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Tribunal de Marseille, octobre 2020 © A.C.

Violences sexuelles sur mineur·es : faut-​il rendre les crimes sexuels imprescriptibles ?

Le ministre de la Justice, Éric Dupont-​Moretti, a pré­sen­té le 9 février der­nier les pro­po­si­tions du gou­ver­ne­ment pour ren­for­cer la pro­tec­tion des enfants vic­times de vio­lences sexuelles. Parmi les pistes envi­sa­gées, celle d’une pres­crip­tion glis­sante. Un nou­veau concept juri­dique qui sus­pen­drait la pres­crip­tion de faits anciens si des faits simi­laires non pres­crits avaient été com­mis par un même auteur. Une pro­po­si­tion qui relance le débat sur l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·es.

La paru­tion de La Familia grande début 2021 a fait l’effet d’une défla­gra­tion. La juriste Camille Kouchner y accuse son beau-​père, Olivier Duhamel, d’actes inces­tueux sur son frère jumeau, Victor, quand ils étaient ado­les­cents à la fin des années 80. Suite à ces révé­la­tions le par­quet de Paris a ouvert une enquête pour « viols et agres­sions sexuelles » à l’encontre du poli­to­logue de renom afin d’identifier toute autre vic­time poten­tielle. Victor a de son côté por­té plainte contre Olivier Duhamel ce 26 jan­vier. Mais, sans nouveau·elle plaignant·e, ce der­nier ne pour­ra néan­moins être pour­sui­vi par la jus­tice puisqu’au moment des faits qui auraient été com­mis sur Victor, la pres­crip­tion des crimes sexuels n’était que de dix ans après la majo­ri­té de la vic­time, soit 28 ans. Elle a donc été acquise dès 2003.  Depuis, le délai de pres­crip­tion, c’est-à-dire l’écoulement du temps au-​delà duquel on ne peut plus agir sur le plan pénal, et ce même si les faits sont avé­rés et même s’ils ont exis­té, s’est ral­lon­gé. Une pre­mière fois de dix ans en 2004. Puis, la loi dite « Schiappa » por­tée en 2018 par Marlène Schiappa alors secré­taire d’État char­gée de l’Égalité entre les femmes et les hommes le ral­longe une nou­velle fois de dix ans per­met­tant actuel­le­ment aux vic­times de pour­suivre leur agres­seur trente ans après leur majo­ri­té, jusqu’à 48 ans donc. 

Un arse­nal juri­dique tou­te­fois insuf­fi­sant pour nombre d’associations et de per­son­na­li­tés poli­tiques, favo­rables depuis des années à une impres­crip­ti­bi­li­té des crimes sexuels sur mineur·es. En droit fran­çais, seuls les crimes contre l’humanité sont pour le moment impres­crip­tibles. Alors, à l’heure où la socié­té prête de plus en plus atten­tion à la parole des vic­times et où le ministre de la Justice, Éric Dupond-​Moretti, a annon­cé sa volon­té de dur­cir la loi, faut-​il per­mettre aux per­sonnes vic­times de crimes sexuels lorsqu’elles étaient enfants de sai­sir la jus­tice jusqu’à la fin de leur vie ? La pré­si­dente de l’association Face à L’inceste, Isabelle Aubry, l’avocate Caroline Mécary, la séna­trice socia­liste Michelle Meunier et la mili­tante Caroline de Haas apportent pour Causette des élé­ments de réponses sur ce débat.

