Les incroyables vies de Marie, Irène et Ève Curie

Dans un réjouis­sant ouvrage his­to­rique autant qu’intime, la femme de lettres et his­to­rienne Claudine Monteil retrace les vies de Marie, Irène et Ève Curie. Des femmes d’excellence qui n’eurent de cesse d’ouvrir la voie aux autres femmes bien au-​delà du seul champ scientifique.

9782702180396
Marie Curie et ses filles, de Claudine Monteil,
éd Calmann Levy. 2021, 348 pages. 

Il y a dans Marie Curie et ses filles, publié en mai chez Calmann-​Lévy, la néces­si­té d’ancrer le des­tin de ces trois femmes dans notre mémoire col­lec­tive. Certes, l’épopée de la brillante émi­grée polo­naise qui rece­vra en 1903 le Prix Nobel de phy­sique avec son phy­si­cien de mari fran­çais, puis obtien­dra, seule, après le décès de Pierre Curie en 1911 le Prix Nobel de chi­mie, est bien connue. Mais l’aura de la cheffe de la famille Curie n’a‑t-elle pas, bien mal­gré elle, éclip­sé de l’Histoire les vies de ses deux filles, tout autant remar­quables et sin­gu­lières ? Celle d’Irène, elle-​même Prix Nobel de chi­mie avec son mari Frédéric Joliot, mais avant cela infir­mière sur le front de la Grande Guerre à 17 ans. Par la suite, infa­ti­gable fémi­niste, Irène sera l’une des trois pre­mières femmes appe­lées à inté­grer un gou­ver­ne­ment fran­çais, celui de Léon Blum en 1936. Éclipsée éga­le­ment la vie de sa sœur cadette, Ève, infir­mière durant la Seconde Guerre mon­diale, résis­tante et femme de lettres de talent. 

Claudine Monteil, elle-​même autrice, his­to­rienne et fémi­niste – elle est la plus jeune signa­taire du Manifeste des 343 en 1971 et a été proche de Simone de Beauvoir, sur laquelle elle a publié des ouvrages –, écrit ce livre dans le sou­ci de « réha­bi­li­ter » les filles Curie. Mais il ne s’agit pas d’un simple tra­vail d’historienne. La famille Monteil – père médaille Field et mère direc­trice de l’École nor­male supé­rieure de jeunes filles, où avaient ensei­gné Marie et Irène – a côtoyé la famille Joliot-​Curie dans ce micro­cosme scien­ti­fique où l’émulation intel­lec­tuelle se mélange à l’amitié. Lorsqu’Irène fai­blit sous l’effet des radia­tions, la mère de Claudine Monteil fait par­tie des proches qui l’accompagnent jusqu’à la fin de sa vie. Ce lien entre les deux familles explique le côté inti­miste de Marie Curie et ses filles. En voi­ci quelques points saillants, sélec­tion­nés de façon très sub­jec­tive, avant que vous ne plon­giez vous-​même dans l’ouvrage.

Une chance ines­ti­mable au XIXe siècle : être entou­rées d’hommes qui n’ont pas peur de l’intelligence des femmes

Marie Sklodowska nait à Varsovie en 1867, d’un père mathé­ma­ti­cien et d’une mère ins­ti­tu­trice. Lorsque cette der­nière suc­combe à la mala­die en 1878, le père pour­suit seul l’éducation de ses enfants et le fait de façon avant-​gardiste : pour lui, il est abso­lu­ment nor­mal que ses filles choi­sissent de faire des études, et de sur­croit, des études qui leur plaisent. Marie et sa sœur Bronia choi­sissent des études scien­ti­fiques à Paris, mal­gré les dif­fi­cul­tés finan­cières de la famille, grâce à la per­sé­vé­rance et à l’abnégation de Marie. Celle-​ci , dès le lycée ter­mi­né, part dans la cam­pagne polo­naise pen­dant trois ans pour deve­nir gou­ver­nante dans une famille de pay­sans et ain­si éco­no­mi­ser pour la vie pari­sienne. 
C’est jus­te­ment à Paris, alors qu’elle s’acharne sur ses études de chi­mie, que Marie ren­contre Pierre Curie, lui aus­si un per­son­nage ico­no­claste dans une époque où les femmes sont encore consi­dé­rées comme d’éternelles mineures. C’est un coup de foudre sen­ti­men­tal autant qu’intellectuel.
« Entre son père, Pierre Curie, mais aus­si le père de celui-​ci, qui vien­dra habi­ter avec Marie après la tra­gique mort de Pierre pour s’occuper d’Irène et d’Ève, Marie a eu beau­coup de chance, sou­ligne Claudine Monteil. Celle d’avoir un père qui lui a mon­tré le che­min de l’émancipation de sa condi­tion fémi­nine et celle d’être tom­bée amou­reuse d’un être d’exception qui, contrai­re­ment à de nom­breux autres scien­ti­fiques de son temps, ne s’est pas marié pour se trou­ver une femme qui pren­drait soin de la mai­son et élè­ve­rait ses enfants, loin de là. Pierre Curie a eu l’audace de per­ce­voir le génie de Marie et de la suivre en tra­vaillant avec elle lorsqu’elle s’est inté­res­sée à la radio­ac­ti­vi­té. C’est la même fusion intel­lec­tuelle que vivra par la suite Irène avec Frédéric Joliot. »

