Véritable symbole de la domination coloniale du XIXème siècle, la Sud-Africaine Sawtche Baartman, surnommée « la Vénus hottentote » en raison de son physique atypique, fut exhibée comme un monstre de foire en Europe jusqu'à sa mort en 1815, avant de devenir un objet d’étude scientifique. À l'occasion de la date anniversaire de son inhumation, le 9 août 2002 en Afrique du Sud, Causette retrace le destin brisé de l'une des premières femmes que l'on présenta comme un monstre.
Il aura fallu presque deux siècles pour qu’elle repose enfin en paix. Le 9 août 2002, 186 ans après sa mort, les restes de la dépouille de la « Vénus hottentote » furent inhumés selon la tradition sud-africaine dans sa terre natale de la vallée de la Gamtos, près du Cap. Elle était jusque-là la propriété de l'État français et dormait, à ce titre, dans les caves du Musée de l’homme à Paris.
Véritable monstre de foire, objet sexuel, sujet scientifique, la « Vénus », surnommée ainsi en raison de ses formes callipyges s’appelait en réalité Sawtche Baartman. Elle fut exhibée, moquée et étudiée pour ses fesses et son sexe proéminents. Si l’on connaît avec plus ou moins de précisions le destin tragique qu’elle a vécu, on ignore presque tout de son enfance en Afrique du Sud. On sait d’elle qu'elle a vu le jour l’année de la Révolution française, cependant très loin des idéaux égalitaires pour lesquels les Français·es se battaient à l’époque. Sawtche grandit en effet comme esclave, dans ce qu’est l’actuelle Afrique du Sud, au sein de la tribu Khoïkhoï, également appelée Hottentote. Sawtche présente certaines particularités morphologiques qui vont faire son malheur, une hypertrophie des fesses ainsi qu'une élongation des petites lèvres de la vulve.
Vendue contre du tabac et de l’eau de vie
Asservie dès son enfance par des colons blancs venus d’Europe du Nord, Sawtche est baptisée Saartjie par son maître. En 1807, elle est vendue avec ses deux sœurs au cupide Hendrick Caesar contre du tabac et de l’eau de vie. La légende de la Vénus débute trois ans plus tard avec la visite dans l'exploitation du chirurgien militaire de la marine britannique, Alexander Dunlop. En découvrant la morphologie atypique de Saartjie, Dunlop voit en elle l’occasion de s’enrichir en l’installant dans l’un des nombreux zoos humains qui prospèrent en Europe au profit des empires coloniaux. L’homme parvient à convaincre Hendrick Caesar de s’associer avec lui. Les deux compères et leur nouvelle poule aux œufs d’or débarquent à Londres en septembre 1810. La principale intéressée, 16 ans à l’époque, ne sait rien de ce qui l’attend en Angleterre : elle pense avoir traversé l’Atlantique pour trouver la fortune et la liberté.
La jeune Sawtche ne trouvera rien de tout ça sur les terres de Shakespeare. Ce qui l’attend, c’est une cage sur Piccadilly Street. Alors même que les Anglais ont aboli la traite des Noir·es trois ans auparavant, Sawtche est exhibée sur une estrade, presque nue, comme une bête de foire. Le spectacle de la « Vénus hottentote » attire pendant des mois des centaines de badauds venu·es observer, moquer, insulter et même tripoter l’anatomie de la jeune femme pour quelques sous. Les promoteurs mettent d’ailleurs en avant son sexe, ressemblant selon eux à « la peau qui pend au cou des dindons ».
Indigné·es par l’obscène numéro, certain·es Londonnien·nes tenteront de faire arrêter l’insupportable spectacle. Une association abolitionniste porte ainsi plainte en 1810 contre Hendrick Caesar devant la Cour royale de justice. Elle accuse l’homme d’exploiter, d’exposer la jeune femme et d’ainsi violer l’abolition de la traite de 1807. La Cour déclare pourtant un non lieu en novembre 1810 en raison du surprenant mais incontestable témoignage devant le tribunal de Sawtche, que Caesar fait passer pour une artiste et qui déclare être tout à fait consentante. Mais peut-on réellement l'être quand on a connu l'asservissement toute sa vie ?