Isabelle Aubry

PRÉSIDENTE DE L'ASSOCIATION FACE À L'INCESTE ET AUTRICE DU LIVRE <em>LA PREMIÈRE FOIS J'AVAIS 6 ANS</em>*

« Face à l’inceste demande l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs depuis vingt ans. Tout com­mence en 2000 lorsqu’une de nos membres sou­haite por­ter plainte à 32 ans pour viol contre son grand-​père lorsqu’elle était mineure car elle savait qu’il conti­nuait à abu­ser d’enfants. <br>À l’époque, le délai de pres­crip­tion était de dix ans après la majo­ri­té de la vic­time, donc l’âge de 28 ans. En rai­son de ce délai, cette jeune femme s’est vu répondre au com­mis­sa­riat : "Madame, il fal­lait se réveiller avant, main­te­nant c’est trop tard”. Devant l’impossibilité pour elle d’obtenir jus­tice ain­si que de ne pou­voir pro­té­ger les vic­times actuelles de cet homme, cette femme s’est sui­ci­dée peu de temps après. Au même moment, une autre de nos membres cana­dienne est éga­le­ment sor­tie du déni à 32 ans pour por­ter plainte contre son père. Une enquête a été ouverte, la pres­crip­tion n’existant pas pour les crimes au Canada. Ils ont alors décou­vert qu’il y avait d’autres vic­times mineures. On s’est ren­du compte que d’un pays à l’autre, une loi pro­tège les enfants actuel­le­ment mineurs et l’autre non.<br>Depuis, on reven­dique inlas­sa­ble­ment une impres­crip­ti­bi­li­té des crimes sexuels sur des mineurs car ce n’est pas seule­ment rendre jus­tice aux vic­times, c’est aus­si pro­té­ger les enfants actuels. Condamner un agres­seur cin­quante ou soixante ans après les faits, c’est évi­ter d’autres vic­times poten­tielles. Depuis 2000, la jus­tice fran­çaise a effec­ti­ve­ment ral­lon­gé le délai de vingt ans mais elle ne part tou­jours pas du prin­cipe qu’il fau­drait pure­ment et sim­ple­ment en finir avec la pres­crip­tion. <br>La pres­crip­ti­bi­li­té glis­sante <em>[la pres­crip­tion serait inter­rom­pue si de nou­veaux faits simi­laires sont com­mis par un même auteur, ndlr]</em> évo­quée par Éric Dupond-​Moretti est une avan­cée mais ne résout pas le pro­blème de fond. La loi de 2018 n’est pas suf­fi­sante non plus selon moi car cer­taines vic­times conti­nuent de sor­tir du déni bien après l’âge de 48 ans et elles se retrouvent dépour­vues de jus­tice. En cas d’inceste, la parole est extrê­me­ment dure à libé­rer de par la com­plexi­té des liens qu’entretiennent accu­sés et vic­times. <br>Pour le com­prendre, ima­gi­nons que notre famille est un bateau. Dénoncer des actes inces­tueux lorsqu’on est jeune revient à mettre des coups de hache dans sa cale. C’est qua­si­ment impos­sible. Si cer­taines vic­times y par­viennent en gran­dis­sant et en construi­sant leur propre bateau, pour d'autres, le déni est encore pré­sent. Elles parlent tar­di­ve­ment en se ren­dant compte qu’elles exposent leurs enfants, leurs petits-​enfants à leur agres­seur. J’ai enten­du des mil­liers de vic­times d’inceste et aucune ne m’a dit avoir besoin d’une date butoir pour par­ler de leur abus. Elles ont sur­tout besoin de temps. Car le temps qu’il faille pour sor­tir de ce déni et libé­rer sa parole appar­tient à cha­cun c’est pour­quoi l’imprescriptibilité des crimes sexuels est néces­saire : les vic­times doivent par­ler quand elles sont prêtes. Notre socié­té évo­lue, la jus­tice doit suivre car pour le moment le délai de pres­crip­tion pro­tège davan­tage les vio­leurs que les enfants. »

*La pre­mière fois, j’avais 6 ans,
d’Isabelle Aubry. Éditions XO,
2021, 272 pages, 18 euros.

