Le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti, a présenté le 9 février dernier les propositions du gouvernement pour renforcer la protection des enfants victimes de violences sexuelles. Parmi les pistes envisagées, celle d’une prescription glissante. Un nouveau concept juridique qui suspendrait la prescription de faits anciens si des faits similaires non prescrits avaient été commis par un même auteur. Une proposition qui relance le débat sur l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·es.
La parution de La Familia grande début 2021 a fait l’effet d’une déflagration. La juriste Camille Kouchner y accuse son beau-père, Olivier Duhamel, d’actes incestueux sur son frère jumeau, Victor, quand ils étaient adolescents à la fin des années 80. Suite à ces révélations le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « viols et agressions sexuelles » à l’encontre du politologue de renom afin d’identifier toute autre victime potentielle. Victor a de son côté porté plainte contre Olivier Duhamel ce 26 janvier. Mais, sans nouveau·elle plaignant·e, ce dernier ne pourra néanmoins être poursuivi par la justice puisqu’au moment des faits qui auraient été commis sur Victor, la prescription des crimes sexuels n’était que de dix ans après la majorité de la victime, soit 28 ans. Elle a donc été acquise dès 2003. Depuis, le délai de prescription, c’est-à-dire l’écoulement du temps au-delà duquel on ne peut plus agir sur le plan pénal, et ce même si les faits sont avérés et même s’ils ont existé, s’est rallongé. Une première fois de dix ans en 2004. Puis, la loi dite « Schiappa » portée en 2018 par Marlène Schiappa alors secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes le rallonge une nouvelle fois de dix ans permettant actuellement aux victimes de poursuivre leur agresseur trente ans après leur majorité, jusqu’à 48 ans donc.
Un arsenal juridique toutefois insuffisant pour nombre d’associations et de personnalités politiques, favorables depuis des années à une imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·es. En droit français, seuls les crimes contre l’humanité sont pour le moment imprescriptibles. Alors, à l’heure où la société prête de plus en plus attention à la parole des victimes et où le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, a annoncé sa volonté de durcir la loi, faut-il permettre aux personnes victimes de crimes sexuels lorsqu’elles étaient enfants de saisir la justice jusqu’à la fin de leur vie ? La présidente de l’association Face à L’inceste, Isabelle Aubry, l’avocate Caroline Mécary, la sénatrice socialiste Michelle Meunier et la militante Caroline de Haas apportent pour Causette des éléments de réponses sur ce débat.
Isabelle Aubry
PRÉSIDENTE DE L'ASSOCIATION FACE À L'INCESTE ET AUTRICE DU LIVRE <em>LA PREMIÈRE FOIS J'AVAIS 6 ANS</em>*
« Face à l’inceste demande l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs depuis vingt ans. Tout commence en 2000 lorsqu’une de nos membres souhaite porter plainte à 32 ans pour viol contre son grand-père lorsqu’elle était mineure car elle savait qu’il continuait à abuser d’enfants. <br>À l’époque, le délai de prescription était de dix ans après la majorité de la victime, donc l’âge de 28 ans. En raison de ce délai, cette jeune femme s’est vu répondre au commissariat : "Madame, il fallait se réveiller avant, maintenant c’est trop tard”. Devant l’impossibilité pour elle d’obtenir justice ainsi que de ne pouvoir protéger les victimes actuelles de cet homme, cette femme s’est suicidée peu de temps après. Au même moment, une autre de nos membres canadienne est également sortie du déni à 32 ans pour porter plainte contre son père. Une enquête a été ouverte, la prescription n’existant pas pour les crimes au Canada. Ils ont alors découvert qu’il y avait d’autres victimes mineures. On s’est rendu compte que d’un pays à l’autre, une loi protège les enfants actuellement mineurs et l’autre non.