aerial shot of road surrounded by green trees

Témoignage : être vic­time d'inceste à l'âge adulte

Il y a quelques temps, Zoé Barthoux1 a écrit à Causette pour livrer un texte puis­sant et effroyable sur l'inceste dont elle a été vic­time. Parce que la publi­ca­tion de ce long récit peut confor­ter d’autres vic­times et éclai­rer leur entou­rage, nous avons choi­si de le publier.

C'est un texte inédit dans sa forme et sa lon­gueur que nous vous pro­po­sons aujourd'hui. Un très long témoi­gnage qui res­semble, tant il est bien écrit, à une nou­velle de fic­tion. Mais cette his­toire a été vécue, tout aus­si ter­rible soit elle, et c'est une lec­trice qui nous l'a faite par­ve­nir. Elle nous a deman­dé de l'appeler Zoé Barthoux. 

Sa lec­ture nous a faites blê­mir, enra­ger, souf­frir de concert avec elle : il s'agit d'un récit d'inceste d'un père sur sa fille adulte. Mais ce texte va plus loin qu’un simple témoi­gnage, c'est aus­si la démons­tra­tion de la force de cette jeune femme, qui puise dans ses res­sources per­son­nelles pour sur­vivre au pire. Ce qu'elle nomme à la fin son « pou­voir d’escalader les parois ». 

Zoé Barthoux est venue vers nous avec l'espoir d'être publiée pour être enten­due. Cela fait par­tie de sa démarche per­son­nelle vers la rési­lience. Nous avons donc choi­si de publier en inté­gra­li­té ce témoi­gnage, sans rien y toucher.


Gammahydroxybutyrique

Se rendre là-​bas n’était pas évident. D’abord, il fal­lait emprun­ter l’autoroute sur une bonne cen­taine de kilo­mètres en direc­tion des mon­tagnes. L’enrobé tout neuf for­mait cet inter­mi­nable lacet noir, lequel tra­ver­sait la roche en son sein pour recra­cher les usa­gers par la gueule des tun­nels, tou­jours plus en alti­tude. Des virages sur­pre­nants, pour qui est accou­tu­mé aux quatre voies en ligne droite. 

Au volant de mon antique 106, je m’abandonnais aux lois de la phy­sique, me lais­sant his­ser sur le gou­dron avec force rugis­se­ment de moteur, ou m’aspirer dans le creux du virage dont le bras trom­peur ten­tait de nous enla­cer, mon armure de tôle et moi, en une mor­telle étreinte. Mais j’avais l’habitude, et ma voi­ture aus­si. J’y mon­tais envi­ron une fois par mois, et ce depuis quelques années déjà. Je connais­sais bien les petites routes escar­pées qui m’attendaient à la sor­tie des grands axes. Là encore, il fal­lait être vigi­lant : du gou­dron, sur­gis­saient des nids de poule dont la posi­tion pou­vait chan­ger sour­noi­se­ment. A peine les avais-​je repé­rés, ces trous béants, que je les fixais sur une carte men­tale, mémo­ri­sant leur empla­ce­ment pour ma pro­chaine visite. Je connais­sais si bien ces che­mins de tra­verse que leur décor n’avait plus aucun secret pour moi. Mais le mois sui­vant, les nids de poule avaient bou­gé et pié­geaient mes roues quelques dizaines de mètres plus tôt, ou sur le côté gauche alors qu’ils auraient dû se trou­ver à droite. J’ai confiance en ma mémoire, je sais bien que ces salo­pe­ries chan­geaient de place.

Ma mémoire, c’est tout ce qui m’empêche de retour­ner là-​bas. C’est tout ce à quoi je peux me rac­cro­cher, la cer­ti­tude de ce qui s’est pas­sé. Il le savait. C’est bien pour ça qu’il a pro­cé­dé ain­si. Il devait la muse­ler, ma mémoire. L’influencer, la brouiller. Assiéger mes sou­ve­nirs pour m’affliger du doute qui me condui­rait fata­le­ment au déni, à l’illusion d’un mau­vais rêve, à la convic­tion d’un men­songe que j’aurais mur­mu­ré à ma propre oreille.

Sur la route, il y avait aus­si les locaux, qui condui­saient comme si leur grand-​père avait lui-​même cou­lé l’asphalte et que, selon les lois obs­cures qui régissent ce coin pau­mé, il leur avait trans­mis la route en héri­tage. Chaque nou­veau virage était une aven­ture, un petit mys­tère : allais-​je per­cu­ter un poids-​lourd rou­lant trop vite, un camping-​car dés­œu­vré plan­té sur la bande cen­trale, un chas­seur pin­té de la veille dans son 4X4, ou encore un san­glier moribond ?