Caroline Mecary

AVOCATE AU BARREAU DE PARIS

« Je com­prends sin­cè­re­ment que les asso­cia­tions reven­diquent l’imprescriptibilité car d’un point de vue sym­bo­lique, cela fait prendre conscience de l’horreur que sont les crimes sexuels contre les mineurs. Mais je ne crois pas que ce soit la bonne solu­tion. Bien sûr qu’il faut de la sanc­tion pénale en la matière mais la loi du 30 août 2018 per­met­tant de pour­suivre jusqu’à 30 ans après la majo­ri­té est ample­ment suf­fi­sante. Ceux qui reven­diquent une impres­crip­ti­bi­li­té rai­sonnent comme si la loi n’avait pas chan­gé. Alors qu’elle a pris en consi­dé­ra­tion toute la dif­fi­cul­té pour ce type d’infraction à être révé­lée dans le temps habi­tuel de la pres­crip­tion. <br>Par exemple, si les faits de l’affaire Springora avaient été com­mis sous l’empire de la loi actuelle <em>[celle qui existe depuis 2018, ndlr] </em>ils n’auraient pas été pres­crits et Gabriel Matzneff aurait pu être condam­né. Pareil pour l’affaire Duhamel, si la vic­time, Victor Kouchner, avait déci­dé de por­ter plainte. En clair, si ces cas se pro­dui­saient aujourd’hui, l’arsenal juri­dique actuel serait en mesure d’y répondre. Il faut aus­si ajou­ter que cette loi est récente, elle n’a que deux ans. Il faut donc lui lais­ser le temps de s’appliquer. Dans vingt ou trente ans, nous pour­rons consta­ter ces effets et voir qu’elle fonc­tionne cor­rec­te­ment. Il est vrai que cer­tains pays rendent les crimes impres­crip­tibles mais je ne suis pas cer­taine que cela garan­tisse pour autant une meilleure jus­tice. Il est effec­ti­ve­ment illu­soire de pen­ser que l’imprescriptibilité ren­for­ce­rait l'obtention de jus­tice des vic­times, tant il est extrê­me­ment dif­fi­cile de juger une affaire plu­sieurs décen­nies après les faits. En rai­son du dépé­ris­se­ment de la preuve : est-​ce qu’on va trou­ver des élé­ments maté­riels pou­vant attes­ter du viol par exemple ? Est-​ce que les témoins sont encore en vie ? Et puis, plus le temps passe, plus les sou­ve­nirs peuvent être défor­més. Réservons donc l’imprescriptibilité aux crimes contre l’humanité car la hié­rar­chie dans la gra­vi­té des faits est impor­tante, sans cela, plus rien n’aurait de sens. S’il n’y a pas besoin d’aller sur le ter­rain légis­la­tif, il y a en revanche un tra­vail de pré­ven­tion et d’éducation à faire en amont sur la culture du viol dont nous sommes impré­gnés sans même en avoir conscience. Il faut impé­ra­ti­ve­ment que tous les pro­fes­sion­nels de l’enfance et de la police soient for­més aux ques­tions de vio­lences sexuelles. Il faut éga­le­ment édu­quer les gar­çons et les filles dès le plus jeune âge, c’est comme cela qu’on ren­for­ce­ra la pro­tec­tion des enfants vic­times de crimes sexuels. <br>La ques­tion n’est pas de rendre ou non les crimes sexuels sur mineurs impres­crip­tibles. La ques­tion c’est “com­ment faire pour que ces hommes cessent de vio­ler ?” Et la réponse n’est pas au niveau de la loi. Elle réside dans la pré­ven­tion et l’éducation. »

