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Yaël tuant Sisera, huile sur toile, 1620. © Leemage

Artemisia Gentileschi : se ven­ger des hommes à coups de pinceau

Elle a réus­si à s’affranchir de la condi­tion à laquelle la condam­nait son sexe. Violée à l’âge de 17 ans, Artemisia Gentileschi peint des héroïnes ven­ge­resses et rebelles qui lui res­semblent. Une maî­trise consom­mée de l’art qui lui vaut d’être la pre­mière femme artiste à être admise à l’Académie de des­sin à Florence. 

Rome, début du XVIIe siècle. L’histoire com­mence dans les ruelles d’un quar­tier coupe-​gorge de la ville qui abrite une foule de peintres et de sculp­teurs venus de toute l’Europe. Des hommes qui, sou­vent, se jalousent et se haïssent. Rixes, menaces et meurtres hantent ces bas-​fonds où des fac­tions rivales manient l’épée chaque soir. Cette vio­lence virile est tout ce que connaît Artemisia Gentileschi, qui gran­dit dans un uni­vers dont les femmes sont absentes. « Je viens d’un monde où le poi­gnard, le poi­son et le pin­ceau se ren­contrent dans les mêmes mains », écrira‑t‑elle. L’adolescente a per­du sa mère, morte en couches quand elle n’avait que 12 ans. Au côté de ses frères, elle est édu­quée par un père ombra­geux, le peintre Orazio Gentileschi, qui en fait son appren­tie… et la tient cloî­trée dans son ate­lier. Il n’en fal­lait pas davan­tage pour que cette jeune artiste qui se rêve déjà peintre d’histoire – une spé­cia­li­té réser­vée aux hommes – déve­loppe un carac­tère bien trempé. 

L’année 1611 aurait pu l’arrêter net dans son élan. Orazio sait que sa fille, alors âgée de 17 ans et dotée d’une longue che­ve­lure auburn qui attise la convoi­tise, a du talent. Il mise là-​dessus pour rem­plir les caisses du foyer, mais encore faut-​il qu’elle se per­fec­tionne. C’est pour­quoi il demande au peintre Agostino Tassi, qui tra­vaille avec lui sur divers chan­tiers, de lui ensei­gner les règles de la pers­pec­tive. Mais cet ami de la famille ne se contente pas de faire d’Artemisia son élève. Il en pro­fite au pas­sage pour abu­ser d’elle au nez et à la barbe d’un père qui la retient pri­son­nière dans le huis clos du domi­cile. Et, affront suprême, renonce à sa pro­messe d’épouser celle qu’il a déflorée.

Tortures et humiliations

Dix mois plus tard, le pater fami­lias pré­sente une requête auprès de la cour pon­ti­fi­cale contre son col­lègue, qu’il accuse de viol. Moins pour sou­te­nir sa fille, qui se retrouve aus­si­tôt traî­née dans la boue, qu’en rai­son de sombres inté­rêts maté­riels : un litige com­mer­cial oppose alors les deux hommes… S’ensuivent huit mois d’instruction éprou­vants durant les­quels la peintre endure tout. Agostino Tassi convie à la barre des témoins qui n’hésitent pas à la pré­sen­ter comme une allu­meuse aux innom­brables amants, voire une pros­ti­tuée. Une voi­sine rétorque : « Chaque fois que le Signor Orazio par­tait, il me confiait tou­jours le soin de sa fille et atten­dait de moi que je lui rap­porte qui­conque se pré­sen­tait à sa porte. » Tortures et humi­lia­tions s’enchaînent. On lui broie les pha­langes, dont elle a tant besoin dans son tra­vail, pour lui faire avouer la véri­té. Et, comble du déshon­neur, on va jusqu’à lui faire subir un exa­men gyné­co­lo­gique public pour véri­fier l’exactitude de ses dires…