Autrefois, je fai­sais le tra­jet en bus, mais c’était encore plus long. J’avais acquis cette 106 à l’automne et là-​bas, une fois chez lui, cette vieille caisse cabos­sée était ma sor­tie de secours. Je pou­vais repar­tir quand je vou­lais. Je n’étais plus tri­bu­taire des horaires de bus fluc­tuants de ce trou per­du que les chauf­feurs s’autorisaient à contour­ner quand ils étaient en retard, puisque la plu­part du temps, per­sonne ne patien­tait sous son abri­bus en ruines. J’y avais pour­tant per­du des après-​midis entiers à mar­te­ler le bitume d’une semelle impa­tiente, étouf­fée par l’angoisse de voir l’heure tour­ner sans dis­tin­guer le gros engin rouge à bord duquel j’étais cen­sée fuir. Quand enfin j’avais la cer­ti­tude qu’il ne pas­se­rait plus – et il n’y en avait qu’un dans la jour­née – je lais­sais le déses­poir me déco­cher une patate de forain en pleine bouche. J’allais devoir res­ter là une nuit de plus et rées­sayer le len­de­main. Une nuit de plus chez lui. Retourner à la grande mai­son grise, gra­vir les esca­liers aux marches inégales, polies par les pluies, fis­su­rées par le gel, en comp­tant cha­cune de mes res­pi­ra­tions. Toquer au car­reau de la porte d’entrée, parce qu’il la ver­rouillait tou­jours, même en hiver quand le hameau était désert. Attendre qu’il consente à m’ouvrir. Il aimait bien me faire poi­reau­ter dehors, sur­tout s’il pleu­vait ou que le froid me mor­dait les joues. Il deman­dait qui était là, comme s’il ne le savait pas, comme s’il ne m’avait pas vu arri­ver par la fenêtre en trai­nant les pieds.

Eux, les gens du coin, ils appellent ça la val­lée. Pour moi, c’est juste un trou. Ils pro­testent, ils disent que ça n’est pas pareil. Ils se sentent insul­tés. Pourtant, ce sont les mêmes à prô­ner l’adage selon lequel un trou est un trou.

Il n’y avait que deux familles dans le voi­si­nage qui appa­rais­saient à la belle sai­son et fer­maient leurs volets avant la ren­trée de sep­tembre. Le reste de l’année, on enten­dait de toute façon les rares visi­teurs arri­ver par la dépar­te­men­tale éprou­vée, les vrom­bis­se­ments de moteur fai­sant figure d’explosion dans le silence léthar­gique de la vallée.

Eux, les gens du coin, ils appellent ça la val­lée. Pour moi, c’est juste un trou. Ils pro­testent, ils disent que ça n’est pas pareil. Ils se sentent insul­tés. Pourtant, ce sont les mêmes à prô­ner l’adage selon lequel un trou est un trou. Mais ça ne s’applique que lorsqu’ils parlent des filles. Or, des filles, là-​bas, y en a plus. J’imagine qu’ils fini­ront tous par s’enculer entre eux. Avec un peu de chance, la sodo­mie assu­re­ra leur extinc­tion et un glis­se­ment de ter­rain pré­ci­pi­te­ra les rochers dans le gouffre, les­quels écra­se­ront tout dans un gigan­tesque fra­cas, un râle de pierre vieux comme le monde sur­char­gé de pous­sière, et il n’y aura plus de val­lée. Plus jamais. Rien que le silence.

Quand enfin j’entendais le méca­nisme de la ser­rure grin­cer, il entre­bâillait la porte et affec­tait d’être sur­pris. Un sou­rire éti­rait les com­mis­sures de ses lèvres, creu­sant les rides dans le taillis de sa barbe anarchique :

Le bus n’est pas pas­sé ?
- Non…
- C’est pas grave, tu le pren­dras demain.
- Oui…

Le triomphe dans ses yeux me fai­sait l’effet d’une gifle. Il lui fal­lait par­fois quelques ins­tants pour me lais­ser entrer, comme s’il avait oublié que c’était jus­te­ment ça, le but de mon retour. Durant ces instants-​là, il me contem­plait d’un air pen­sif, cet éclat bizarre dans les yeux. Sentait-​il ma frus­tra­tion, ma décep­tion ? Mon angoisse ? A l’époque, je croyais que non. Aujourd’hui, je pense qu’il per­ce­vait tout cela. Des années à avoir peur de lui, à exci­ter son désir. Des années à l’aimer pour rien en ren­trant ma tête dans mes épaules par crainte d’en prendre une, par peur de voir ce regard fou, cette rage, cette étin­celle de démence car­bo­ni­ser ce qu’il res­tait de son âme d’enfant, cet enfant qui avait vieilli sans jamais grandir.

J’aurais dû savoir qu’un jour ou l’autre, il me ferait payer mes départs. Peut-​être aus­si deux ou trois affronts dont il me jugeait cou­pable, et pour­quoi pas toutes les souf­frances de sa vie. Quelqu’un devait être res­pon­sable. Ça pou­vait être moi.

