Virilité : un steak, une pipe et au lit

Consommer les ani­maux et les femmes procéderait-​il d’une même pul­sion virile de domi­na­tion ? Cette inter­ro­ga­tion nour­rit la réflexion de cher­cheuses et de mili­tantes sur la voie de la conver­gence des luttes fémi­nistes et antispécistes.

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© Laura Lafon pour Causette

C’est une conser­ve­rie bre­tonne qui a le bon goût d’appeler son pro­duit le Pâté d’Cochonne, assor­ti du des­sin d’une truie en maillot de bain. Ou une bou­che­rie du Val‑d’Oise dont l’affiche en 4 × 3 montre une femme en sous-​vêtements, une pièce de viande sur l’épaule, sur­mon­tée du slo­gan : « retrou­vez les meilleurs plans crus près de chez vous ! ». Ou encore cette jour­née spé­ciale, le 14 mars, qui ravit la presse mas­cu­line anglo-​saxonne : lan­cée semble-​t-​il par un DJ amé­ri­cain, popu­la­ri­sée grâce au Web, la Steak and blow job day (« jour­née du steak et de la fel­la­tion ») invite les femmes à gra­ti­fier leur par­te­naire d’une gâte­rie sexuelle et d’une savou­reuse pièce de viande.

Consommer les femmes et les ani­maux pro­cé­de­rait d’une même pul­sion, virile, car­nas­sière. Militante et cher­cheuse indé­pen­dante, coau­trice de Solidarité ani­male. Défaire la socié­té spé­ciste (La Découverte, 2020), Axelle Playoust-​Braure a étu­dié ces repré­sen­ta­tions qu’elle appelle « car­no­sexistes ». D’un côté, « des ani­maux hyper­sexua­li­sés, dans des posi­tions agui­cheuses ». De l’autre, « des femmes ani­ma­li­sées, à quatre pattes, avec de la four­rure, ou frag­men­tées comme des mor­ceaux de viande par des cadrages sur leurs par­ties “consom­mables” : poi­trine, cuisses, etc. Ces conte­nus véhi­culent une même idée de corps appé­tis­sants, dis­po­nibles pour être consom­més, et d’êtres vivants des­ti­nés à satis­faire un plai­sir gus­ta­tif ou sexuel », note-​t-​elle. Au-​delà de la pub, dans la culture popu­laire, des expres­sions reflètent une ani­ma­li­sa­tion des humaines dou­blée d’une éro­ti­sa­tion des femelles ani­males. « La femme est féline, tigresse, tel un gibier que l’on domes­tique, sou­ligne la lin­guiste Catherine Ruchon. Elle est aus­si la poule, la truie que l’homme pos­sède, comme l’animal. Ces dis­cours relèvent d’une posi­tion sexiste, mais aus­si “spé­ciste”, car l’on attri­bue à l’animal des qua­li­tés stig­ma­ti­santes sans réa­li­té zoologique. » 

La double domi­na­tion des femmes et des ani­maux ouvre pour certain·es un espace de réflexion, au car­re­four du fémi­nisme et de l’« anti­spé­cisme », un mou­ve­ment qui s’oppose au « fait de consi­dé­rer que les inté­rêts des ani­maux non humains – ne pas souf­frir, ne pas être tué, être libre de ses mou­ve­ments… – ont moins d’importance que ceux des humains », explique Axelle Playoust-​Braure. Une « dis­cri­mi­na­tion injuste » qui s’incarne dans l’élevage, les abat­toirs, la pêche, la chasse, les expé­ri­men­ta­tions ani­males ou les cirques. L’antispécisme contem­po­rain, qui refuse la consom­ma­tion de pro­duits issus des ani­maux, date des années 1970 et des tra­vaux du phi­lo­sophe aus­tra­lien Peter Singe1. « Il consi­dère que le spé­cisme est aus­si injus­ti­fiable que le racisme et le sexisme, car l’espèce est un cri­tère de dis­cri­mi­na­tion arbi­traire comme la race ou le sexe », com­plète Axelle Playoust-Braure.

Les corps exploités

Dans ses recherches, celle-​ci s’attache à « trans- poser aux rap­ports humains-​animaux les rap­ports de pou­voir et d’exploitation que l’on observe dans les rap­ports hommes-​femmes ». Doctorante à l’uni- ver­si­té Paris-​8-​Vincennes-​Saint-​Denis, membre du col­lec­tif éco­fé­mi­niste Voix Déterres, Myriam Bahaffou dresse un constat simi­laire. « Françoise d’Eaubonne [pen­seuse de l’écoféminisme, ndlr] situe les ori­gines du patriar­cat au moment où l’agriculture s’est séden­ta­ri­sée, résume-​t-​elle. C’est à ce moment-​là que se déve­loppe l’élevage et que les hommes voient les ani­maux se repro­duire. Le pro­ces­sus de la repro­duc­tion perd de son mys­tère et les femmes, une cer­taine forme de pou­voir. Leur corps se retrouve alors exploi­té comme celui des ani­maux et comme la terre, autant de récep­tacles atten­dant la semence de l’homme tout-puissant. »

Dans La Politique sexuelle de la viande (éd. L’Âge d’homme)2, la mili­tante ani­ma­liste amé­ri­caine Carol J. Adams rap­pelle que, dès le XIXe siècle, des femmes se sont sen­ties soli­daires du sort des ani­maux. Ainsi ces suf­fra­gettes amé­ri­caines, bri­tan­niques ou irlan­daises à la pointe de la lutte contre la vivi­sec­tion ani­male. La conver­gence des luttes connaît aujourd’hui un renou­veau, mais reste embryon­naire, et par­fois incom­prise. Christine Delphy, direc­trice de recherche émé­rite au CNRS et cofon­da­trice du MLF, n’est pas convain­cue par la compa- rai­son entre les deux sys­tèmes d’oppression. « Ce n’est pas parce qu’on uti­lise le même mot de “domi­na­tion” qu’on parle de la même chose. Au risque d’oublier ce que fait la domi­na­tion mas­cu­line, ses spé­ci­fi­ci­tés », souligne-​t-​elle.

Au sein même des mou­ve­ments anti­spé­cistes et fémi­nistes, des points font débat. Peut-​on, par exemple, qua­li­fier de viol l’insémination arti­fi­cielle des femelles d’élevage, comme le font l’association Peta et d’autres militant·es ? « Qu’est-ce qui relève de l’analogie, de la simi­li­tude ou d’une réelle iden­ti­té ? Ce sont des ques­tions polé­miques, pas du tout tran­chées », pré­vient Myriam Bahaffou. La cher­cheuse pré­fère s’intéresser aux « logiques et aux sys­tèmes d’exploitation » et voit le refus de consom­mer des ani­maux comme « une nou­velle forme de radi­ca­li­té du fémi­nisme ». « Continuer à enté­ri­ner la domi­na­tion des ani­maux et leur cho­si­fi­ca­tion, conclut Axelle Playoust-​Braure, c’est lais­ser la pos­si­bi­li­té que des humains, à commen- cer par les femmes, soient trai­tés comme tels. »

  1. Auteur, en 1975, d’Animal Liberation, HarperCollins.[]
  2. The Sexual Politics of Meat. A Feminist-​Vegetarian Critical Theory, Bloomsbury Academic, 1990.[]
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