Anima sana in cor­pore sano

On ne sait pas trop com­ment elle a trou­vé le temps, entre deux recherches sur les débou­chés de la radio­lo­gie et du radium pour trai­ter cer­tains can­cers, mais Marie Curie met­tait un point d’honneur à suivre de très prêt l’éducation de ses filles… Auxquelles elle deman­dait, outre de bons résul­tats sco­laires, de s’exercer et de se dépen­ser jusqu’à plus soif dans le jar­din du pavillon de Sceaux où vit la famille. Gymnastique, inter­mi­nables balades à bicy­clette pour se connec­ter à la nature, nata­tion lors des vacances bre­tonnes… En ce début du XXe siècle, l’éducation spor­tive et hygié­niste de cette jeune mère seule (son bien-​aimé Pierre est décé­dé à la suite d’un acci­dent de voi­ture en 1906) détonne. Un siècle plus tard, jon­gler entre sco­la­ri­té et acti­vi­tés phy­siques d’extérieur est un nec plus ultra de l’éducation non gen­rée. « Mais Marie ne s’arrête pas là, s’amuse Claudine Monteil. Elle est aus­si à l’initiative d’une sorte d’école col­la­bo­ra­tive pour ses filles et les enfants de ses amis scien­ti­fiques, à la manière des pré­cep­teurs grecs. » Déscolarisés, une dizaine d’enfants vont et viennent chez les plus brillants esprits de l’entourage des Curie (Paul Langevin, qui est dévo­lu à l’enseignement des mathé­ma­tiques, Jean Perrin, char­gé de la chi­mie, etc.) et chez Marie elle-​même, qui leur enseigne la phy­sique, afin de béné­fi­cier de l’excellence de leurs savoirs. Épuisée, la petite bande de parents scien­ti­fiques jette l’éponge au bout de deux ans et ren­voie leurs reje­tons sur les bancs de l’école.

Aux Américaines, les Curie reconnaissantes

Cet épi­sode de la vie de Marie Curie rend compte d’un superbe geste de soro­ri­té. Alors que les auto­ri­tés fran­çaises refusent de finan­cer l’achat d’un gramme de radium pour pour­suivre les recherches de Marie dans l’après-guerre, une jour­na­liste amé­ri­caine fait son appa­ri­tion dans la vie de l’austère scien­ti­fique. Fan de la pre­mière heure de cette dame qui a su se faire un nom dans les sciences dures jusqu’aux États-​Unis, Missy Meloney décroche, à force de per­sé­vé­rance, une inter­view de Marie Curie, qui déteste être mise en avant. Très vite, elle se rend compte que l’éminente Prix Nobel est stop­pée dans ses tra­vaux faute de ce gramme de radium, qui coûte rien moins que 100 000 dol­lars, une for­tune. Convaincue de la force de frappe du maga­zine fémi­nin dans lequel elle tra­vaille, le Delineator, Missy a la folle idée de lan­cer une cam­pagne d’appel à sous­crip­tion aux lec­trices pour le Marie Curie Radium Fund. Du crowd­fun­ding avant l’heure, et c’est un suc­cès ! Des dizaines de mil­liers d’Américaines versent un ou deux dol­lars, émer­veillées par cette cher­cheuse qui pro­met un hori­zon com­mun dans lequel on sau­rait com­ment trai­ter les can­cers. « Ces femmes qui par­ti­cipent à cette cam­pagne sont les des­cen­dantes des pion­nières, note Claudine Monteil. Elles ont la men­ta­li­té de celles qui se font par elles-​mêmes et n’attendent rien de l’État, c’est ce qui explique le suc­cès de cette ini­tia­tive pri­vée pour la science. » La contre­par­tie de ce vaste élan de soli­da­ri­té, c’est un voyage aux États-​Unis pour venir y cher­cher le pré­cieux gramme de radium des mains du pré­sident him­self. Marie Curie l’entreprendra avec ses filles en 1921, et par­tout, elles seront atten­dues et accla­mées triom­pha­le­ment… Sauf à Harvard, encore fer­mé aux femmes. 