Ce soir-​là, j’étais véhi­cu­lée. J’avais fait le plein avant de par­tir, véri­fié les niveaux d’huile, et même gon­flé les pneus. A prio­ri, je pou­vais par­tir de chez lui quand bon me sem­blait. C’était néces­saire de lui rap­pe­ler que je n’étais plus à sa mer­ci, ni à celle de la com­pa­gnie de trans­ports publics. Mon argu­ment le plus effi­cace : « Si tu conti­nues, je m’en vais. » J’agitais le trous­seau devant lui et il se cal­mait. La fureur fai­sait demi-​tour, il la ren­trait en lui-​même, rap­pe­lait les chiens. Ses épaules s’agitaient de trem­ble­ments, un ric­tus amer le défi­gu­rait, mais il finis­sait par grom­me­ler des insa­ni­tés et quit­ter la pièce. J’aurais dû savoir qu’un jour ou l’autre, il me ferait payer cette menace autant que mes départs. Peut-​être aus­si deux ou trois affronts dont il me jugeait cou­pable, et pour­quoi pas toutes les souf­frances de sa vie. Quelqu’un devait être res­pon­sable. Ça pou­vait être moi.

A mon arri­vée cette nuit-​là, j’avais por­té les lourds cabas qui rem­plis­saient mon coffre jusqu’à la minus­cule cui­sine. Il était des­cen­du pour m’aider, mais au lieu de ça il avait fait des com­men­taires sur la vente de la mai­son d’à côté pen­dant que je me débat­tais avec un filet d’oignons qui refu­sait de tenir en équi­libre sur un pack de bières. Il ne m’avait pas embras­sée, ni prise dans ses bras. Il ne le fai­sait jamais. Il ne s’enquit pas du confort du tra­jet, y avait-​il de la cir­cu­la­tion, avais-​je pas­sé une bonne jour­née, est-​ce que j’allais bien. Tout cela lui pas­sait au-​dessus. Nous ran­geâmes les courses ensemble dans les vieux pla­cards en for­mi­ca de sa cui­sine. Il était content pour le vin et le rôti de veau, beau­coup moins pour le cho­co­lat à l’orange et le gel douche.

Je croyais que t’adorais ça, le cho­co…
- Ouais, mais je peux plus en man­ger à cause de mes dents ! Tu crois que c’est mar­rant, de perdre ses dents à mon âge ?
- Non, je sup­pose que non.
- Et pour­quoi t’as pris du gel douche bio ? C’est quoi, ces conne­ries ? Depuis quand c’est bio, le gel douche ?
- Ben, je l’ai ache­té à la phar­ma­cie, je me disais que…

Il me cou­pa avec un geste impa­tient, comme pour me gifler, et se lan­ça dans une dia­tribe inter­mi­nable contre le lob­by du bio, que c’était une escro­que­rie, un busi­ness comme un autre des­ti­né à nous encu­ler, nous les gens du peuple, et que ça mar­chait parce qu’il y avait tout un tas de cons comme moi qui gobaient le mar­ke­ting pour­vu qu’il y ait du vert sur l’étiquette et accep­taient de payer trois fois le prix de la valeur réelle. Tout ça en me pour­sui­vant dans les cou­loirs jusqu’à la salle de bain gla­ciale où je ran­geai le PQ, la les­sive, les cotons-​tiges, le sham­poing, la mousse à raser et le bain de bouche que j’avais ache­tés pour lui en sor­tant du taf. Déjà, je ser­rais les dents. Il n’était que vingt-​et-​une heures.

Brusquement, il se radou­cit. Inversion du feu, retour au réser­voir. Sa voix chu­ta des hau­teurs de son orgueil pour s’enliser dans une ama­bi­li­té siru­peuse. Ce miel empoi­son­né que je ne connais­sais que trop bien, j’avais appris à l’apprécier. Pendant long­temps, j’avais cru que c’était sa manière de me dire qu’il m’aimait, comme un chat qui se serait frot­té à mes jambes après avoir lacé­ré mon plus beau pull en cachemire.

Il me deman­da ce que j’avais pré­vu pour le dîner, car cha­cune de mes visites était pro­pice à enfi­ler mon tablier de Cendrillon. Je dis qu’étant don­né l’heure tar­dive, j’allais faire des spa­ghet­tis et qu’on man­ge­rait le rôti le len­de­main midi. Il se mit à râler, qu’il vou­lait le rôti ce soir, qu’il avait faim, qu’il ne man­geait jamais de viande, que lui pro­po­ser des pâtes alors que j’avais déva­li­sé les rayons du super­mar­ché, c’était me foutre de sa gueule. J’acquiesçai sans cher­cher à nuan­cer ses pro­pos – c’était inutile. Je lavai la vais­selle qui macé­rait dans son jus depuis des lustres pen­dant que le four chauf­fait, balayai le car­re­lage pois­seux et net­toyai la toile cirée tachée tan­dis qu’il badi­nait de cette voix calme et liquo­reuse, vague­ment inquié­tante. Intérieurement, je sou­pi­rais de sou­la­ge­ment : l’explosion était retardée.

