Le 12 mai, l’actrice américaine Alyssa Milano invitait les femmes à entamer une « grève du sexe ». En réponse aux lois anti-IVG –récemment votées en Alabama, en Géorgie et au Missouri– très commentées et critiquées jusque dans les hautes sphères de l’État… français. « Faire la grève du sexe, c’est aussi se priver soi-même », rétorquait notre secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa. Alors, doit-on, comme d’autres femmes avant nous dans l’Histoire, mettre nos corps au service d’une cause politique ?
Camille Froidevaux-Metterie
Professeure de science politique
« Cette proposition de “grève du sexe” me pose problème parce qu’elle réduit les femmes à leur corps et, ce faisant, elle perpétue l’assignation sexiste des femmes à leur génitalité. Elle restaure le lien entre sexualité et procréation, qui est précisément le lien que l’avortement a permis de défaire. Par ailleurs, cette proposition laisse entendre que, si certaines femmes tombent enceintes, c’est nécessairement dans le cadre d’une relation sexuelle consentie. Cela entretient l’idée que les femmes sont responsables des grossesses non désirées, mais surtout, cela invisibilise le fait que l’IVG peut être consécutive à un viol. Et puis, enfin, l’idée renvoie à une représentation très hétéronormée de la sexualité, soit une sexualité à visée reproductive, à destination des hommes (qu’il s’agirait de satisfaire ou de frustrer), dans laquelle le corps des femmes serait un objet de marchandage. C’est une approche assez étroite qui, pour moi, relève un peu d’un autre âge. Mais étant donné l’écho qu’a suscité cette proposition, du fait même des résistances qu’elle a générées, je trouve qu’il y a eu une forme d’effet ricochet intéressante : elle a permis de braquer les projecteurs médiatiques sur les lois antiavortement. »
Autrice du Corps des femmes. La Bataille de l’intime. Éd. Philosophie Magazine, 2018.
Geneviève Fraisse
Philosophe, directrice de recherche <br> émérite au CNRS
« La grève du sexe est une arme politique proportionnelle au danger qui est en face. En supprimant l’avortement, on s’attaque au corps des femmes. Si on défend la révolution sexuelle, il faut donc combattre sur le même terrain : avec le corps. Cette stratégie a une longue histoire. Dans <em>Lysistrata</em>, pièce du poète de l’Antiquité Aristophane, les femmes mettent fin à la guerre en refusant d’avoir des rapports sexuels. Puis, à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, les anarchistes proposent la “grève des ventres” pour refuser de mettre au monde de la “chair à canon” en contexte belliqueux. Aujourd’hui, le danger est différent et gravissime. Je pense que ce qu’il se passe aux États-Unis est un retour de bâton face à la parité et à #MeToo, deux mouvements d’émancipation récents, et puissants. Il ne s’agit pas d’une simple poignée d’extrémistes. Cette grève est donc au cœur même de l’histoire. »
Autrice de La Sexuation du monde. Réflexions sur l’émancipation. Éd. Les Presses de Sciences Po, 2016.
Fatima Benomar
Cofondatrice du collectif féministe <br> Les Effronté·es
« Je peux comprendre qu’au premier abord, l’idée de grève du sexe puisse questionner. Mais, faire la grève de la faim, c’est se priver de nourriture, et faire la grève au travail, c’est se priver de salaire et de temps libre. Faire la grève du sexe, c’est un geste tout aussi politique et conscientisé. On a encore le droit de refuser d’avoir des relations sexuelles pendant tel laps de temps et pour tel objectif, en l’occurrence de combattre des régressions sur le terrain des droits des femmes. À ce sujet, je vous conseille le très beau film <em>La Source des femmes,</em> de Radu Mihaileanu.<br> Dans une perspective marxiste, les travaux de Colette Guillaumin ont montré que, historiquement, dans la sphère privée, les femmes ne vendent pas leur force de travail, mais la doivent : ménage, éducation, soin aux autres et… “devoir conjugal”. Cela fait donc sens de proposer une grève du sexe, car ça bloque un rouage dans la société et ça interpelle : les médias ont repris en masse l’appel d’Alyssa Milano et ont donc parlé du cœur du sujet, à savoir les dernières attaques des anti-IVG. <br> J’ajouterai une chose : les femmes n’ont besoin de personne pour se donner du plaisir, donc la privation est toute relative. » <br>
Autrice de Féminisme : la révolution inachevée ! Éd. Bruno Leprince, 2013.
Noémie Renard
Blogueuse sur Antisexisme.net
« Ce terme de grève me dérange : il entérine un principe sexiste, à savoir que le sexe serait un devoir pour les femmes et un service ou un loisir pour les hommes. Si les femmes obtiennent ce qu’elles souhaitent par la grève du sexe, est-ce que ça ne veut pas dire qu’après, elles doivent à nouveau remplir leur “devoir conjugal”, qui en fait relève du viol ? Ce procédé me semble vraiment contradictoire avec notre combat pour se réapproprier notre sexualité… Et valide un mythe persistant autour de la sexualité des femmes, qui veut qu’elles s’en servent pour obtenir quelque chose. L’expression “promotion canapé” est, en ce sens, terriblement sexiste.<br> Maintenant, l’idée que sans possibilité d’IVG, les femmes décident de refuser les pratiques sexuelles pouvant aboutir à des grossesses non désirées – simplement par volonté de se protéger –, je la trouve tout à fait logique et pertinente, mais il ne s’agit donc pas d’une grève.<br> Enfin, il faudrait se poser la question de la sécurité des femmes qui se lanceraient dans la grève du sexe : nous ne sommes pas toutes égales face à cet “outil”. Les violences conjugales ou leurs exacerbations pourraient en être une conséquence dramatique. »
Autrice d’En finir avec la culture du viol. Éd. Les Petits Matins, 2018.
© DR x 2 – Capture d’écran Youtube – Capture d’écran Facebook