Gabrielle Deydier veut en finir avec la grossophobie

Deux ans après la sor­tie de l’indispensable On ne naît pas grosse, Gabrielle Deydier réci­dive en 2020 avec un docu­men­taire et un deuxième livre. Histoire d’enfoncer le clou une der­nière fois sur la gros­so­pho­bie, avant de pas­ser à autre chose .

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© Romy Alizée pour Causette

Il y a quelques jours, une émis­sion de télé­vi­sion a appe­lé Gabrielle Deydier pour l’inviter en pla­teau. L’équipe vou­lait connaître la suite de son par­cours, deux ans après la sor­tie de son remar­qué (et remar­quable) essai On ne naît pas grosse (édi­tions Goutte d’or). « Nous aime­rions savoir si vous êtes heu­reuse, si vous êtes enfin tom­bée amou­reuse, si vous avez fait un enfant », lui énumère-​t-​on. « C’est ça, la clé du bon­heur ? » s’agace-t-elle en ce mois de novembre, quand on la retrouve dans un café du XIXe arron­dis­se­ment de Paris, où elle vit. « Je n’ai pas eu le temps de me marier, mais j’ai fait un docu­men­taire », nuance-​t-​elle der­rière ses lunettes rondes cer­clées de noir.

En 2017, la sor­tie de son livre, une enquête sur les dis­cri­mi­na­tions envers les per­sonnes grosses en France mêlée à sa propre his­toire, a pro­pul­sé cette autrice de 40 ans dans l’arène média­tique. CNN, le Guardian et le New York Times lui ont consa­cré des por­traits, saluant son tra­vail de dénon­cia­tion de la gros­so­pho­bie. Entre temps, elle a été consul­tante sur le télé­film Moi, grosse, dif­fu­sé en mai 2019 sur France 2.

Une forme de stabilité

En 2020 sor­ti­ra sur Arte On achève bien les gros, un docu­men­taire adap­té de son essai qu’elle a coréa­li­sé. On l’y retrou­ve­ra à l’écran lon­gue­ment inter­viewée et on la sui­vra dans son ancien lycée, ou encore auprès de patient·es obèses ayant eu recours à la chi­rur­gie. Cette même année, elle publie­ra son nou­veau livre aux édi­tions Goutte d’or, une auto­fic­tion sur son exis­tence post-​buzz. Elle y raconte notam­ment le déca­lage entre les sol­li­ci­ta­tions qu’elle rece­vait et la réa­li­té de son quo­ti­dien. À l’époque, l’autrice sort d’une période de grande pré­ca­ri­té finan­cière et vient tout juste de retrou­ver un loge­ment à elle. « On m’envoyait des taxis toute la jour­née et le soir, je dor­mais sur un tapis de sol. Je n’avais pas encore de meubles », raconte-​t-​elle. Aujourd’hui, elle a trou­vé une forme de sta­bi­li­té, a pu meu­bler son appar­te­ment et gagne l’équivalent d’un smic men­suel grâce à son tra­vail. « C’est pas Byzance », comme elle dit, mais la vie est plus douce qu’elle n’a été.

Gabrielle Deydier est née à Nîmes, dans le Gard, d’un père maçon et d’une mère agente d’entretien. Enfant, elle joue à « Barbie céli­ba­taire » et s’engueule avec son père parce qu’elle ne com­prend pas que sa femme touille son café pour lui dans sa tasse. Celui-​ci lui rétorque qu’elle fini­ra vieille fille. Au col­lège, la jeune Gabrielle est spor­tive, joue au vol­ley, se bagarre. Mais, dès l’adolescence, le contrôle des corps opère : « On me disait que je n’étais pas une vraie meuf ou que j’étais virile. »

Violences exté­rieures

Son entraî­neur de vol­ley, voyant que son maillot la bou­dine, lui dit qu’elle va devoir se mettre à cou­rir. Sur le che­min du retour de l’école, des hommes com­mentent ses formes et lui pro­posent de mon­ter dans leur voi­ture. Un méde­cin qu’elle consulte pour « perdre 10 kilos » lui diag­nos­tique, à tort, une mala­die des glandes sur­ré­nales et lui pres­crit un trai­te­ment hor­mo­nal assor­ti d’un régime dra­co­nien. En l’espace de neuf mois, son poids double et devient dès lors un enjeu qui ne ces­se­ra de lui reve­nir à la figure, comme un boo­me­rang. Pourtant, à 24 ans, pour la pre­mière fois, une méde­cin lui annonce : « Écoutez, vous êtes obèse. L’obésité est une mala­die. Vous n’êtes abso­lu­ment pas res­pon­sable de votre état. » Cela n’enlève rien à la dure­té du monde exté­rieur. La jeune fille s’imagine repor­ter de guerre ou docu­men­ta­riste. Un conseiller d’orientation lui rétorque que ses rêves ne pour­ront jamais être exau­cés à cause de son appa­rence. Tandis que ses ami·es de l’université de Montpellier décrochent stages et pre­miers emplois, l’étudiante ne dépasse jamais l’étape de l’entretien d’embauche.