<br>Depuis, on revendique inlassablement une imprescriptibilité des crimes sexuels sur des mineurs car ce n’est pas seulement rendre justice aux victimes, c’est aussi protéger les enfants actuels. Condamner un agresseur cinquante ou soixante ans après les faits, c’est éviter d’autres victimes potentielles. Depuis 2000, la justice française a effectivement rallongé le délai de vingt ans mais elle ne part toujours pas du principe qu’il faudrait purement et simplement en finir avec la prescription. <br>La prescriptibilité glissante <em>[la prescription serait interrompue si de nouveaux faits similaires sont commis par un même auteur, ndlr]</em> évoquée par Éric Dupond-Moretti est une avancée mais ne résout pas le problème de fond. La loi de 2018 n’est pas suffisante non plus selon moi car certaines victimes continuent de sortir du déni bien après l’âge de 48 ans et elles se retrouvent dépourvues de justice. En cas d’inceste, la parole est extrêmement dure à libérer de par la complexité des liens qu’entretiennent accusés et victimes. <br>Pour le comprendre, imaginons que notre famille est un bateau. Dénoncer des actes incestueux lorsqu’on est jeune revient à mettre des coups de hache dans sa cale. C’est quasiment impossible. Si certaines victimes y parviennent en grandissant et en construisant leur propre bateau, pour d'autres, le déni est encore présent. Elles parlent tardivement en se rendant compte qu’elles exposent leurs enfants, leurs petits-enfants à leur agresseur. J’ai entendu des milliers de victimes d’inceste et aucune ne m’a dit avoir besoin d’une date butoir pour parler de leur abus. Elles ont surtout besoin de temps. Car le temps qu’il faille pour sortir de ce déni et libérer sa parole appartient à chacun c’est pourquoi l’imprescriptibilité des crimes sexuels est nécessaire : les victimes doivent parler quand elles sont prêtes. Notre société évolue, la justice doit suivre car pour le moment le délai de prescription protège davantage les violeurs que les enfants. »
*La première fois, j’avais 6 ans,
d’Isabelle Aubry. Éditions XO,
2021, 272 pages, 18 euros.
Caroline Mecary
AVOCATE AU BARREAU DE PARIS
« Je comprends sincèrement que les associations revendiquent l’imprescriptibilité car d’un point de vue symbolique, cela fait prendre conscience de l’horreur que sont les crimes sexuels contre les mineurs. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne solution. Bien sûr qu’il faut de la sanction pénale en la matière mais la loi du 30 août 2018 permettant de poursuivre jusqu’à 30 ans après la majorité est amplement suffisante. Ceux qui revendiquent une imprescriptibilité raisonnent comme si la loi n’avait pas changé. Alors qu’elle a pris en considération toute la difficulté pour ce type d’infraction à être révélée dans le temps habituel de la prescription. <br>Par exemple, si les faits de l’affaire Springora avaient été commis sous l’empire de la loi actuelle <em>[celle qui existe depuis 2018, ndlr] </em>ils n’auraient pas été prescrits et Gabriel Matzneff aurait pu être condamné. Pareil pour l’affaire Duhamel, si la victime, Victor Kouchner, avait décidé de porter plainte. En clair, si ces cas se produisaient aujourd’hui, l’arsenal juridique actuel serait en mesure d’y répondre. Il faut aussi ajouter que cette loi est récente, elle n’a que deux ans. Il faut donc lui laisser le temps de s’appliquer. Dans vingt ou trente ans, nous pourrons constater ces effets et voir qu’elle fonctionne correctement. Il est vrai que certains pays rendent les crimes imprescriptibles mais je ne suis pas certaine que cela garantisse pour autant une meilleure justice. Il est effectivement illusoire de penser que l’imprescriptibilité renforcerait l'obtention de justice des victimes, tant il est extrêmement difficile de juger une affaire plusieurs décennies après les faits. En raison du dépérissement de la preuve : est-ce qu’on va trouver des éléments matériels pouvant attester du viol par exemple ? Est-ce que les témoins sont encore en vie ? Et puis, plus le temps passe, plus les souvenirs peuvent être déformés. Réservons donc l’imprescriptibilité aux crimes contre l’humanité car la hiérarchie dans la gravité des faits est importante, sans cela, plus rien n’aurait de sens. S’il n’y a pas besoin d’aller sur le terrain législatif, il y a en revanche un travail de prévention et d’éducation à faire en amont sur la culture du viol dont nous sommes imprégnés sans même en avoir conscience. Il faut impérativement que tous les professionnels de l’enfance et de la police soient formés aux questions de violences sexuelles. Il faut également éduquer les garçons et les filles dès le plus jeune âge, c’est comme cela qu’on renforcera la protection des enfants victimes de crimes sexuels. <br>La question n’est pas de rendre ou non les crimes sexuels sur mineurs imprescriptibles. La question c’est “comment faire pour que ces hommes cessent de violer ?” Et la réponse n’est pas au niveau de la loi. Elle réside dans la prévention et l’éducation. »
