aerial shot of road surrounded by green trees

Témoignage : être vic­time d'inceste à l'âge adulte

Il y a quelques temps, Zoé Barthoux1 a écrit à Causette pour livrer un texte puis­sant et effroyable sur l'inceste dont elle a été vic­time. Parce que la publi­ca­tion de ce long récit peut confor­ter d’autres vic­times et éclai­rer leur entou­rage, nous avons choi­si de le publier.

C'est un texte inédit dans sa forme et sa lon­gueur que nous vous pro­po­sons aujourd'hui. Un très long témoi­gnage qui res­semble, tant il est bien écrit, à une nou­velle de fic­tion. Mais cette his­toire a été vécue, tout aus­si ter­rible soit elle, et c'est une lec­trice qui nous l'a faite par­ve­nir. Elle nous a deman­dé de l'appeler Zoé Barthoux. 

Sa lec­ture nous a faites blê­mir, enra­ger, souf­frir de concert avec elle : il s'agit d'un récit d'inceste d'un père sur sa fille adulte. Mais ce texte va plus loin qu’un simple témoi­gnage, c'est aus­si la démons­tra­tion de la force de cette jeune femme, qui puise dans ses res­sources per­son­nelles pour sur­vivre au pire. Ce qu'elle nomme à la fin son « pou­voir d’escalader les parois ». 

Zoé Barthoux est venue vers nous avec l'espoir d'être publiée pour être enten­due. Cela fait par­tie de sa démarche per­son­nelle vers la rési­lience. Nous avons donc choi­si de publier en inté­gra­li­té ce témoi­gnage, sans rien y toucher.


Gammahydroxybutyrique

Se rendre là-​bas n’était pas évident. D’abord, il fal­lait emprun­ter l’autoroute sur une bonne cen­taine de kilo­mètres en direc­tion des mon­tagnes. L’enrobé tout neuf for­mait cet inter­mi­nable lacet noir, lequel tra­ver­sait la roche en son sein pour recra­cher les usa­gers par la gueule des tun­nels, tou­jours plus en alti­tude. Des virages sur­pre­nants, pour qui est accou­tu­mé aux quatre voies en ligne droite. 

Au volant de mon antique 106, je m’abandonnais aux lois de la phy­sique, me lais­sant his­ser sur le gou­dron avec force rugis­se­ment de moteur, ou m’aspirer dans le creux du virage dont le bras trom­peur ten­tait de nous enla­cer, mon armure de tôle et moi, en une mor­telle étreinte. Mais j’avais l’habitude, et ma voi­ture aus­si. J’y mon­tais envi­ron une fois par mois, et ce depuis quelques années déjà. Je connais­sais bien les petites routes escar­pées qui m’attendaient à la sor­tie des grands axes. Là encore, il fal­lait être vigi­lant : du gou­dron, sur­gis­saient des nids de poule dont la posi­tion pou­vait chan­ger sour­noi­se­ment. A peine les avais-​je repé­rés, ces trous béants, que je les fixais sur une carte men­tale, mémo­ri­sant leur empla­ce­ment pour ma pro­chaine visite. Je connais­sais si bien ces che­mins de tra­verse que leur décor n’avait plus aucun secret pour moi. Mais le mois sui­vant, les nids de poule avaient bou­gé et pié­geaient mes roues quelques dizaines de mètres plus tôt, ou sur le côté gauche alors qu’ils auraient dû se trou­ver à droite. J’ai confiance en ma mémoire, je sais bien que ces salo­pe­ries chan­geaient de place.

Ma mémoire, c’est tout ce qui m’empêche de retour­ner là-​bas. C’est tout ce à quoi je peux me rac­cro­cher, la cer­ti­tude de ce qui s’est pas­sé. Il le savait. C’est bien pour ça qu’il a pro­cé­dé ain­si. Il devait la muse­ler, ma mémoire. L’influencer, la brouiller. Assiéger mes sou­ve­nirs pour m’affliger du doute qui me condui­rait fata­le­ment au déni, à l’illusion d’un mau­vais rêve, à la convic­tion d’un men­songe que j’aurais mur­mu­ré à ma propre oreille.

Sur la route, il y avait aus­si les locaux, qui condui­saient comme si leur grand-​père avait lui-​même cou­lé l’asphalte et que, selon les lois obs­cures qui régissent ce coin pau­mé, il leur avait trans­mis la route en héri­tage. Chaque nou­veau virage était une aven­ture, un petit mys­tère : allais-​je per­cu­ter un poids-​lourd rou­lant trop vite, un camping-​car dés­œu­vré plan­té sur la bande cen­trale, un chas­seur pin­té de la veille dans son 4X4, ou encore un san­glier moribond ?

Autrefois, je fai­sais le tra­jet en bus, mais c’était encore plus long. J’avais acquis cette 106 à l’automne et là-​bas, une fois chez lui, cette vieille caisse cabos­sée était ma sor­tie de secours. Je pou­vais repar­tir quand je vou­lais. Je n’étais plus tri­bu­taire des horaires de bus fluc­tuants de ce trou per­du que les chauf­feurs s’autorisaient à contour­ner quand ils étaient en retard, puisque la plu­part du temps, per­sonne ne patien­tait sous son abri­bus en ruines. J’y avais pour­tant per­du des après-​midis entiers à mar­te­ler le bitume d’une semelle impa­tiente, étouf­fée par l’angoisse de voir l’heure tour­ner sans dis­tin­guer le gros engin rouge à bord duquel j’étais cen­sée fuir. Quand enfin j’avais la cer­ti­tude qu’il ne pas­se­rait plus – et il n’y en avait qu’un dans la jour­née – je lais­sais le déses­poir me déco­cher une patate de forain en pleine bouche. J’allais devoir res­ter là une nuit de plus et rées­sayer le len­de­main. Une nuit de plus chez lui. Retourner à la grande mai­son grise, gra­vir les esca­liers aux marches inégales, polies par les pluies, fis­su­rées par le gel, en comp­tant cha­cune de mes res­pi­ra­tions. Toquer au car­reau de la porte d’entrée, parce qu’il la ver­rouillait tou­jours, même en hiver quand le hameau était désert. Attendre qu’il consente à m’ouvrir. Il aimait bien me faire poi­reau­ter dehors, sur­tout s’il pleu­vait ou que le froid me mor­dait les joues. Il deman­dait qui était là, comme s’il ne le savait pas, comme s’il ne m’avait pas vu arri­ver par la fenêtre en trai­nant les pieds.

Eux, les gens du coin, ils appellent ça la val­lée. Pour moi, c’est juste un trou. Ils pro­testent, ils disent que ça n’est pas pareil. Ils se sentent insul­tés. Pourtant, ce sont les mêmes à prô­ner l’adage selon lequel un trou est un trou.

Il n’y avait que deux familles dans le voi­si­nage qui appa­rais­saient à la belle sai­son et fer­maient leurs volets avant la ren­trée de sep­tembre. Le reste de l’année, on enten­dait de toute façon les rares visi­teurs arri­ver par la dépar­te­men­tale éprou­vée, les vrom­bis­se­ments de moteur fai­sant figure d’explosion dans le silence léthar­gique de la vallée.

Eux, les gens du coin, ils appellent ça la val­lée. Pour moi, c’est juste un trou. Ils pro­testent, ils disent que ça n’est pas pareil. Ils se[…]

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