Caroline de Haas

Militante fémi­niste*

« Je ne suis pas favo­rable à l’imprescriptibilité des crimes sexuels. Je ne suis pas non plus favo­rable à un dur­cis­se­ment des peines. Sur le fond, je ne suis pas d’accord avec ces reven­di­ca­tions et je pense que c’est une mau­vaise stra­té­gie de les mettre en avant. Je suis convain­cue que l’imprescriptibilité n’est pas une solu­tion pour en finir avec les vio­lences sexuelles. Ce n’est pas en disant aux per­sonnes qui violent qu’elles pour­ront être pour­sui­vies plus long­temps qu’elles arrê­te­ront de vio­ler. Qui peut pen­ser qu’un homme qui com­met un viol ignore que c’est un crime très sévè­re­ment puni ? Qu’en le ren­dant encore plus dure­ment puni, on va convaincre des gens d’arrêter de vio­ler ? Je pense aus­si que la pres­crip­tion est juste parce que je ne pense pas qu'on puisse être poursuivi·e jusqu’à sa mort, même pour des crimes. <br><em>« Et les vic­times alors ? »</​em> Il me semble que la jus­tice ne se construit pas pour les vic­times ou à par­tir de leurs besoins, et de leurs sou­haits. 50 ans après les faits, rap­pe­ler une règle, est-​ce que cela per­met de réta­blir l’ordre public et de faire recu­ler les vio­lences ? Je ne suis pas sûre. <br>Par ailleurs, il peut être dif­fi­cile de sanc­tion­ner des années après, vu la dif­fi­cul­té de ras­sem­bler les élé­ments maté­riels – et c'est sim­ple­ment impos­sible si l'auteur des faits est décé­dé. Penser la recons­truc­tion des vic­times par le biais de la sanc­tion n’est pas satis­fai­sant. La socié­té devrait accom­pa­gner les vic­times au-​delà de la déci­sion pénale. <br>Et au-​delà du fond, je pense que por­ter cette reven­di­ca­tion est une erreur stra­té­gique. Cela fait sor­tir du champ du débat les deux enjeux prin­ci­paux de la lutte contre les vio­lences : la pré­ven­tion et les moyens qui lui sont dédiés. L’objectif prio­ri­taire des poli­tiques publiques devrait être de faire ces­ser les vio­lences sexuelles. Pour rap­pel, 6,7 mil­lions de per­sonnes ont subi l’inceste en France. 94 000 viols sont com­mis chaque année par des hommes sur des femmes. Ces deux élé­ments sont des angles morts abso­lus des poli­tiques publiques menées aujourd’hui en matière de lutte contre les vio­lences. <br>Enfin, un pro­ces­sus légis­la­tif pour voter cette mesure pren­drait du temps. Sauf que nous n’avons pas le temps. Chaque jour, en France, des enfants sont vic­times de vio­lences sexuelles dans leur famille. Nous n’avons pas besoin d’une nou­velle loi. Si nous vou­lons en finir avec les vio­lences, nous avons des moyens beau­coup plus effi­caces que dur­cir les poli­tiques pénales. »

* pro­pos recueillis sur son compte Twitter

Michelle Meunier

SÉNATRICE SOCIALISTE DE LOIRE-ATLANTIQUE

« Je suis pour l’imprescriptibilité. Aujourd’hui, les pré­da­teurs ont ce sen­ti­ment, insup­por­table, d’impunité. L’actualité récente nous le prouve. On voit que cer­tains agres­seurs sont pro­té­gés par des ins­ti­tu­tions qui savent, mais ne parlent pas. C’est par­fois le cas dans le milieu cultu­rel mais cela existe aus­si dans l’église ou à l’école. J’ai tra­vaillé au Sénat sur la pédo­cri­mi­na­li­té dans ces ins­ti­tu­tions et je pense que l’imprescriptibilité ren­drait l'omerta de entre-​soi plus dif­fi­cile. Bien sûr, cela n’empêchera pas les vio­leurs de vio­ler. Mais cela leur envoie le mes­sage que le risque d'un pro­cès est plus grand.<br>Mais la ques­tion de l’imprescriptibilité, c’est avant-​tout une mesure en réponse à la souf­france des vic­times qui elles, de fait, souffrent toute leur vie. Ce pas­sage à la jus­tice, même s’il s’avérait sym­bo­lique, reste un pas­sage à l’acte qui pose au niveau de la socié­té un signal fort qui dit : <em>« On vous a enten­dues, on vous croit. »</​em> C’est d’autant plus néces­saire que les vic­times disent que ce resur­gis­se­ment de l’acte violent, son sou­ve­nir, peut arri­ver à n’importe quel moment. Il n’y a pas d’âge. Si vous met­tez une date butoir, vous aurez for­cé­ment un coup d’arrêt à d’autres prises de conscience et de parole. L’autre argu­ment qui consiste à dire que mettre une date butoir per­met de se don­ner un hori­zon pour deman­der jus­tice n'est pas à pro­pos. Ici, on parle de vio­lence, de souf­france, de trau­ma­tisme, pas d’une "to do list". <br>Et puis l’argument majeur déve­lop­pé contre l’imprescriptibilité, c’est le fait que cela ne s’applique qu’en cas de géno­cide. Certes, mais par exemple si l’on regarde ce fléau qu’est l’inceste, c’est quand même 1 enfant sur 10 qui en serait vic­time. Donc sans par­ler de géno­cide, c’est un vrai phé­no­mène de masse. »

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