Des foires anglaises aux cabarets français
En plus d’être exhibée comme un monstre de foire, la jeune femme perd également son identité. Celle qu’on a appelée Sawtche, puis Saartjie devient Sarah Baartman lors de son baptême à Manchester en 1811. Le succès de la Vénus étant au rendez-vous, ses promoteurs partent ensuite en tournée dans toute la Grande-Bretagne, persuadés de tenir, avec elle, une véritable vache à lait capable de les rendre riches. Mais le spectacle se fane au bout de quelques mois et bientôt, la Vénus n’attire plus le public britannique qui s’est finalement lassé du « monstre ». En septembre 1814, comme on se séparerait d’un vulgaire meuble, Sawtche est revendue à un montreur d’ours parisien, un certain Réaux. Le promoteur installe Sawtche dans un cabaret parisien où il fait payer trois francs pour la voir, un peu plus pour la toucher. En plus d’être considérée comme une attraction touristique, Sawtche Baartman devient un objet sexuel lors de soirées privées. La jeune femme d’à peine 25 ans tombe dans l’alcoolisme, une manière d'échapper peut-être à son insupportable réalité.
Alimenté par l’essor des curiosités scientifiques, le succès est à nouveau au rendez-vous pour la malheureuse. Après les foires et les cabarets, la Vénus suscite cette fois l'intérêt du milieu scientifique parisien, alors en effervescence. En véritable objet d’étude, Sawtche est de nouveau scrutée, touchée, palpée et malmenée par des chercheurs qui sont persuadés de voir en elle l’évolution de l’Orang-Outan. « Ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de capricieux qui rappelaient ceux du singe », notera l’un d’eux dans un rapport en 1815. Un autre ira jusqu'à comparer ses lèvres génitales à un « pénis flasque et inerte ». Dans un siècle où le débat anthropologique sur une prétendue hiérarchie des races humaines divise la communauté scientifique, certains pensent que les fesses hypertrophiées de Sawtche sont en réalité un os ou un organe supplémentaire et qu'il existerait donc une race inférieure aux autres.
Abîmée par des années d’abus sexuels, d’humiliation et d'alcool, Sawtche n’aura pas le temps de pouvoir prétendre un jour à sa liberté. La jeune femme de 25 ans meurt dans son taudis parisien dans la nuit du 29 décembre 1815, huit mois seulement après l’abolition de la traite des Noir·es par Napoléon.
Carrière post mortem
La Vénus hottentote poursuit cependant sa funeste « carrière » post-mortem. Georges Cuvier, l’un des pères de l’anatomie moderne, entreprend ainsi de disséquer son cadavre puis de le mouler pour en garder la trace exacte. Cuvier lève ainsi le voile sur le mystère anatomique de la Vénus : ses fesses ne sont faites que de graisse et elle ne dispose pas d’os ou d'organes supplémentaires. La théorie raciste d’une race inférieure tombe à l’eau.
En guise d’ultime offense à cette femme, son cerveau, ses fesses ainsi que ses organes génitaux seront conservés dans du formol pour être exposés au Jardins des plantes puis au Musée de l’Homme. Le moulage en plâtre de son cadavre fut ainsi pendant longtemps l’une des gloires des collections anthropologiques françaises, jusqu’à ce qu’il soit descendu à la cave du musée en 1974, après 159 ans d’exposition.
Ultime hommage
Sawtche Baartman tombe enfin dans l’oubli jusqu'à la fin du XXème siècle. Quelques mois après l’abolition de l’Apartheid en 1994, l’Afrique du Sud demande la restitution par la France de la dépouille de Sawtche Baartman. Demande refusée au nom du « patrimoine inaliénable de l’État et de la science ». Même morte, Sawtche Baartman demeure toujours la propriété d’autrui. Il faudra donc attendre qu’une loi soit promulguée en mars 2002 par le président de l’époque, Jacques Chirac, pour que les restes de la Vénus soient finalement rapatriés et inhumés en Afrique du Sud, le 9 août 2002.
Exploitée, exhibée, prostituée, Sawtche Baartman incarne symboliquement l’exploitation des sociétés occidentales sur les autres ainsi que celle des hommes sur les femmes. Depuis, elles et ils ont été nombreux·ses à vouloir rendre hommage à cette femme qui n’a rien connu d’autre que la cage où elle a été enfermée toute sa vie. S’il existe de nombreux rapports scientifiques et coupures de presse détaillant l’anatomie de Sawtche Baartman, nous n’avons rien, aucune trace de ce qu’elle a pu ressentir pendant ces cinq années d’exploitation. C’est peut-être la raison pour laquelle le scénariste Abdellatif Kechiche a choisi de raconter son histoire funeste dans le film, Vénus noire en 2009. Comme un ultime hommage à celle qui n’a jamais pu faire entendre sa voix.