Victoria Woodhull, pre­mière can­di­date à la Maison-Blanche

Il y a près de cent cin­quante ans, elle a ten­té de cre­ver le pla­fond de verre en se pré­sen­tant à la pré­si­den­tielle amé­ri­caine. Retour sur une femme au des­tin hors du com­mun, qui a payé au prix fort sa volon­té de s’affranchir des car­cans de l’époque.

hs9 victoria woodhull wikimedia
© Wikimedia

« Un jour, j’occuperai la Maison­-​Blanche. » La légende veut que cette phrase ait été pro­non­cée par une ­Victoria alors enfant, depuis le porche de la masure fami­liale, à Homer, au fin fond de l’Ohio, durant la seconde moi­tié du XIXe siècle. La pro­phé­tie ne se réa­li­se­ra pas, mais Victoria Woodhull, née Claflin, res­te­ra pour tou­jours la pre­mière Américaine à s’être pré­sen­tée pour diri­ger le pays. À une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote.

La can­di­da­ture d’Hillary Clinton à la pré­si­den­tielle de 2017 avait repla­cé cette femme excep­tion­nelle sous les feux de l’actualité. Mais si nombre de bio­gra­phies lui ont été consa­crées au fil du temps, elle reste lar­ge­ment ­mécon­nue. « Les Américains ne la connaissent pas. Et quand ils la connaissent, ils ont d’elle une image fausse, raconte Judith Dann, pro­fes­seure de civi­li­sa­tion au Columbus State University College et pas­sion­née de Woodhull. Je viens d’Homer aus­si, et même ici elle a une répu­ta­tion abo­mi­nable. Quand les gens apprennent que je tra­vaille sur elle, ils sont cho­qués et évoquent une femme aux mœurs déca­dentes. » Judith Dann avoue avoir elle-​même radi­ca­le­ment chan­gé d’avis en effec­tuant ses recherches. « Quand je pense à sa famille, à ses pre­mières années, aux hor­reurs qu’elle a tra­ver­sées et au cou­rage avec lequel elle les a sur­mon­tées, cela me bouleverse. »

D’ensorcelantes cour­tières

Victoria naît en 1838 d’une mère en proie à des crises mys­tiques et d’un père char­la­tan que ses voi­sins fini­ront par bou­ter hors de la ville. Très tôt, elle cultive l’art de cap­ti­ver les foules : les enfants adorent ses récits tirés de la Bible et ses his­toires d’Indiens. Elle a une com­plice en la per­sonne de sa petite sœur Tennessee, dont elle res­te­ra proche sa vie durant. Toutes deux ne vont presque jamais à l’école, mais mettent en avant des dons de médium dont leur père se sert pour empo­cher quelques dol­lars. Des dons qu’elles entre­tien­dront jusqu’à la fin de leur vie.

Victoria a 15 ans lorsqu’elle ren­contre son pre­mier époux, Canning Woodhull, un alcoo­lique cou­reur de jupons. Deux enfants nais­sent, dont un gar­çon lour­de­ment han­di­ca­pé. « Cela explique peut-​être son com­bat pour les droits des enfants », avance Judith Dann. Très vite, elle divorce (un scan­dale, déjà), puis épouse un colo­nel. Mais elle a d’autres ambi­tions, des luttes à mener. Direction New York, la ville de tous les possibles.

La ren­contre avec le magnat des che­mins de fer Cornelius Vanderbilt, que la rumeur dit fou de sa sœur Tennessee, est déci­sive. En 1870, avec l’argent qu’il leur avance, les deux femmes ouvrent leur mai­son de cour­tage au cœur de Wall Street : Woodhull, Claflin & Company, la pre­mière diri­gée par des femmes. La presse, fas­ci­née, titre sur ces « ensor­ce­lantes cour­tières ». Dans la fou­lée, le duo lance le Woodhull & Claflin’s Weekly, un heb­do­ma­daire, qui sera le pre­mier à publier la tra­duc­tion en anglais du Manifeste du Parti com­mu­niste, de Karl Marx. Le jour­nal est le porte-​voix des idées révo­lu­tion­naires de Victoria, qui y plaide pour le droit des femmes à voter, à choi­sir leur mari et à dis­po­ser de leur corps – ce qu’elle appelle le « free love » –, pour la léga­li­sa­tion de la pros­ti­tu­tion, mais aus­si pour le végé­ta­risme et les jupes courtes… Des enfants, elle dira que leurs droits « com­mencent en tant qu’individus dès la vie fœtale […]. Ils ne viennent pas au monde par un quel­conque consen­te­ment ou une quel­conque volonté ».

