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Un épisode de Virago dans laquelle Aude GG présente Christine de Pisan, première femme à vivre de sa plume (XIVe siècle). © Capture d'écran YouTube

Aude GG : « Il est impor­tant de conti­nuer à réta­blir la véri­té sur ces femmes »

Si vous ne connais­sez pas sa série sur YouTube, Virago, vous allez avoir la chance d’y décou­vrir vingt-​six por­traits de femmes, coécrits et inter­pré­tés par Aude Gogny-​Goubert. Aude GG, ain­si qu’elle est sur­nom­mée, comé­dienne et met­teuse en scène, a créé en 2017 cette web-​série dans laquelle elle incar­nait ces femmes qui ont mar­qué l’Histoire et qui, pour­tant, en ont été ban­nies. Elle a enchaî­né avec une nou­velle série, puis avec un livre pour, encore et tou­jours, faire redé­cou­vrir des femmes oubliées. Comme nous par­ta­geons la même pas­sion, nous avons eu envie d’une petite cau­sette avec elle. Entre archéo­logues du féminisme ! 

Causette : Comment est né Virago ? 
Aude GG : Tout d’abord, à cause du syn­drome de la Schtroumpfette ! À mes débuts dans des col­lec­tifs d’humour [Golden Moustache, Very Bad Blagues, Palmashow, ndlr], sur les pla­teaux de tour­nage, j’étais sou­vent LA fille, toute seule au milieu d’une troupe qua­si exclu­si­ve­ment com­po­sée de mecs. Auteurs, pro­duc­teurs, réa­li­sa­teurs… pra­ti­que­ment que des hommes. 
À l’époque du démar­rage de YouTube, j’étais fré­quem­ment inter­viewée pour dire aux jeunes femmes de se lan­cer. Alors que, moi-​même, j’étais tri­bu­taire d’émissions et de chaînes créées par des hommes. Il fal­lait que je monte mon pro­jet, ma chaîne. Dont je serais lea­der. Et quitte à lan­cer une chaîne, je devais aller jusqu’au bout de ma démarche fémi­niste : je devais y mettre les femmes à l’honneur. C’est comme ça qu’est née Virago, un média qui ferait la part belle, enfin, à toutes ces femmes, cou­ra­geuses, exceptionnelles. 

Virago, ça sonne comme une insulte un peu sur­an­née, mais tout de même une insulte. Provocation ? 
Aude GG : Oui et non ! Virago, c’est deve­nu une insulte, ça ne l’était pas au départ. Avec mon coau­teur, Adrien Rebaudo, on s’y est inté­res­sé quand on a cher­ché un nom pour notre chaîne. Ce mot fait par­tie de tous ceux qui ont été détour­nés au XIXe siècle, pour leur don­ner un sens miso­gyne. Ce siècle a fait beau­coup de mal aux femmes, spé­cia­le­ment dans sa cor­rup­tion de la langue en faveur du patriar­cat. Il est essen­tiel de se la réap­pro­prier. Le mot « vira­go » a été défi­ni au Ier siècle avant notre ère par Ovide. Il désigne d’abord « une femme guer­rière, cou­ra­geuse, brave, une héroïne ». Donc, ça a été un plai­sir, et un acte poli­tique, de redon­ner à « vira­go » son vrai sens en en fai­sant le nom de cette chaîne dédiée aux femmes. En plus, j’infiltre la matrice ! Aujourd’hui, quand on tape « vira­go » sur un moteur de recherche, il y a autant d’occurrences concer­nant notre chaîne que se rap­por­tant à l’insulte ! 

Que vous ont appor­té ces des­tins de femmes que vous avez côtoyés durant trois ans ? 
Aude GG : D’abord un choc ! Au départ du pro­jet, on me disait : « Quand tu auras par­lé de Marie Curie et de Jeanne d’Arc, tu n’auras plus grand-​chose à dire. » En l’occurrence, j’ai mis un point d’honneur à ne pas par­ler d’elles. Et il ne m’a pas fal­lu creu­ser beau­coup pour décou­vrir au contraire une foule de femmes – éten­dards, des cheffes de file, des porte-​parole… Ça m’a don­né un grand souffle d’empouvoirement. Et j’ai per­du l’habitude – incons­ciente – d’accepter les figures de l’Histoire et leurs récits, uni­que­ment vues à tra­vers le prisme des grandes figures masculines. 