Nous dînâmes dans la salle à man­ger enfu­mée. Il dit que le rôti n’était pas assez cuit. Je lui répon­dis que son four était à l’agonie et il rétor­qua qu’il n’avait pas les moyens d’en rache­ter un autre, que c’était facile, pour moi, de cri­ti­quer. Je dis que sa mère pou­vait le faire, dans la mesure où c’était encore sa mai­son et où elle vien­drait y pas­ser l’été. Il recom­men­ça à s’agiter, dégai­nant son masque pré­fé­ré ; sa tête de mar­tyr – acca­blé mais humble, la dou­leur et l’abnégation au ser­vice de la ver­tu – pour pré­tendre qu’il ne vou­lait pas lui deman­der ça, qu’il refu­sait que sa mère casse un billet pour lui. Je me jetai dans mon verre de vin en atten­dant que l’orage tra­verse la pièce, renon­çant à lui faire remar­quer que me dépouiller du peu d’argent dont je dis­po­sais n’avait jamais paru lui poser de pro­blème moral – et que contrai­re­ment à sa mère, je n’avais pas d’actions en bourse.

Il s’apaisa, me dévi­sa­gea d’une façon étrange. Je lui ren­dis son sou­rire, mal à l’aise. Il se leva et attra­pa mon verre, me pro­po­sant de me res­ser­vir, avant de dis­pa­raître dans la cuisine.

A nou­veau, il reprit sou­dai­ne­ment ses esprits – du moins, en avais-​je l’impression. Cet air ahu­ri, ce brusque sur­saut lui rap­pe­lant qu’il avait un objec­tif. Il s’apaisa, me dévi­sa­gea d’une façon étrange. Je lui ren­dis son sou­rire, mal à l’aise. Il se leva et attra­pa mon verre, me pro­po­sant de me res­ser­vir, avant de dis­pa­raître dans la cui­sine. Il y res­ta un moment et j’en pro­fi­tai pour repous­ser mon assiette en sou­pi­rant, afin d’allumer une ciga­rette à la flamme d’une bou­gie vis­sée dans une bou­teille de Poliakov dégou­li­nante de cire. Avec un peu de chance, je pour­rais me cou­cher tôt, pré­tex­tant la fatigue de la semaine. En fin de mati­née, au plus tard en début d’après-midi, je par­ti­rais et n’aurais pas besoin de reve­nir avant le mois pro­chain. Je lui avais ame­né ses courses, son tabac, la gua­ra­na en poudre qu’il consom­mait comme un sub­sti­tut au speed, son argent liquide. J’avais coché toutes les cases. Je lui avais même ache­té un pull en laine et un jeu de socié­té. Il avait essayé le pull pen­dant que je cui­si­nais pour venir se plaindre qu’il grat­tait, mais il a tou­jours ado­ré les jeux. J’ignorais qu’une par­tie avait déjà commencé.

Quand il reprit sa place face à moi, je notai l’attention avec laquelle il me regar­da boire mon verre. Encore ce sou­rire étrange, et l’ombre du triomphe, comme avant, quand je ratais le bus. C’est alors qu’il s’éclaircit la gorge et com­men­ça à par­ler de GHB.

Tu en as déjà pris ? me demanda-​t-​il dou­ce­ment.
- Du GHB ? Pourquoi je pren­drais ça ? C’est la drogue du violeur.

Il tiqua, fron­ça les sour­cils : déjà, le mot ne lui plai­sait pas.

Beaucoup de gens consomment ça dans un but récréa­tif, me contredit-​il, pas seule­ment des vio­leurs !
- Les vio­leurs n’en prennent pas, corrigeai-​je, ils en font prendre à leurs vic…

Geste impa­tient pour m’interrompre. Il entre­prit de m’expliquer les dif­fé­rents effets du pro­duit en ques­tion, que ça pou­vait être pres­crit contre la nar­co­lep­sie, comme le Rohypnol. On pou­vait s’en pro­cu­rer en phar­ma­cie pour la modique somme de quinze euros le fla­con. L’occasion de cra­cher sur les méde­cins, ces connards cupides qui en pres­cri­vaient faci­le­ment, qu’il suf­fi­sait de les bara­ti­ner un peu. Que cer­tains en ven­daient car­ré­ment sous le man­teau, comme la kéta­mine et les amphé­ta­mines. En gros, s’il y avait des viols sous GHB, c’était à cause des méde­cins. Il bla­bla­ta un moment sur le buta­né­diol, les ben­zo­dia­zé­pines, le flu­ni­tra­zé­pam. Il s’était bien ren­sei­gné, mais ça ne me sur­prit pas : il m’avait tou­jours tenu des dis­cours inen­di­guables sur la drogue. C’était un consom­ma­teur de longue date, ce qui n’avait jamais été un secret pour moi. Il avait tenu à ce que je sois consciente très jeune de ses addic­tions, de même qu’il s’était assu­ré de m’influencer en ce sens, his­toire que je fasse comme lui : que je me défonce la gueule avec toutes les sub­stances exis­tantes, que je devienne alcoo­lique et toxi­co, comme il l’était. Ça n’avait pas com­plè­te­ment fonc­tion­né, et il m’en avait vou­lu. De vieilles his­toires, des dos­siers clas­sés depuis long­temps. Je l’écoutais dis­trai­te­ment en finis­sant mon verre de blanc.