À la même époque, Victoria fait du lob­bying à Washington et milite avec d’autres figures de la cause du vote des femmes. En jan­vier 1871, elle est invi­tée à s’exprimer devant le comi­té judi­ciaire de la Chambre des repré­sen­tants et devient ain­si la pre­mière femme à s’adresser à un comi­té du Congrès amé­ri­cain. C’est vrai­sem­bla­ble­ment cette expé­rience qui la décide à ­sau­ter le pas : en mai 1872, le Woodhull & Claflin’s Weekly annonce offi­ciel­le­ment la can­di­da­ture de Victoria Woodhull à la pré­si­den­tielle. Et tant pis si elle n’a même pas 35 ans, l’âge requis pour entrer à la Maison-​Blanche. « Si ma cam­pagne poli­tique est un échec, cela ser­vi­ra à édu­quer les femmes », dira‑t‑elle.

victoria woodhull signature.svg
© Wikimedia
Ménage à trois

Le jour de l’élection, le 5 novembre 1872, est tout sauf glo­rieux : Victoria a été jetée en pri­son pour « obs­cé­ni­té ». En Une de son jour­nal, elle a dénon­cé l’hypocrisie de la liai­son de l’éminent pas­teur Henry Ward Beecher (frère de Harriet Beecher Stowe, l’auteure de La Case de l’oncle Tom) avec l’une de ses parois­siennes. Victoria, qui a pris sous son aile et héberge son pre­mier époux, essuie une vio­lente contre-​­attaque. Ses détrac­teurs détournent son plai­doyer en faveur de « l’amour libre » pour insi­nuer qu’elle vit en ménage à trois. Outrées, les fémi­nistes « res­pec­tables » lui tournent le dos.

Ce scan­dale marque un tour­nant. L’agence fait faillite et, le res­tant de sa vie, Victoria subi­ra des attaques, n’hésitant jamais à por­ter plainte pour dif­fa­ma­tion. En 1883, elle épouse un ban­quier anglais et part s’installer outre-​­Atlantique, dans le Worcestershire, sur le domaine de Manor House. Son mari la sou­tient lorsque, en 1892, elle retourne en Amérique pour se ­pré­sen­ter de nou­veau à la pré­si­den­tielle. Elle fini­ra ses jours (en 1927) en bour­geoise phi­lan­thrope, non sans avoir outré ses voi­sins pour s’être bala­dée au volant d’une automobile.

Aujourd’hui, Ellen Fitzpatrick, pro­fes­seure de civi­li­sa­tion à l’université du New Hampshire, salue son cou­rage : « C’était une femme brillante qui a com­pris que les femmes devaient entrer dans l’arène poli­tique si elles vou­laient atti­rer l’attention de l’opinion et remettre en ques­tion les par­tis poli­tiques. Il est indé­niable qu’elle recher­chait les feux de la rampe et avait une très haute opi­nion d’elle-même. Mais c’est une femme remar­quable qui a su pro­vo­quer le pre­mier vrai débat autour de la capa­ci­té des femmes à diri­ger le pays. » Victoria Woodhull le disait elle-​même : « La véri­té, c’est que je suis en avance de trop d’années sur mon époque. » 


The Highest Glass Ceiling : Women’s Quest for the American Presidency, d’Ellen Fitzpatrick. Harvard University Press, février 2016.

Partager
Articles liés
Isabelle Rome

Isabelle Rome, la vie d’après

Débarquée en juillet à l’occasion d’un rema­nie­ment, l’ancienne ministre de l’Égalité très appré­ciée des asso­cia­tions fémi­nistes a retrou­vé son métier de magis­trate, en tant que pre­mière pré­si­dente de la cour d’appel de Versailles. Et...

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.