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Ici gri­mée, à droite, en Noor Hinayat Khan, espionne bri­tan­nique de la
Seconde Guerre mon­diale. © Capture d'écran YouTube

J’imagine que vous avez été, comme nous lorsqu’on a tra­vaillé sur ce hors-​série, scot­chée par la déter­mi­na­tion de ces femmes ? 
Aude GG : Bien sûr ! Et j’ai été impres­sion­née par tous les obs­tacles qu’elles ont dû sur­mon­ter. Elles ont trans­cen­dé leur condi­tion, leur socié­té, leur reli­gion. Leurs com­pé­tences en sont décu­plées. Lorsqu’elles accèdent à leur but, elles sont sou­vent plus com­pé­tentes que les hommes, à poste ou à situa­tion égale. Pourtant, ces femmes sor­ties du lot ont été tout de même invi­si­bi­li­sées. Ces des­tins prouvent à quel point l’Histoire est écrite par et pour les vain­queurs et les domi­nants, donc par et pour les hommes.

En 2019, vous êtes pas­sée de Virago à un autre for­mat, Virag’INA, en par­te­na­riat avec l’INA. Une série qui revient, avec des archives, sur les étapes impor­tantes des com­bats pour les droits des femmes. On pro­nonce Viragu’Ina ou Virajina ? 
Aude GG : On pro­nonce Virajina ! En fait, au départ, c’est une blague. On a envoyé le pro­jet à l’INA et, curieu­se­ment, ils ont vali­dé le titre sans bron­cher. Mais qua­si­ment la veille de l’enregistrement, on a reçu un appel de cette véné­rable ins­ti­tu­tion : « Heu… on nous a dit Virag’Ina, ça res­semble un peu à vagin… c’est peut-​être un peu gênant non ? » On a réus­si à les convaincre de gar­der ce titre et tout va bien ! [Elle rit.]

Virag’INA, c’est une aven­ture dif­fé­rente, moins ludique ? 
Aude GG : Cette série défi­nit les contours poli­tiques de ce que je met­tais en scène depuis trois ans dans Virago, d’un point de vue his­to­rique et cultu­rel. Il s’agissait de mon­trer d’où viennent les lois, à par­tir de quels constats elles ont été mises en œuvre, ce qu’elles sont deve­nues et com­ment elles sont aujourd’hui, pour cer­taines, remises en cause. La loi sur l’IVG, par exemple, est sans arrêt redis­cu­tée. On l’a encore vu récem­ment. Le concept de Virag’INA, c’est d’expliquer tout ça. 

Incarner ces femmes, deve­nir Christine de Pisan, par exemple, c’est magni­fique non ? 
Aude GG : Totalement ! Du point de vue créa­tion et inven­tion, c’est un vrai bon­heur. Quand j’interprète Christine de Pisan [née vers 1364 à Venise, est la pre­mière femme fran­çaise à vivre de sa plume], je n’ai aucune réfé­rence pour le faire. Je m’amuse avec cette image, je fais des recherches sur elle, les por­traits qu’on en a, sur son carac­tère, ce qui a pu être dit par ses contemporain·es. Et sur­tout, je me suis appuyée sur une équipe for­mi­dable de maquilleuses, coif­feuses, costumières…

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Un autre épi­sode de la web-​série avec Amanishakhéto, inter­pré­tée par
Shirley Souagnon. © Capture d'écran YouTube

Avez-​vous eu des cri­tiques par rap­port à ce prisme fémi­niste que vous appli­quez à l’Histoire ? 
Aude GG : Bien sûr ! J’ai eu beau­coup de com­men­taires de la part d’historiens, tou­jours des hommes, qui s’insurgent contre ce point de vue. Je leur réponds cal­me­ment que leur prisme de lec­ture n’est pas le mien. Quand on lit dif­fé­rentes bio­gra­phies sur des per­son­nages, comme je l’ai fait, on constate qu’elles sont orien­tées parce qu’écrites presque tou­jours par des hommes. Ça peut aller très loin. Prenez l’exemple d’Alice Guy 1. Elle a été lit­té­ra­le­ment effa­cée de l’histoire du ciné­ma par George Sadoul 2. Pour écrire son ency­clo­pé­die du ciné­ma, il n’a pas creu­sé sur l’histoire des pre­miers films. Il est entré chez Gaumont, il a deman­dé « Qui est l’auteur de ces bobines ? » Un type a dit : « C’est moi. » Et il a noté le nom du type sans cher­cher plus loin. Or cette ency­clo­pé­die a fait réfé­rence ! Et quand Alice Guy a reven­di­qué ses œuvres, il lui a répon­du : « Oh, mais qu’est-ce que vous vou­lez, moi je suis un his­to­rien. C’est vrai, c’est aus­si par ouï-​dire qu’un his­to­rien écrit l’histoire. » C’est pour ça qu’il est impor­tant de conti­nuer à véri­fier, à réta­blir la véri­té sur ces femmes. Il faut qu’il y ait des articles, des livres, comme les Culottées, de Pénélope Bagieu 3, les Ni vues ni connues, des Georgette Sand 4, ou les hors-​séries de Causette ! Il en faut encore et encore, pour qu’on se sou­vienne de leur nom et que ces femmes repré­sentent un jour davan­tage que 2 % seule­ment des noms de rues en France. 