Trouver sa place en résistante

« Difficile d’être la fille d’une si brillante scien­ti­fique et la sœur d’une jeune fille qui prend le même che­min que sa mère quand vous-​même vous n’avez pas d’appétence par­ti­cu­lière pour la science”, observe Claudine Monteil. Ève Curie, c’est l’enfant aimée mais incom­prise, qui pré­fère les mon­da­ni­tés, la lit­té­ra­ture et le pia­no à la sobrié­té d’une paillasse de labo­ra­toire. « Ève n’a pas de sou­ve­nir de son père, pour­suit l’autrice. Elle est écra­sée par ces deux figures tuté­laires que sont Irène et Marie et n’a pas un don assez excep­tion­nel pour deve­nir une célèbre pia­niste. Durant la pre­mière par­tie de sa vie, elle est donc dans la souf­france en per­ma­nence. »
Paradoxalement, il fau­dra attendre le décès de sa mère pour qu’elle trouve sa voie dans l’écriture : alors qu’elle a déjà mis un pied dans le jour­na­lisme, une mai­son d’édition amé­ri­caine (déci­dé­ment, les Américain·es sont bien plus reconnaissant·es avec Marie Curie que les Français·es) lui pro­pose de s’atteler à une bio­gra­phie de sa mère. Le livre est un suc­cès et obtient en 1937 le pres­ti­gieux National Book Award for non­fic­tion. Ève est féli­ci­tée par Léon Blum et Colette mais est sur­tout lan­cée dans la vie. Et quelle vie ! Recrutée par le Quai d’Orsay au com­mis­sa­riat géné­ral pour l’Information à l’été 1939, cette céli­ba­taire libre comme le vent rejoint le Général de Gaulle à Londres le jour même de l’Appel du 18 juin 1940. Pour de Gaulle, la célé­bri­té du nom d’Ève est une aubaine, il faut la mettre en avant : il n’hésite pas à lui faire rejoindre un camp d’entraînement en Angleterre où la jeune femme s’exerce à « conduire des camions, apprendre des opé­ra­tions de camou­flage, les trans­mis­sions radio, à deve­nir agent du ren­sei­gne­ment », détaille Claudine Monteil… Et sort major de son entraî­ne­ment des offi­ciers de liai­son ! En juin 1944, tan­dis que son beau-​frère, Frédéric Joliot, peau­fine le cock­tail explo­sif dit “Joliot-​Curie” qui ser­vi­ra au sou­lè­ve­ment des poli­ciers de la pré­fec­ture de police de Paris en août 1944, Ève est envoyée sur le front de la libé­ra­tion de l’Italie. Elle se blesse dans un acci­dent de Jeep et est envoyée dans un hôpi­tal de Rome, tout juste libé­ré. Ève par­ti­ci­pe­ra ensuite acti­ve­ment au débar­que­ment de Provence et rece­vra pour l’ensemble de son ser­vice la Croix de guerre dès 1944.

Des vies sacri­fiées pour la science

Avec leurs recherches sur les pro­prié­tés médi­cales du radium, Marie et Irène Curie ont lais­sé un immense héri­tage à l’humanité. Une iro­nie quand on sait qu’elles s’éteindront res­pec­ti­ve­ment à 66 et 58 ans des suites de l’effet de la radio­ac­ti­vi­té sur leur san­té. Passionnées, elles n’ont pas vou­lu voir le carac­tère délé­tère de leurs mani­pu­la­tions sur leur propre corps, ou ont pré­fé­ré en mini­mi­ser les risques pour conti­nuer à tra­vailler. 
Marie est le genre de per­son­nages fémi­nistes sans l’avoir théo­ri­sé ni reven­di­qué, juste en ayant vécu sa vie comme elle l’entendait et par là même ouvert à d’autres femmes cette pos­si­bi­li­té. Irène, elle, est déter­mi­née. Devenue sous-​secrétaire d’État à la recherche scien­ti­fique en 1936 alors que les femmes n’ont pas encore le droit de vote, Irène Joliot-​Curie accepte ce poste qui lui per­met de pro­mou­voir la place des femmes en poli­tique. Elle n’y reste que trois mois, le temps de faire aug­men­ter les salaires et les bourses des chercheur·euses et d’aligner le sta­tut des nor­ma­liennes de Sèvres sur celui des nor­ma­liens de la rue d’Ulm ! Vous l’aurez com­pris, nous sommes là face à une fémi­niste cette fois reven­di­quée, membre de l’Union des femmes fran­çaises. Recalée à l’entrée de l’Académie des sciences en 1951, elle s’obstinera avec panache à y pos­tu­ler à chaque occa­sion pour mieux dénon­cer l’exclusion des femmes de ce haut lieu des sciences… Situation qui pren­dra fin après son décès, en 1962, avec l’introduction de Marguerite Perey, avec qui Irène avait col­la­bo­ré. Quant à Eve, « elle n’aura de cesse que de faire vivre la mémoire de ses chères dis­pa­rues », dit Claudine Monteil, avant de mou­rir en 2007, à 102 ans. Fort à parier qu’elle aurait appré­cié ce livre, qui regorge d’anecdotes sur ces trois femmes et met leurs vies en pers­pec­tive dans un XXe siècle où les décou­vertes scien­ti­fiques soignent autant qu’elles tuent en masse.

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