jqm lafon 1
© Jan Quirin Maschinski pour Causette

Chirurgie esthé­tique et fémi­nisme sont-​ils compatibles ?

Les unes y voient une sou­mis­sion aux canons de beau­té, les autres
un acte d’affirmation de soi. Entre injonc­tion et liber­té indi­vi­duelle, la ques­tion de la chi­rur­gie esthé­tique divise les fémi­nistes. Et quand celles-​ci suc­combent à l’appel du bis­tou­ri, l’accusation de tra­hi­son n’est jamais bien loin… 

« J’ai eu recours à la chi­rur­gie esthé­tique, je l’assume par­fai­te­ment, je n’aime pas qu’on culpa­bi­lise les femmes sur ce sujet », décla­rait en jan­vier la pré­sen­ta­trice Karine Le Marchand au maga­zine Elle, quelques mois avant de reven­di­quer son fémi­nisme sur Instagram (si si, on vous jure). À peu près au même moment, Karin Jones, une chro­ni­queuse amé­ri­caine, qui se dit elle aus­si fémi­niste, publiait sur le Huffington Post un billet inti­tu­lé « Pourquoi j’adore mes pro­thèses mam­maires ». Quelques années plus tôt, c’est l’icône Gloria Steinem qui décla­rait s’être fait lif­ter les pau­pières. De quoi bous­cu­ler quelques idées reçues… et nous inter­ro­ger, aus­si, sur cette appa­rente contra­dic­tion : la chi­rur­gie esthé­tique est-​elle vrai­ment soluble dans le fémi­nisme ? Ou les deux sont-​ils, par essence, pro­fon­dé­ment anti­no­miques ? « Pour moi, c’est incom­pa­tible, dans la mesure où la chi­rur­gie répond à des impé­ra­tifs extrê­me­ment puis­sants et contrai­gnants, qui pèsent avant tout sur les femmes. On demande à ces der­nières de répondre à un cer­tain modèle de beau­té et de jeu­nesse : ça passe par des régimes amai­gris­sants, du maquillage… Et la chi­rur­gie esthé­tique, qui repré­sente vrai­ment le degré ultime du tra­vail sur soi, est une réponse à ces pres­sions », estime Pauline Arrighi, ancienne porte-​parole d’Osez le fémi­nisme!, qui vient de publier Et si le fémi­nisme nous ren­dait heureuses ?

L’ombre de la femme idéale plane toujours

De fait, année après année, toutes les études le confirment : d’un bout à l’autre de la pla­nète, ce sont très majo­ri­tai­re­ment les femmes (86,4 %) qui passent par la case « bis­tou­ri » 1. Y com­pris chez nous, où une Française sur dix y a déjà eu recours, avant tout « pour se plaire davan­tage » (68 %) ou « pour mettre un terme à un com­plexe phy­sique » (55 %) 2. « Plus qu’être belles ou res­sem­bler à telle ou telle per­sonne, elles veulent sur­tout s’accepter. Ceci étant évi­dem­ment lié aux normes de beau­té, puisqu’elles répondent à un canon esthé­tique très for­te­ment inté­rio­ri­sé, voire tyran­nique », confirme la socio­logue Anne Gotman, qui s’est pen­chée sur le sujet dans L’Identité au scal­pel (2016). On a beau ten­ter de l’ignorer, rêver de la débou­lon­ner, l’ombre de la femme idéale – cet être éter­nel­le­ment jeune, à la fois mince et pul­peuse – conti­nue de pla­ner sur la gent fémi­nine comme un rapace sur sa proie. 

Pas un hasard, donc, si les aug­men­ta­tions mam­maires tiennent (et de loin !) le haut du pavé, sui­vies par la lipo­suc­cion et le rajeu­nis­se­ment du visage. « Des seins sili­co­nés, des lèvres gon­flées arti­fi­ciel­le­ment, des cuisses lipo­su­cées… On impose une beau­té fémi­nine sté­réo­ty­pée qui est un escla­vage », dénon­çait déjà, il y a plus de dix ans, la fémi­niste Benoîte Groult dans les colonnes de L’Express. Interview dans laquelle elle recon­nais­sait pour­tant… avoir elle-​même fait quelques retouches. « On m’a beau­coup repro­ché de m’être fait faire un lif­ting : “Vous, une fémi­niste !” Je ne vois pas pour­quoi, sous  pré­texte que nous sommes fémi­nistes, nous nous inter­di­rions de béné­fi­cier des avan­cées de la méde­cine. Le sou­ci de la beau­té n’est pas en soi anti­fé­mi­niste », affirmait-​elle alors.