Caroline de Haas
Militante féministe*
« Je ne suis pas favorable à l’imprescriptibilité des crimes sexuels. Je ne suis pas non plus favorable à un durcissement des peines. Sur le fond, je ne suis pas d’accord avec ces revendications et je pense que c’est une mauvaise stratégie de les mettre en avant. Je suis convaincue que l’imprescriptibilité n’est pas une solution pour en finir avec les violences sexuelles. Ce n’est pas en disant aux personnes qui violent qu’elles pourront être poursuivies plus longtemps qu’elles arrêteront de violer. Qui peut penser qu’un homme qui commet un viol ignore que c’est un crime très sévèrement puni ? Qu’en le rendant encore plus durement puni, on va convaincre des gens d’arrêter de violer ? Je pense aussi que la prescription est juste parce que je ne pense pas qu'on puisse être poursuivi·e jusqu’à sa mort, même pour des crimes. <br><em>« Et les victimes alors ? »</em> Il me semble que la justice ne se construit pas pour les victimes ou à partir de leurs besoins, et de leurs souhaits. 50 ans après les faits, rappeler une règle, est-ce que cela permet de rétablir l’ordre public et de faire reculer les violences ? Je ne suis pas sûre. <br>Par ailleurs, il peut être difficile de sanctionner des années après, vu la difficulté de rassembler les éléments matériels – et c'est simplement impossible si l'auteur des faits est décédé. Penser la reconstruction des victimes par le biais de la sanction n’est pas satisfaisant. La société devrait accompagner les victimes au-delà de la décision pénale. <br>Et au-delà du fond, je pense que porter cette revendication est une erreur stratégique. Cela fait sortir du champ du débat les deux enjeux principaux de la lutte contre les violences : la prévention et les moyens qui lui sont dédiés. L’objectif prioritaire des politiques publiques devrait être de faire cesser les violences sexuelles. Pour rappel, 6,7 millions de personnes ont subi l’inceste en France. 94 000 viols sont commis chaque année par des hommes sur des femmes. Ces deux éléments sont des angles morts absolus des politiques publiques menées aujourd’hui en matière de lutte contre les violences. <br>Enfin, un processus législatif pour voter cette mesure prendrait du temps. Sauf que nous n’avons pas le temps. Chaque jour, en France, des enfants sont victimes de violences sexuelles dans leur famille. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle loi. Si nous voulons en finir avec les violences, nous avons des moyens beaucoup plus efficaces que durcir les politiques pénales. »
* propos recueillis sur son compte Twitter
Michelle Meunier
SÉNATRICE SOCIALISTE DE LOIRE-ATLANTIQUE
« Je suis pour l’imprescriptibilité. Aujourd’hui, les prédateurs ont ce sentiment, insupportable, d’impunité. L’actualité récente nous le prouve. On voit que certains agresseurs sont protégés par des institutions qui savent, mais ne parlent pas. C’est parfois le cas dans le milieu culturel mais cela existe aussi dans l’église ou à l’école. J’ai travaillé au Sénat sur la pédocriminalité dans ces institutions et je pense que l’imprescriptibilité rendrait l'omerta de entre-soi plus difficile. Bien sûr, cela n’empêchera pas les violeurs de violer. Mais cela leur envoie le message que le risque d'un procès est plus grand.<br>Mais la question de l’imprescriptibilité, c’est avant-tout une mesure en réponse à la souffrance des victimes qui elles, de fait, souffrent toute leur vie. Ce passage à la justice, même s’il s’avérait symbolique, reste un passage à l’acte qui pose au niveau de la société un signal fort qui dit : <em>« On vous a entendues, on vous croit. »</em> C’est d’autant plus nécessaire que les victimes disent que ce resurgissement de l’acte violent, son souvenir, peut arriver à n’importe quel moment. Il n’y a pas d’âge. Si vous mettez une date butoir, vous aurez forcément un coup d’arrêt à d’autres prises de conscience et de parole. L’autre argument qui consiste à dire que mettre une date butoir permet de se donner un horizon pour demander justice n'est pas à propos. Ici, on parle de violence, de souffrance, de traumatisme, pas d’une "to do list". <br>Et puis l’argument majeur développé contre l’imprescriptibilité, c’est le fait que cela ne s’applique qu’en cas de génocide. Certes, mais par exemple si l’on regarde ce fléau qu’est l’inceste, c’est quand même 1 enfant sur 10 qui en serait victime. Donc sans parler de génocide, c’est un vrai phénomène de masse. »