Ce qui fait le trau­ma­tisme d’un viol, fina­le­ment, délirait-​il, c’est le fait de s’en sou­ve­nir. Mais si on n’est pas conscient que ça arrive, si on n’en a aucun sou­ve­nir, alors il n’y a pas de traumatisme.

J’haussai un sour­cil per­plexe face à cette théo­rie alambiquée.

Tu te rends compte de ce que tu dis ? avançai-​je pru­dem­ment. Tu légi­times l’utilisation du GHB dans les cas de vio­lences sexuelles…

Il ne me regar­dait plus, fai­sant comme s’il ne m’avait pas entendue.

Qui sait, peut-​être qu’il y en avait dans ton verre…

J’émis un rire bref, interloquée.

Pourquoi tu aurais mis du GHB dans mon verre, Papa ?

Pourquoi tu aurais mis du GHB dans mon verre, Papa ?

Alors, le moment arri­va. Ce flot­te­ment entre nous, au-​dessus de la table de la salle à man­ger. Un échange de regards, inter­ro­ga­tif pour ma part, indé­chif­frable pour lui. Cet air sur son visage, celui d’un ado qui s’apprête à avouer à sa mère que le mètre car­ré de moquette cal­ci­née, c’est lui.

Pourquoi tu aurais mis du GHB dans mon verre, Papa ?! répétai-​je d’une voix incer­taine, beau­coup plus aigüe que la pre­mière fois.

Il me dévi­sa­gea, sur­pris par ma réac­tion. Elle ne sem­blait pas cor­res­pondre à ce à quoi il s’attendait. Il s’agita, haus­sant dan­ge­reu­se­ment la voix. Il hur­la qu’il fal­lait bien qu’il se sou­lage, que c’était nor­mal, c’était un homme, il avait des besoins que moi, bien sûr, je ne pou­vais pas com­prendre. Qu’il était coin­cé ici depuis dix ans sans bagnole, qu’il n’avait pas eu de rap­ports avec une femme depuis plu­sieurs années. A l’écouter, c’était un tau­lard. Je ne com­pre­nais pas le lien avec moi, je ne voyais pas en quoi ça me concer­nait. Mais lui le voyait. A cet ins­tant, je n’étais plus sa fille : j’étais un trou.

Je me levai d’un bond de ma chaise. C’était une blague – de très mau­vais goût, certes, mais ça ne pou­vait pas être autre chose. Il ne pou­vait pas dire ça sérieu­se­ment. Pourtant, il parais­sait très sérieux quand il m’asséna que c’était nor­mal que je fasse ça pour lui, que c’était mon rôle. Il fal­lait bien que je lui serve à quelque chose, ajouta-​t-​il. D’ailleurs, il savait bien que je sor­tais tou­jours avec des hommes plus âgés que moi. Les filles qui font ça, ce sont celles qui se cherchent un père. Or, ça n’avait pas de sens de cher­cher son père en cou­chant avec d’autres types. Le plus simple était de cou­cher avec son propre père puisque c’était ça, au fond, le sujet. Je ten­tai de trou­ver une issue, je me mis à tour­ner autour de la table pour lui échap­per, à cher­cher mes clés de voi­ture du regard. Je lui gueu­lai que je ne le ferai pas, que je ne le lais­se­rai pas me faire ça. Il argua que c’était trop tard, qu’il ne nous res­tait pas plus d’une ving­taine de minutes avant que le pro­duit agisse.

Rends-​moi mes clés ! Où tu les as cachées, putain ?!

Il sou­pi­ra qu’il l’avait fait pour moi, pour m’empêcher de prendre le volant en pleine nuit et de pro­vo­quer un acci­dent. Il insis­ta sur le fait que le pro­duit agi­rait bien­tôt, qu’il ne pou­vait quand même pas me lais­ser par­tir et embou­tir un arbre. Il n’était pas un monstre.

De toute façon, qui me croi­rait si je lui disais : « Viens vite, mon père m’a dro­guée, il va me violer ! »

Il m’apparut que je n’avais per­sonne à qui télé­pho­ner, per­sonne qui aurait pu empê­cher ça, qui était assez près pour inter­ve­nir. De toute façon, qui me croi­rait si je lui disais : « Viens vite, mon père m’a dro­guée, il va me vio­ler ! » Dans le coin, j’étais per­so­na non gra­ta depuis des années, depuis les vieux dos­siers de mon adolescence.

Je sais qu’il chu­cho­ta cette der­nière ques­tion à mon oreille d’un ton on ne peut plus ano­din, pudique, presque timide :

Tu prends bien la pilule ?