Reste qu’en France, pré­oc­cu­pa­tions esthé­tiques et fémi­nisme sont loin d’aller de pair. Il y a bien eu, dans les années 1970, les tenantes du cou­rant « dif­fé­ren­tia­liste », qui défen­daient l’idée d’une « spé­ci­fi­ci­té fémi­nine » et valo­ri­saient la fémi­ni­té. Une approche qui fut assez rapi­de­ment dis­cré­di­tée et fait plu­tôt figure d’exception en France, où s’est impo­sée l’idée que, lorsqu’on est une femme, se sou­cier de son appa­rence serait for­cé­ment un acte de sou­mis­sion aux règles patriar­cales. « Historiquement, il y a eu un refus assez puis­sant de pen­ser le corps des femmes. Celui-​ci étant le lieu par excel­lence de la domi­na­tion mas­cu­line, il fal­lait s’en affran­chir et se débar­ras­ser de tout ce qui conti­nuait d’enfermer les femmes dans des rôles tra­di­tion­nels fémi­nins. Toutes ces thé­ma­tiques cor­po­relles – mater­ni­té, sexua­li­té et, évi­dem­ment, sou­ci esthé­tique – ont été uni­vo­que­ment inter­pré­tées au prisme de l’aliénation et de la domi­na­tion mas­cu­line », ana­lyse Camille Froidevaux-​Metterie, phi­lo­sophe et autrice du Corps des femmes. La bataille de l’intime (2018) 3.

Un corps féministe ? 

En toute logique, vou­loir l’émancipation des femmes impli­que­rait donc d’envoyer val­ser à tout jamais talons, maquillage et bis­tou­ri. Cliché ? Peut-​être, mais l’idée reste tenace. La lin­guiste suisse Stéphanie Pahud, qui a récem­ment publié Chairissons-​nous !, raconte ain­si com­ment son appa­rence – che­veux blonds et rouge à lèvres – pou­vait délé­gi­ti­mer ses enga­ge­ments. Auprès des anti­fé­mi­nistes (l’un moquant, par exemple, le fait qu’elle soit « maquillée comme un man­ne­quin de chez Lancôme »), mais aus­si… de fer­ventes défen­seuses de l’égalité. « Il y a comme un juge­ment de non-​conformité. Avec cette idée que, si on est fémi­niste, on doit ne pas prê­ter atten­tion à son appa­rence ni faire de choix esthé­tiques qui pour­raient être inter­pré­tés par d’autres comme répon­dant à des codes de séduc­tion, analyse-​t-​elle. Or il n’y a pas de “corps fémi­niste” dans l’absolu. Chaque mou­ve­ment, et même chaque indi­vi­du, en a sa défi­ni­tion. » Elle, qui a tra­vaillé sur les Femen et leur uti­li­sa­tion de la nudi­té (on leur a beau­coup repro­ché de par­ti­ci­per à la sexua­li­sa­tion du corps fémi­nin), y voit d’ailleurs un paral­lèle avec la chi­rur­gie esthé­tique. « Une femme peut déci­der d’y recou­rir libre­ment, en pleine auto­no­mie. Mais comme d’autres y ont recours pour cor­res­pondre à des normes, toutes s’exposent à des juge­ments fon­dés sur des sté­réo­types liés à leur apparence. » 

Peut-​on réel­le­ment par­ler de « liber­té » quand médias et indus­triels de la mode nous matraquent à lon­gueur de jour­née de modèles de beau­té inat­tei­gnables ? Ou faut-​il voir dans la récente explo­sion des labia­plas­ties – la réduc­tion des petites lèvres – (+ 23 % en 2017 1) la seule expres­sion d’un choix indi­vi­duel ? « Notre époque baigne dans l’idéologie du “choix” : on vous pré­sente toutes les options et vous faites ce que vous vou­lez, tout le monde est tolé­rant, c’est for­mi­dable », raillait la jour­na­liste Mona Chollet dans Beauté fatale (2012), au détour d’un cha­pitre au vitriol consa­cré à la chi­rur­gie esthé­tique. Dénonçant la bana­li­sa­tion et les dan­gers du bis­tou­ri, elle y poin­tait le poids des dik­tats qui conduit tant de femmes à détes­ter leur corps, jusqu’à s’infliger de dou­lou­reuses opé­ra­tions. Difficile, dès lors, d’y voir un acte fémi­niste. Mais alors qu’elle était récem­ment inter­ro­gée sur le sujet dans le pod­cast Miroir, miroir, la même Mona Chollet disait pour­tant ne pas par­ve­nir à « avoir d’avis tran­ché » : « Même si on pro­duit un dis­cours cri­tique des injonc­tions et des arti­fices, c’est une socié­té où le regard social est très dur pour les femmes. Donc je crois que c’est vrai­ment à cha­cune de juger ce qu’elle a envie d’assumer. » Au risque, sinon, de chas­ser une injonc­tion par une autre.

