Il y a près de cent cinquante ans, elle a tenté de crever le plafond de verre en se présentant à la présidentielle américaine. Retour sur une femme au destin hors du commun, qui a payé au prix fort sa volonté de s’affranchir des carcans de l’époque.
![Victoria Woodhull, première candidate à la Maison-Blanche 1 hs9 victoria woodhull wikimedia](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2019/03/hs9-victoria-woodhull-wikimedia.jpg)
« Un jour, j’occuperai la Maison-Blanche. » La légende veut que cette phrase ait été prononcée par une Victoria alors enfant, depuis le porche de la masure familiale, à Homer, au fin fond de l’Ohio, durant la seconde moitié du XIXe siècle. La prophétie ne se réalisera pas, mais Victoria Woodhull, née Claflin, restera pour toujours la première Américaine à s’être présentée pour diriger le pays. À une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote.
La candidature d’Hillary Clinton à la présidentielle de 2017 avait replacé cette femme exceptionnelle sous les feux de l’actualité. Mais si nombre de biographies lui ont été consacrées au fil du temps, elle reste largement méconnue. « Les Américains ne la connaissent pas. Et quand ils la connaissent, ils ont d’elle une image fausse, raconte Judith Dann, professeure de civilisation au Columbus State University College et passionnée de Woodhull. Je viens d’Homer aussi, et même ici elle a une réputation abominable. Quand les gens apprennent que je travaille sur elle, ils sont choqués et évoquent une femme aux mœurs décadentes. » Judith Dann avoue avoir elle-même radicalement changé d’avis en effectuant ses recherches. « Quand je pense à sa famille, à ses premières années, aux horreurs qu’elle a traversées et au courage avec lequel elle les a surmontées, cela me bouleverse. »
D’ensorcelantes courtières
Victoria naît en 1838 d’une mère en proie à des crises mystiques et d’un père charlatan que ses voisins finiront par bouter hors de la ville. Très tôt, elle cultive l’art de captiver les foules : les enfants adorent ses récits tirés de la Bible et ses histoires d’Indiens. Elle a une complice en la personne de sa petite sœur Tennessee, dont elle restera proche sa vie durant. Toutes deux ne vont presque jamais à l’école, mais mettent en avant des dons de médium dont leur père se sert pour empocher quelques dollars. Des dons qu’elles entretiendront jusqu’à la fin de leur vie.
Victoria a 15 ans lorsqu’elle rencontre son premier époux, Canning Woodhull, un alcoolique coureur de jupons. Deux enfants naissent, dont un garçon lourdement handicapé. « Cela explique peut-être son combat pour les droits des enfants », avance Judith Dann. Très vite, elle divorce (un scandale, déjà), puis épouse un colonel. Mais elle a d’autres ambitions, des luttes à mener. Direction New York, la ville de tous les possibles.
La rencontre avec le magnat des chemins de fer Cornelius Vanderbilt, que la rumeur dit fou de sa sœur Tennessee, est décisive. En 1870, avec l’argent qu’il leur avance, les deux femmes ouvrent leur maison de courtage au cœur de Wall Street : Woodhull, Claflin & Company, la première dirigée par des femmes. La presse, fascinée, titre sur ces « ensorcelantes courtières ». Dans la foulée, le duo lance le Woodhull & Claflin’s Weekly, un hebdomadaire, qui sera le premier à publier la traduction en anglais du Manifeste du Parti communiste, de Karl Marx. Le journal est le porte-voix des idées révolutionnaires de Victoria, qui y plaide pour le droit des femmes à voter, à choisir leur mari et à disposer de leur corps – ce qu’elle appelle le « free love » –, pour la légalisation de la prostitution, mais aussi pour le végétarisme et les jupes courtes… Des enfants, elle dira que leurs droits « commencent en tant qu’individus dès la vie fœtale […]. Ils ne viennent pas au monde par un quelconque consentement ou une quelconque volonté ».
À la même époque, Victoria fait du lobbying à Washington et milite avec d’autres figures de la cause du vote des femmes. En janvier 1871, elle est invitée à s’exprimer devant le comité judiciaire de la Chambre des représentants et devient ainsi la première femme à s’adresser à un comité du Congrès américain. C’est vraisemblablement cette expérience qui la décide à sauter le pas : en mai 1872, le Woodhull & Claflin’s Weekly annonce officiellement la candidature de Victoria Woodhull à la présidentielle. Et tant pis si elle n’a même pas 35 ans, l’âge requis pour entrer à la Maison-Blanche. « Si ma campagne politique est un échec, cela servira à éduquer les femmes », dira‑t‑elle.
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Ménage à trois
Le jour de l’élection, le 5 novembre 1872, est tout sauf glorieux : Victoria a été jetée en prison pour « obscénité ». En Une de son journal, elle a dénoncé l’hypocrisie de la liaison de l’éminent pasteur Henry Ward Beecher (frère de Harriet Beecher Stowe, l’auteure de La Case de l’oncle Tom) avec l’une de ses paroissiennes. Victoria, qui a pris sous son aile et héberge son premier époux, essuie une violente contre-attaque. Ses détracteurs détournent son plaidoyer en faveur de « l’amour libre » pour insinuer qu’elle vit en ménage à trois. Outrées, les féministes « respectables » lui tournent le dos.
Ce scandale marque un tournant. L’agence fait faillite et, le restant de sa vie, Victoria subira des attaques, n’hésitant jamais à porter plainte pour diffamation. En 1883, elle épouse un banquier anglais et part s’installer outre-Atlantique, dans le Worcestershire, sur le domaine de Manor House. Son mari la soutient lorsque, en 1892, elle retourne en Amérique pour se présenter de nouveau à la présidentielle. Elle finira ses jours (en 1927) en bourgeoise philanthrope, non sans avoir outré ses voisins pour s’être baladée au volant d’une automobile.
Aujourd’hui, Ellen Fitzpatrick, professeure de civilisation à l’université du New Hampshire, salue son courage : « C’était une femme brillante qui a compris que les femmes devaient entrer dans l’arène politique si elles voulaient attirer l’attention de l’opinion et remettre en question les partis politiques. Il est indéniable qu’elle recherchait les feux de la rampe et avait une très haute opinion d’elle-même. Mais c’est une femme remarquable qui a su provoquer le premier vrai débat autour de la capacité des femmes à diriger le pays. » Victoria Woodhull le disait elle-même : « La vérité, c’est que je suis en avance de trop d’années sur mon époque. »
The Highest Glass Ceiling : Women’s Quest for the American Presidency, d’Ellen Fitzpatrick. Harvard University Press, février 2016.