l’année suivante, j’ai reçu une proposition d’embauche de Pathé-Marconi [qui appartenait au groupe EMI, ndlr]. J’ai fait un peu de mise en pochette, puis, rapidement, on m’a proposé d’intégrer le bureau des commandes, qui était en train de se créer. C’était l’époque des premiers ordinateurs. On était douze filles et on a appris sur le tas. Par la suite, on s’est mises à travailler avec des représentants qui allaient voir les disquaires à travers la France. C’était très familial, et ça bougeait beaucoup. On recevait énormément de commandes, l’activité était florissante, les artistes venaient… C’était l’une des plus belles époques.
En 1986, certains services, dont les commandes, ont déménagé dans le Val‑d’Oise – où se trouvent les archives sonores actuelles. Et puis, en 1992, l’usine de Chatou a fermé définitivement – elle a ensuite été démolie [en 2004]. Ça a été dramatique. Il y a eu des manifs incroyables, des grèves, l’usine a été occupée. À ce moment-là, beaucoup de choses ont été détruites, jetées… et puis c’est resté comme ça. Par la suite, certaines personnes ont réussi à rapatrier ce qui a pu être sauvé, et on a commencé à archiver à ce moment-là. Il fallait débiter, car il y avait des conteneurs entiers de produits (cassettes, CD…) qui arrivaient. Moi, je travaillais encore au bureau des commandes. Avec le temps, j’étais devenue amie avec certains disquaires. Mais eux aussi ont commencé à fermer. Je me souviens du jour où l’un d’eux m’a dit : “Quand j’ai vu un chariot, dans un centre commercial, avec un baril de lessive et un CD d’Annie Cordy, je me suis dit que mon métier était mort.”
Je suis arrivée aux archives d’EMI en 2002, dans cet endroit qu’on appelle le “bunker”. C’est un lieu très sécurisé, avec des murs très épais, sans fenêtres. La climatisation fonctionne continuellement – c’est pour ça qu’il fait froid –, car la température ne doit pas dépasser 18 °C pour la conservation. Il y a de tout ici. Là, par exemple, on a les anciens 45-tours : Tino Rossi, Luis Mariano, Pink Floyd… À côté, ce sont les bandes originales de films français et étrangers. Ça, ce sont les produits spéciaux, les coffrets. Certains sont devenus des pièces de collection. Comme cette intégrale d’Édith Piaf, c’est un accordéon dans lequel sont glissés plein de CD, un objet superbe.
« Là, on a les 45-tours : Tino Rossi, Luis Mariano, Pink Floyd… À côté, ce sont les bandes originales de films. Ça, ce sont les coffrets. Certains sont devenus des pièces de collection. »
Ici, dans ces rayonnages, ce sont les bandes analogiques, les originaux qui ont permis de faire des disques. J’en ai trouvé certaines avec des petits cœurs, des fleurs, d’autres où il est marqué “pause”… Parce qu’à l’époque, quand les artistes enregistraient, les gens de l’orchestre étaient payés au quart d’heure ou à la demi-heure et quand ils faisaient une pause cigarette, ils l’indiquaient sur la feuille d’enregistrement, avec leurs initiales. À côté, c’est l’archivage des DVD. Et à l’étage, il y a plein de produits que je dois encore trier. C’est là, aussi, qu’on conserve les affiches, les photos d’artistes… Depuis peu, on archive également les disques d’or et les récompenses. Récemment, j’ai même reçu le costume de scène d’Aya Nakamura aux NRJ Music Awards. Et ça, c’est un phonographe de 1913, qui servait à écouter et à lire les paroles des chansons. Il y a vraiment des choses incroyables ici, comme ces très vieilles fiches de fabrication des années 1930, avec cette écriture magnifique…
Mon travail, c’est de référencer et d’archiver. Malgré le numérique, tout est conservé physiquement, aussi bien les masters que les produits finis (ceux qui sont commercialisés). Par exemple, là, c’est le service nouveautés, c’est-à-dire les sorties du moment de Warner Music France [qui a racheté une partie d’EMI en 2013]. Je vérifie les références, puis je rentre toutes les informations dans la base de données. C’est ce qui permet, ensuite, de retrouver les documents. Il y a 1 000 mètres carrés d’archives, avec des rayonnages de 3 mètres de hauteur, donc toute la journée, je monte, je descends de mon escabeau… Je peux être sollicitée par une personne du siège pour retrouver le master d’un album parce qu’elle en a besoin pour le numériser, ressortir un coffret ou l’envoyer à un studio. Régulièrement, une navette, la “diligence”, vient récupérer les produits pour les ramener au siège. Je travaille aussi avec le service juridique : à partir des feuilles de production – qui sont un peu les pièces d’identité des vinyles –, je vais pouvoir retrouver la date de sortie d’un titre, vérifier si c’est bien un Pathé, etc. On a aussi des demandes pour des télés, des journaux, des projets d’exposition ou des chercheurs qui viennent consulter des documents.
Aujourd’hui, les gens se rendent compte de l’importance des archives. À l’époque, c’était un peu le service fourre-tout. Mais depuis 2013, elles ont vraiment été mises en avant. C’est une reconnaissance. Et une responsabilité, aussi. Tout ça, ce ne sont pas seulement des disques, c’est tout un patrimoine. Moi qui ai travaillé toute ma vie dans la musique, dans cette entreprise, je me sens chez moi. Je vais bientôt partir à la retraite et je me dis que je vais laisser derrière moi mon empreinte, mon écriture, des tas de choses… Je n’ai pas vu le temps passer. Juste une énorme évolution du monde de la musique. »