À ce pro­pos, la phi­lo­sophe Camille Froidevaux-​Metterie nous invite d’ailleurs à chan­ger le regard que nous por­tons sur les pré­oc­cu­pa­tions esthé­tiques des femmes. Car la quête de beau­té, loin de se résu­mer à une seule marque de sou­mis­sion (ou de fri­vo­li­té), peut aus­si être pen­sée comme un acte d’affirmation. « Certes, par bien des aspects, le sou­ci de notre appa­rence est gou­ver­né par les injonc­tions sociales et les dik­tats patriar­caux. Mais il peut aus­si s’inscrire dans une démarche de défi­ni­tion de soi : par nos choix esthé­tiques, nous cher­chons une repré­sen­ta­tion de nous-​mêmes qui coïn­cide inti­me­ment avec celles que nous sommes », souligne-​t-​elle. Et de pour­suivre : « Chaque femme a un rap­port au corps sin­gu­lier – sou­vent mar­qué par des expé­riences pénibles, voire trau­ma­ti­santes. Si cer­taines décident de recou­rir à la chi­rur­gie, avec tout ce que ça implique (le coût, les risques, la dou­leur), c’est qu’a prio­ri, elles en res­sentent vrai­ment le besoin. Je ne vois pas au nom de quoi on s’autoriserait à leur dénier cette démarche. » 

Plus sou­vent dis­cri­mi­nées en rai­son de leur appa­rence, plus sou­vent mises sur la touche lorsqu’elles avancent en âge, les femmes res­tent pour­tant dure­ment jugées lorsqu’elles recourent à la chi­rur­gie esthé­tique et, pire encore, lorsque celle-​ci se voit. Il n’y a qu’à regar­der, par exemple, les réac­tions qu’a sus­ci­tées cet été la sup­po­sée inter­ven­tion esthé­tique de Brigitte Macron (la même que l’on moque par ailleurs pour son âge) ou, avant elle, les com­men­taires assas­sins sur le lif­ting de Rachida Dati. « L’un des atours dont se pare le bashing des femmes botoxées, c’est l’idée qu’elles feraient du mal à la cause. Qu’elles ont tant et si bien inté­gré les normes et dik­tats gou­ver­nant l’apparence, qu’elles sont les vic­times consen­tantes de l’injonction au corps par­fait et les com­plices d’une forme de sexisme », sou­li­gnait ain­si la jour­na­liste Nadia Daam dans son article sur Slate, « Au nom de quoi une chi­rur­gie esthé­tique serait-​elle ratée ? ». Et ce n’est pas Éric Naulleau qui la contre­di­ra, lui qui, en mai 2018, n’hésitait pas à poin­ter du doigt ces traî­tresses sur Twitter : « À Cannes et ailleurs, les envo­lées fémi­nistes des actrices seraient plus convain­cantes si celles-​ci ne par­ti­ci­paient pas en pre­mière ligne aux entre­prises d’aliénation mas­sives des femmes comme la publi­ci­té ou la chi­rur­gie esthé­tique. » Et bim !