Tandis qu’il allait cher­cher ma trousse de toi­lettes dans mon sac afin de me rap­por­ter le contra­cep­tif, je réa­li­sai qu’il avait pré­vu d’abuser de moi sans capote. J’eus le temps de me deman­der ce qu’il aurait fait si j’avais affir­mé ne pas être sous pilule. Avait-​il pré­vu des pro­tec­tions au cas où ? Peut-​être pas. Est-​ce que ça l’aurait arrê­té ? Sans doute que non. Un trou reste un trou, comme disaient les mecs du coin. Mais de toute évi­dence, avoir un gosse avec moi ne le ten­tait pas plus que ça, ce qui fai­sait tou­jours un tueur en série socio­pathe de moins sur le mar­ché. Je ne serai pas la mère du pro­chain Luka Magnotta, c’était une consolation.

J’eus réel­le­ment le temps d’accepter l’inéluctable. Quelques minutes, quelques secondes pour réa­li­ser. Ça allait se pro­duire. Ça allait vrai­ment se pro­duire. Il l’avait pré­pa­ré. C’était pro­gram­mé à l’avance. Je m’étais jetée dans la gueule du loup, j’avais fon­cé droit dans le piège. Tout en me ten­dant un verre d’eau pour que j’avale ma pilule et mes cou­leuvres, age­nouillé devant moi, il me regar­dait avec une sorte d’émerveillement infan­tile. Un môme devant son cadeau de Noël, celui qu’il attend depuis des années, celui pour lequel il se tient sage, celui qu’il écrit chaque hiver dans sa lettre au Père Noël. Enfin débal­lé. Comme je n’arrêtais pas de pleu­rer, hébé­tée, aba­sour­die, il me ten­dit un joint. Il dit que ça me détendrait.

Je ten­tai de me lever, igno­rant ses pro­tes­ta­tions, lui qui me disait de ne pas essayer de mar­cher, que j’allais tom­ber. Je ne sen­tis pas le choc du car­re­lage contre mon dos, j’étais cou­chée sur un mate­las de nuages.

Ensuite, l’attente. Elle ne dura pas long­temps : je sen­tis les pre­miers effets, vio­lents, après quelques taffes sur le pétard. D’expérience, je savais que ça n’avait rien à voir avec l’herbe que j’étais en train de fumer. C’était un mélange déplai­sant entre les effets de l’alcool et ceux de la kéta­mine, en dix fois plus puis­sants. Je n’avais jamais rien consom­mé de tel. Même fumer un kilo d’herbe ne m’aurait pas fait ça. Je ten­tai de me lever, igno­rant ses pro­tes­ta­tions, lui qui me disait de ne pas essayer de mar­cher, que j’allais tom­ber. Je ne sen­tis pas le choc du car­re­lage contre mon dos, j’étais cou­chée sur un mate­las de nuages. Je vou­lais ram­per, inca­pable de me rele­ver, mais la porte était fer­mée. L’escalier était impra­ti­cable dans mon état. Il n’y avait pas de voi­sin en cette période. Personne à aler­ter. Un putain de trou, vous dis-je.

Quand il se pen­cha sur moi, son visage était flou, néan­moins je me rap­pelle ses yeux. Deux fentes ouvertes sur le vide. Alors je me débran­chai, action­nai le pilote auto­ma­tique, mis mon cer­veau en veille et fer­mai les yeux pour ne plus le voir. Je ten­dis les bras au GHB et il me por­ta jusqu’au lit de ma grand-mère.

A mon réveil, j’avais tout oublié de ma soi­rée. Cet oubli me trou­bla. Je n’avais pour­tant pas consom­mé tant d’alcool que ça, je n’en buvais jamais beau­coup chez lui. D’ailleurs, je n’avais pas du tout la gueule de bois. Je m’éveillai avec l’impression d’avoir dor­mi durant une éter­ni­té dans ma tour de ronces, peut-​être un siècle, d’un som­meil si pro­fond qu’il m’évoquait le coma. Je me sou­ve­nais de mon arri­vée, de ses réflexions, du repas… puis rien. Le brouillard. Le néant. Un trou noir – encore un putain de trou. Me tri­tu­rant les méninges, je me redres­sai, sor­tis une jambe du lit. C’est là que je la sen­tis : la cou­lée sur ma cuisse. Et cette pul­sa­tion sourde, entre mes jambes. Et cette sen­sa­tion d’avoir le rec­tum béant. Je ne par­le­rais pas de dou­leur, mais des habi­tuelles mani­fes­ta­tions du corps fémi­nin après les rap­ports. Mes yeux se posèrent sur les fringues de mon père, jetées en tas sur le plan­cher. Mon cer­veau ana­ly­sa la pré­sence incon­grue de ses vête­ments de la veille dans cette chambre où il ne dor­mait pas. La solu­tion était là, à por­tée de main. La réponse à l’équation me regar­dait par en-​dessous, dans un coin de la pièce. Je pas­sai devant elle sans la voir. Je croi­sai mon regard dans le grand miroir biseau­té, au-​dessus de la che­mi­née condam­née. En cet ins­tant, je n’aurais su dire laquelle de nous deux l’était le plus.

