Impossible, ces derniers mois, d’être passé·e à côté des collages féministes et de leurs phrases coups de poing affichées sur les murs des grandes villes. Ou de la démission de Christophe Girard, ancien adjoint à la culture de la Mairie de Paris, sous la pression d’élues féministes (comme Alice Coffin et Raphaëlle Rémy-Leleu) suivie de manifs à base de slogans chocs (« Bienvenue à Pédoland ») visant à rappeler ses liens d’amitié avec l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff. Des méthodes radicales, parfois décriées au sein même des mouvements féministes. Et voilà relancé le sempiternel débat : peut-on lutter sans être radicales ?
Laure Salmona
Cofondatrice de l'association Féministes contre le cyberharcèlement
<br>« Non, on ne peut pas se passer de radicalité. Quand on est féministe et quand on est une femme, c’est OK d’être misandre. C’est une haine de réaction et de défense. Même si certains disent <em>“not all men”</em>, les hommes sont tous un peu sexistes puisqu’ils ont été socialisés dans une société patriarcale. Et puis, la misogynie viole, tue. La misandrie, elle, à part moquer les hommes cisgenres, hétéros et blancs, ou les exclure de certains événements, ne va pas beaucoup plus loin.<br>Le combat féministe est spécifique, car on n’est pas séparées de la classe contre laquelle on lutte : on a des hommes dans notre famille ; si on est hétéro, on en a dans notre lit… En tant que femmes, on se met en danger en fréquentant les hommes. Lutter contre eux permet de ne pas se laisser attendrir. C’est une mesure de protection normale. Le fait de se moquer des dominants, c’est aussi une forme de catharsis. On a besoin d’humour qui ne se construit pas sur les opprimés. »
Belinda Cannone
écrivaine* féministe, autrice d'une tribune sur le néoféminisme dans <em>Le Monde </em>
<br>« Si “être radicale” signifie vouloir radicalement l’égalité, évidemment, en tant que féministes, nous sommes toutes radicales et nous avons des raisons de l’être. Mais si l’on parle des méthodes radicales des néo-féministes – les jeunes militantes ou les mouvements comme #NousToutes –, ce n’est pas, selon moi, la bonne façon de combattre. Sur les murs de Paris, on lit <em>“À votre tour d’avoir peur”</em> ; en manif, on entend des femmes appeler à se servir de <em>“sécateurs”</em>, on considère un homme comme un violeur avant que la loi ne soit prononcée… Je n’appelle pas ça faire de la politique. Faire de la politique, c’est un processus de négociation intellectuelle qui doit dépasser la simple violence verbale et qui admet le désaccord. Même si la colère et la révolte contre l’inégalité sont les premiers moteurs qui nous animent, il ne faut pas renoncer au débat rationnel. Sinon, on enflamme l’affect des autres au lieu de parler à leur intelligence. » <br><strong>* <em>Le Nouveau Nom de l’amour</em>. Éd. Stock. Sortie le 2 septembre.</strong>
Mathilde Larrère
Historienne des révolutions et de la citoyenneté, et écrivaine*
<br>« Dans toute l’histoire du féminisme, les femmes ont toujours été considérées par leurs détracteurs comme radicales. Croire que cette radicalité des lignes politiques ou des méthodes est nouvelle dans le combat des militantes, c’est redécouvrir l’eau tiède. Pendant la Révolution, les femmes avaient le droit de se réunir en associations et ont formé des clubs non mixtes. Mais à partir de 1793, certains ont été interdits. Les femmes ont donc continué de se réunir en toute illégalité. Les suffragettes, dont on ne retient que les actions pacifiques, ont cassé des vitrines. Dès 1880, on trouvait des graffitis <em>“À bas le Code civil”</em>. Les féministes se sont de tout temps battues sur tous les tableaux – liberté de disposer de son corps, lutte contre les violences sexuelles… Les mécaniques du <em>backlash</em> qu’elles ont systématiquement subi en retour sont, elles aussi, toujours les mêmes. Déjà, dans les années 1970, le journaliste Jean Cau écrivait que les femmes du MLF étaient des <em>“moches” </em>et des <em>”mal baisées”</em>. » <br><strong>* <em>Rage against the machisme.</em> Éditions du Détour. Sortie le 27 août. </strong>
Camille Lextray
Coordinatrice nationale du mouvement collages féminicides
<br>« La radicalité est essentielle, car on a besoin d’une pluralité d’instruments dans la lutte pour toucher le plus de personnes possible. S’arrêter à notre colère, c’est ne pas voir les assassinats, les viols que l’on dénonce. C’est ça qui est choquant. Les violences que l’on subit seront toujours dix fois pires que la violence symbolique. Rappelons d’ailleurs que coller des affiches sur un mur, ça reste assez <em>soft</em>…<br>Par ailleurs, nous accuser de décrédibiliser la lutte à cause de la radicalité, c’est une construction patriarcale. On assigne les femmes à un rôle de douceur, de silence. Les femmes virulentes qui lèvent le poing sont présentées comme ayant une “poussée de folie”. Mais notre colère est à la fois légitime et utile. Critiquer la radicalité, enfin, c’est réécrire l’Histoire. On fait croire qu’on obtient des droits en les demandant gentiment, mais c’est invisibiliser la partie musclée de la lutte. Derrière Martin Luther King, qu’on retient comme un leader pacifique, il y avait les Black Panthers… »