Vous avez mis en som­meil ces deux séries pour vous consa­crer à un livre, vous allez y reve­nir ?
Aude GG : Le livre V comme Virago5 m’a pris un temps fou, mais, sur­tout, il a clos quelque chose. Je pen­sais que ce serait l’occasion d’une pose, mais une page s’est tour­née et je ne pense pas reprendre. En tout cas, pas sous cette forme. Je pense à d’autres médias et aus­si à tou­cher d’autres publics. Par ailleurs, je par­ti­cipe au pod­cast Une autre Histoire, de Louie Média 6. La pre­mière sai­son était jus­te­ment consa­crée à Alice Guy, on tra­vaille sur une deuxième saison. 

Une ques­tion dif­fi­cile main­te­nant : quels sont les per­son­nages qui vous ont le plus tou­chée ? 
Aude GG : En effet, c’est très dif­fi­cile de choi­sir parce que ça varie selon les contextes et les périodes. En ce moment, je pense beau­coup à Vandana Shiva [éco­lo­giste, écri­vaine et fémi­niste indienne], dont j’ai fait le por­trait dans le livre. Elle a théo­ri­sé l’écoféminisme et les simi­li­tudes entre les sys­tèmes de domi­na­tions des hommes sur la nature et ceux qu’ils exercent sur les femmes. Elle sym­bo­lise pour moi tout ce qui est impor­tant aujourd’hui : à la fois la science, l’écologie et une conscience aiguë des rap­ports de domi­na­tion. Et par­mi celles que j’ai incar­nées, j’ai été par­ti­cu­liè­re­ment bou­le­ver­sée par Noor Hinayat Khan, espionne bri­tan­nique pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Torturée par les SS, elle ne tra­hit jamais et s’échappe deux fois ! Reprise par la Gestapo, elle est dépor­tée à Dachau et tor­tu­rée. Elle meurt en disant le mot « liber­té ». Son der­nier mot. Et ça n’est pas une anec­dote roma­nesque, ça a été rap­por­té par un offi­cier SS qui fai­sait par­tie de ses bour­reaux, très impres­sion­né par son courage.

Pour ter­mi­ner, êtes-​vous opti­miste sur les avan­cées du fémi­nisme ? 
Aude GG : Oui, les lignes bougent un peu. Mais pas tant que ça. Une anec­dote sur les dif­fi­cul­tés, encore aujourd’hui, à se faire entendre : j’ai été invi­tée par une grande radio géné­ra­liste avant le confi­ne­ment. On me dit : « On adore votre tra­vail, on est fan, on aime­rait beau­coup vous rece­voir. Pouvez-​vous venir tel jour ? » J’étais en tour­nage cette semaine-​là. « Mais la semaine d’après avec plai­sir ! » dis-​je. Réponse gênée : « Ah ben non, parce que c’est pour célé­brer le 8 mars ! » J’ai ri : « Et donc, vous êtes fan de mon tra­vail un jour par an ? » Bafouillements, excuses… ils ne m’ont jamais rap­pe­lée ! Donc, je suis opti­miste, mais… je reste vigilante. 

1. Alice Guy, après avoir été long­temps oubliée, est aujourd’hui recon­nue comme la pre­mière cinéaste de fic­tion. Elle a réa­li­sé son pre­mier film, La Fée aux choux, en 1896.

2. George Sadoul est un cri­tique et un his­to­rien du ciné­ma.
Son Histoire géné­rale du ciné­ma, fait réfé­rence.
 

3. Culottées, de Pénélope Bagieu. Éd. Gallimard. 

4. Ni vues ni connues, du col­lec­tif Georgette Sand. Éd. Hugo Doc. 

5. V comme Virago, d’Aude Gogny-​Goubert et Adrien Rebaudo. Éd. First. 

6. Une autre Histoire, pod­cast de Louie Media.

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