Je ne vou­lais pas com­prendre, addi­tion­ner les indices, en tirer des conclu­sions. Saisie d’un inex­pli­cable malaise, j’ostracisai mes inter­ro­ga­tions le plus loin pos­sible dans ma tête.

Cependant, je ne com­pris pas. Je ne vou­lais pas com­prendre, addi­tion­ner les indices, en tirer des conclu­sions. Saisie d’un inex­pli­cable malaise, j’ostracisai mes inter­ro­ga­tions le plus loin pos­sible dans ma tête. Il était plus de midi, j’étais décon­cer­tée d’avoir dor­mi autant alors que j’étais cen­sée m’être cou­chée tôt. Je le trou­vai dans la salle à man­ger, à la fois miel­leux et sur la défen­sive, comme un gosse qui a fait une conne­rie et se demande s’il va se faire gau­ler. Je lui deman­dai des détails, à quelle heure je m’étais cou­chée. Il bro­da, assu­ra qu’après avoir fumé un joint je ne tenais plus sur mes jambes, que j’avais dor­mi douze heures. Ce matin, il n’était pas agres­sif. Il me fou­tait la paix. Je m’enfermai dans la salle de bain où, cette fois, il ne ten­te­rait pas d’entrer. Je me débar­ras­sai de ma culotte tapis­sée de sperme en cou­pant quelques-​uns de mes cir­cuits neu­ro­naux, pris ma douche telle une auto­mate. Quand je lui annon­çai que j’allais ren­trer chez moi, que j’avais des choses à faire, qu’il était déjà tard, il ne râla même pas, lui qui pour­tant en fai­sait tou­jours des tonnes chaque fois que j’amorçais mon départ.

Ce jour-​là, je m’arrêtai sur une aire d’autoroute afin de prendre un café. Je res­tai plus d’une heure assise der­rière le volant de ma 106, mon gobe­let en car­ton dans la main, une ciga­rette dans l’autre. Je consi­dé­rai les indices : le tas de fringues sur le plan­cher. La sen­sa­tion dans mes par­ties intimes. Le sperme dans ma culotte. Le trou noir. La crise qui s’était pro­duite la veille, mais dont j’avais oublié la cause, les argu­ments. Le doc­teur Watson mar­mon­nait à ma droite, je le chas­sai de ma caisse. Impossible, mon cher Watson. Tu deviens gâteux, il est temps de prendre ta retraite. 

Le mois sui­vant, je n’y retour­nai pas. Il ne prit pas la peine de télé­pho­ner pour savoir pour­quoi. Je ne par­ve­nais pas à me débar­ras­ser de cette sen­sa­tion étrange d’être pas­sée à côté d’une nuit entière de ma vie sans aucune rai­son appa­rente. Puis, tout s’est enchaî­né : quelques mois plus tard, il ren­con­trait une femme et se met­tait en couple avec elle, m’insufflant un vague espoir que la situa­tion chan­ge­rait, que les choses iraient mieux. Que je n’aurais plus à faire ses courses, son ménage, sa les­sive, sa popotte, rem­plir ses papiers, effec­tuer ses démarches à sa place, retrou­ver ses potes dans des bars pour leur rem­bour­ser l’argent qu’il leur devait. Qu’enfin, il aurait quelqu’un d’autre à confondre avec sa mère ou avec sa femme, selon les moments. Pendant quelque temps, j’y ai cru. Il avait l’air plus heu­reux. Il man­geait même du bio et ten­tait de me convaincre que c’était meilleur pour la san­té. De mon côté, je vivais ma vie pour pen­ser à autre chose : chan­ge­ment de job, reprise de mes études, vie de couple, un sta­tut de belle-​mère pour une fillette de huit ans, puis un démé­na­ge­ment qui me rap­pro­che­rait de lui. L’écriture d’un roman dont la trame me tiraillait depuis l’adolescence, exi­geant d’être rédi­gée, de sor­tir à l’air libre. De quit­ter ma tête, cet endroit si inhos­pi­ta­lier. De cette soi­rée loin­taine, je n’avais plus aucun sou­ve­nir. Partiellement moti­vée par mon conjoint, qui trou­vait que mon père fai­sait des efforts et méri­tait que je lui laisse une cent-​trentième chance, j’ai même emmé­na­gé à quatre kilo­mètres de chez lui, dans la val­lée. Dans le trou.

Ça m’est reve­nu plu­sieurs années après, mor­ceau par mor­ceau, image par image, scène par scène, au fil des semaines, des mois, des intros­pec­tions, des cauchemars.