À aucun moment elle ne flanche. « C’est vrai », persiste‑t‑elle avec entê­te­ment. Tous ces sévices ne suf­fisent pas à la désta­bi­li­ser. Sans perdre son sang-​froid, elle décrit la scène trau­ma­tique en des termes aus­si pré­cis que crus : « Il fer­ma la chambre à clé et après l’avoir fer­mée il me jeta sur le bord du lit en me frap­pant sur la poi­trine avec une main, me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse pas les ser­rer et me rele­va les vête­ments, qu’il eut beau­coup de mal à m’enlever, me mit une main à la gorge et un mou­choir dans la bouche pour que je ne crie pas et il me lâcha les mains qu’il me tenait avant avec l’autre main, ayant d’abord mis les deux genoux entre mes jambes et appuyant son membre sur mon sexe il com­men­ça à pous­ser et le mit dedans, je lui grif­fai le visage et lui tirai les che­veux et avant qu’il le mette encore dedans je lui écra­sai le membre en lui arra­chant un mor­ceau de chair. »

Tant de pug­na­ci­té sera payante. Son agres­seur est décla­ré cou­pable. En théo­rie, il encourt la peine capi­tale, mais, en pra­tique, il risque l’exil, des coups de fouet, voire une simple amende. Le juge lui laisse le choix entre une peine de cinq ans de tra­vaux for­cés et le ban­nis­se­ment de Rome. Vite vu : Agostino Tassi opte pour la seconde solu­tion. Sauf qu’il n’aura pas à s’y sou­mettre. Le juge­ment ? Annulé… À cette époque, avoir des rela­tions peut vous sor­tir de tous les mau­vais pas.

Mais Artemisia a l’étoffe des héroïnes ven­ge­resses et rebelles – bibliques ou mytho­lo­giques – qui peuplent ses pein­tures et qui lui res­semblent étran­ge­ment. Sous son ­pin­ceau, la main de Judith qui déca­pite Holopherne ne tremble pas. Le buste en retrait pour évi­ter les écla­bous­sures, elle fait gicler le sang sur le drap blanc d’un geste volon­taire. Et Yaël, qui enfonce un clou dans le crâne de Sisera à coups de mar­teau, ne verse pas davan­tage dans la sen­si­ble­rie. Elle exé­cute sa tâche sans pas­sion. Sans oublier Suzanne, qui refuse les avances de deux vieillards, et Cléopâtre, qui se sui­cide pour échap­per à une mort abjecte… Ces modèles, Artemisia ne les a, bien sûr, pas choi­sis au hasard. S’imaginer en vic­time est impen­sable pour elle qui est tout entière tour­née vers un objec­tif : éga­ler les hommes.

Une ambi­tion sans limites

Ayant démé­na­gé à ­Florence avec son mari, celle qui s’inspire du Caravage et peint pour la cour des ­Médicis ­réus­sit l’exploit d’être admise à l’Académie du des­sin en 1616, pre­mière aca­dé­mie artis­tique appa­rue en Europe, pré­si­dée par Michel-​Ange, puis par Titien et le Tintoret. Bien que d’autres femmes aient connu le suc­cès avant elle, jamais aucune n’a joui d’un pareil pri­vi­lège jusque-​là. Mais son ambi­tion est sans limites. Au contraire de ses consœurs qui se laissent enfer­mer dans un genre, elle trans­gresse les règles qui entravent sa créa­ti­vi­té. Au point de bra­ver un tabou reli­gieux : exa­mi­ner son propre corps, obser­ver ses seins, son sexe, ses fesses, ses cuisses. Peindre des sujets bibliques était déjà une gageure, mais repré­sen­ter des nus fémi­nins – qui plus est en se pre­nant pour modèle –, voi­là qui confine à l’hérésie. Surtout, ­Artemisia ne brosse pas le public mas­cu­lin dans le sens du poil. Ses héroïnes ne sont ni douces ni émo­tives, elles ne prennent pas les armes la larme à l’œil, elles foncent. « Vous trou­ve­rez en moi l’âme de César dans un corps de femme », écrit-​elle dans une lettre adres­sée à Don Antonio Ruffo, un ama­teur d’art sici­lien. Plutôt mus­clé pour l’époque. 

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