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Chez elle, dans le XIXe arron­dis­se­ment de Paris.
© Romy Alizée pour Causette

Un soir, alors qu’elle a enfin décro­ché un petit bou­lot d’accueil à la cité uni­ver­si­taire, le gar­dien de nuit qui doit prendre sa relève la har­cèle sexuel­le­ment et pro­fère des menaces de viol. Les poli­ciers auprès des­quels elle veut dépo­ser une plainte ne prennent qu’une main cou­rante et sa supé­rieure remet en cause sa ver­sion, assu­rant que cela ne peut s’être pro­duit étant don­né que le gar­dien est marié à une femme mince. Plus tard, l’écrivaine racon­te­ra cette agres­sion sur les réseaux sociaux au moment du mou­ve­ment #MeToo. « Je vou­lais me posi­tion­ner en tant que femme grosse et dire : nous aussi. »

Porte-​drapeau

Le sexisme, comme elle l’écrit dans son essai, accom­pagne sou­vent les attaques gros­so­phobes. Les per­sonnes grosses sont sur­re­pré­sen­tées par­mi les vic­times de vio­lences sexuelles. Les femmes, dont les injonc­tions sur l’apparence pèsent lourd, sont aus­si beau­coup plus nom­breuses que les hommes à recou­rir à la chi­rur­gie baria­trique * : elles repré­sentent plus de 80 % des patient·es opéré·es. Gabrielle Deydier, qui espère que la méde­cine aura un jour honte d’avoir « cou­pé des esto­macs pour faire mai­grir les gens », s’y est tou­jours refusée.

À 32 ans, après un mas­ter en sciences poli­tiques, la jeune femme devient sur­veillante d’internat. En paral­lèle, l’autrice en deve­nir se forme au gra­phisme et lance son propre web­zine cultu­rel, Ginette le Mag, aujourd’hui dis­pa­ru. « Je me suis dit que je ne pou­vais pas être pionne toute ma vie. » En 2015, elle réus­sit à se faire embau­cher comme assis­tante de vie sco­laire en région pari­sienne pour aider une classe d’enfants handi­capé·es. Mais la tren­te­naire déchante vite quand sa cheffe lui lance qu’elle ne veut pas « tra­vailler avec une grosse » et lui demande de perdre du poids. Les dif­fi­cul­tés s’accumulent. La sala­riée se met en arrêt mala­die, quitte son emploi, tombe en dépres­sion, se fait expul­ser de son appar­te­ment, vit en auberge de jeu­nesse, tout en subis­sant des crises de bou­li­mie qui la laissent anéan­tie. Elle pense au sui­cide. Un soir, invi­tée à une soi­rée de lan­ce­ment de livre, elle se bourre la gueule et parle de gros­so­pho­bie. L’équipe de ce qui devien­dra les édi­tions Goutte d’or, avec qui elle est deve­nue amie, est pré­sente. Ses futur·es édi­teurs et édi­trice entendent son indi­gna­tion et, le len­de­main, lui pro­posent de la publier. Elle ne se sent alors pas légi­time. « Je ne vou­lais pas pas­ser pour une gei­gnarde », se justifie-t-elle. 

Trois ans plus tard, Gabrielle Deydier est deve­nue une sorte de porte-​drapeau de la lutte anti­gros­so­pho­bie, ce qu’elle trouve par­fois réduc­teur. Elle a réa­li­sé son rêve d’écriture et de docu­men­taire. Mais elle aime­rait pas­ser au cha­pitre sui­vant de sa vie : faire de la fic­tion, écrire le scé­na­rio d’un film sur un tout autre sujet. Depuis qu’elle a ren­con­tré Virginie Despentes – l’une de ses idoles, avec Madonna et Béatrice Dalle –, et que celle-​ci lui a dit qu’elle avait ado­ré son livre, elle se sent « légi­ti­mée comme auteure ». Son rap­port à son corps est aus­si plus bien­veillant. « Moi qui ai tou­jours été à la recherche de la fémi­ni­té comme Indiana Jones à la recherche de l’arche per­due, je me dis : ai-​je vrai­ment besoin de la trou­ver ? Et en même temps, je m’autorise à me pom­pon­ner. » La fémi­ni­té est ce qu’on en fait. Atteinte du syn­drome des ovaires poly­kys­tiques, qui aug­mente les risques de can­cer, elle songe à se faire reti­rer les ovaires.

Récemment, elle a ren­du visite à une classe de seconde. La pre­mière ques­tion d’un élève a été : « Êtes-​vous vierge ? » Ce à quoi elle a répon­du qu’elle avait même des plans cul. Si l’essayiste accepte les ren­contres dans les lycées, elle refuse désor­mais de racon­ter sa vie pri­vée sur les pla­teaux télé. « J’en ai marre des “Gabrielle a subi”… Gabrielle a aus­si enquê­té, et elle a écrit. » 

* La chi­rur­gie baria­trique consiste à res­treindre l’absorption des ali­ments par le sys­tème digestif.

On achève bien les gros, de Valentine Oberti, Gabrielle Deydier et Laurent Follea, sur Arte. Sortie cou­rant 2020. 

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