Mauvaises fémi­nistes 

Ainsi donc, toutes celles qui se font refaire les seins n’auraient-elles plus qu’à rava­ler illi­co leurs grands idéaux ? Certainement pas, répond la mili­tante Pauline Arrighi : « Aucune femme ne peut avoir un com­por­te­ment “par­fait” à chaque ins­tant : on vit dans un monde qui reste extrê­me­ment hos­tile aux femmes, et on s’adapte », estime-​t-​elle. Ces contra­dic­tions, cer­taines ont d’ailleurs pris le par­ti de les assu­mer haut et fort. Comme Roxanne Gay, autrice et pro­fes­seure d’université amé­ri­caine, à qui l’on doit le savou­reux ouvrage Bad Feminist (« Mauvaise fémi­niste »), où elle raconte avoir péché à moult reprises (par exemple en se déhan­chant sur des chan­sons ter­ri­ble­ment sexistes). À entendre cette figure de la « fat accep­tance » (un mou­ve­ment visant à valo­ri­ser l’image des per­sonnes grosses), on peut tout à la fois faire de la chi­rur­gie, être fémi­niste et même se reven­di­quer du « body posi­tive » – ce cou­rant qui appelle les femmes à ­s’aimer telles qu’elles sont. « Les gens font sou­vent des choses contra­dic­toires, observe-​t-​elle. Et on n’a pas besoin d’exclure les femmes du fémi­nisme sous pré­texte qu’elles font des choix pro­blé­ma­tiques. En tant que fémi­nistes, nous devons nous mettre d’accord sur un cer­tain nombre de points (le droit de choi­sir, l’accès au contrôle des nais­sances, le droit de ne pas subir la vio­lence), mais nous pou­vons éga­le­ment ne pas être d’accord sur des choses telles que la chi­rur­gie esthé­tique », explique-​t-​elle à Causette. Et tant pis, au fond, si ça fait de nous de « mau­vaises féministes ». 

1. Étude de l’International Society of Aesthetic Plastic Surgery, 2018.

2. Ifop, 2018.

3. Camille Froidevaux-​Metterie publie­ra un livre sur les seins en mars 2020. 


Grand Bien vous fasse !

Pour aller plus loin sur le thème « Chirurgie esthé­tique et fémi­nisme », retrou­vez Causette et sa direc­trice de la rédac­tion, Isabelle Motrot, dans l’émission Grand bien vous fasse ! ani­mée par Giulia Foïs, le 24 octobre 2019 de 10 heures à 11 heures sur France Inter. 


Sois belle, mais tais-toi !

Fontaine de jou­vence, je ne boi­rais pas de ton eau. Du moins, pas offi­ciel­le­ment. Car s’il est de mau­vais goût d’avoir des rides ou d’avoir un gros nez, il l’est encore plus d’admettre qu’on a fait de la chi­rur­gie pour s’en débarrasser. 

En 2017, l’hebdomadaire Elle avait ain­si inter­ro­gé ses lec­trices sur la façon dont elles assu­maient (ou pas) leurs petites et grandes retouches. Et si 19 % disaient en avoir par­lé « à tout le monde », la plu­part ne s’en étaient ouvertes qu’à leur conjoint·e (23 %), à leur meilleur·e ami·e (23 %) ou à un·e membre de leur famille (24 %). Une sur dix ayant tout sim­ple­ment pré­fé­ré gar­der ce secret pour elle. 

Mais pour­quoi donc une telle gêne, à l’heure où le recours à la méde­cine esthé­tique est en constante aug­men­ta­tion ? Pourquoi faudrait-​il le cacher ? « Tout dépend des rai­sons pour les­quelles on y recourt. Quand il s’agit de satis­faire un canon, d’avoir “un plus”, la chose n’est pas for­cé­ment tabou, notam­ment chez les plus jeunes. En revanche, lorsqu’il s’agit de cor­ri­ger un défaut, ça reste com­pli­qué à assu­mer, car on est dans le registre de la honte », observe la socio­logue Anne Gotman, autrice de L’Identité au scal­pel.

Sans comp­ter que, lorsqu’il est ques­tion d’apparence, le soup­çon de vani­té n’est jamais bien loin. Aux États-​Unis, pre­mier pays consom­ma­teur de chi­rur­gie, la taxe ins­tau­rée sur cer­tains actes esthé­tiques n’a‑t-elle pas été sur­nom­mée « vani­ty tax » ? 

« Il existe aujourd’hui une injonc­tion para­doxale : d’un côté, il faut cor­res­pondre aux normes, être dans l’hyperesthétisation et l’hyperperformance du corps. Mais de l’autre, il faut res­ter “natu­relle” », pointe la lin­guiste Stéphanie Pahud, autrice de Chairissons-​nous !. Une posi­tion ­dif­fi­ci­le­ment tenable.

Partager
Articles liés
woman in red jersey figurine

Féminicides : com­ment les recenser ?

En annonçant qu'elle cessait de relayer le décompte des féminicides conjugaux effectué depuis six ans par le collectif Féminicides par Compagnon ou Ex, l'association Nous Toutes met en lumière la question cruciale du comptage des féminicides en...

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.