Ça m’est reve­nu plu­sieurs années après, mor­ceau par mor­ceau, image par image, scène par scène, au fil des semaines, des mois, des intros­pec­tions, des cau­che­mars. Pas la nuit que nous avons pas­sée dans cette chambre, non – sur­tout pas la nuit. Mais ce qui s’est pas­sé avant, oui. Le laps de temps très bref, à peine vingt minutes, où j’avais réa­li­sé que j’étais prise au piège, parce qu’il ne s’était pas conten­té d’attendre que le pro­duit fasse effet. Il avait fal­lu qu’il me le dise, il n’avait pas pu résis­ter à la ten­ta­tion de me pré­ve­nir de ce qui allait m’arriver. Me faire pani­quer, me voir ter­ro­ri­sée, sup­pliante, déses­pé­rée. Il s’était vexé lorsqu’il avait vu l’horreur sur mon visage, il s’était jus­ti­fié. Peut-​être croyait-​il que je n’attendais que ça. Peut-​être pensait-​il que l’amour que je res­sen­tais pour lui était de ceux qui vous font écar­ter les cuisses et pré­sen­ter votre anus. Quand je pense qu’en mater­nelle, il insul­tait ma mère parce qu’elle me soi­gnait avec des sup­po­si­toires, qu’il assi­mi­lait ça à de la torture…

Je crois me sou­ve­nir d’un chan­tage – comme s’il avait eu besoin, en plus de m’avoir enfer­mée dans la mai­son, d’avoir caché mes clés de voi­ture et de m’avoir dro­guée, de me faire chan­ter. Comme quoi il balan­ce­rait à ma mère quelque chose que j’avais fait. Qu’il le dirait à toute la famille, à tous les gens qui me connais­saient, qu’il l’étalerait en place publique. Il l’avait déjà fait, dans mon ado­les­cence. Et quand il ne trou­vait rien à balan­cer, il inven­tait. Il m’avait déjà fait le coup. Il devait me rendre cou­pable d’une manière ou d’une autre, inver­ser les res­pon­sa­bi­li­tés. Il le fai­sait depuis tou­jours. Il n’avait jamais pro­cé­dé autre­ment, même quand j’étais au CP. C’était tou­jours ma faute, j’étais sys­té­ma­ti­que­ment cou­pable de ce qui m’arrivait, mais aus­si de ce qui lui arri­vait à lui.

Sa mère aus­si insis­tait là-​dessus : elle et son mari ne pou­vaient rien faire pour lui, ma maman s’était enfuie, j’étais donc res­pon­sable du bon­heur de mon père.

A l’âge de six ans, il m’avait dit que si je ne res­tais pas vivre avec lui, il se sui­ci­de­rait. Toute ma vie, j’avais craint qu’il le fasse. A pré­sent, je sais bien que ça ne lui tra­ver­se­rait même pas l’esprit d’en finir. Sa mère aus­si insis­tait là-​dessus : elle et son mari ne pou­vaient rien faire pour lui, ma maman s’était enfuie, j’étais donc res­pon­sable du bon­heur de mon père. Je devais être gen­tille, com­pré­hen­sive, bien tra­vailler à l’école pour le rendre fier. Faire preuve de matu­ri­té, d’indulgence, contrô­ler mes ins­tincts pour réfré­ner les siens. Je devais réus­sir là où ils avaient tous échoué. Après tout, j’étais venue au monde pour ça : le rendre heu­reux. J’avais mer­dé, il n’avait eu de cesse de me le faire payer.

Depuis, des images ont for­cé les bar­rages de ma tête. Des flashs. Pas beau­coup, seule­ment quelques-​uns. J’ai tou­jours eu une excel­lente mémoire. Un fou­tu pro­blème, ma mémoire. Je revois la lampe rose sur la table de che­vet, près du lit de ma grand-​mère. Je revois son visage, lui assis qui me désha­bille pen­dant que je repose, inerte, inca­pable de résis­ter. Je me sou­viens d’avoir ri, défon­cée comme jamais aupa­ra­vant. Mon père me vio­lait dans le lit de sa mère et moi, je riais.

La honte qu’on éprouve quand on conscien­tise ça, elle ne res­semble à rien d’autre. C’est une honte qui étouffe, qui chasse l’air dans les pou­mons, qui dégou­line pour prendre toute la place. Elle vous appuie sur la tête pour que vous lui suciez la bite. Elle vous empêche de la rele­ver, de mar­cher la tête haute. Elle vous séquestre à l’intérieur de vous-​même. Comment mener une vie nor­male, après ça ? C’est pour­tant ce que je fais. Je mène une vie nor­male mais je ne me sens pas nor­male, moi. Je ne sais plus quand je l’ai été pour la der­nière fois. Je regarde mon exis­tence défi­ler pas­si­ve­ment comme si j’étais déjà morte, comme si ce n’était pas ma vie mais celle de quelqu’un d’autre. La petite fille pleure au fond de moi. Je ne sais plus quoi lui dire pour la conso­ler. J’ai beau lui jurer que tous les hommes ne sont pas ain­si, elle ne me croit pas. Comment faire confiance à des incon­nus quand on ne peut même pas avoir confiance en ses parents ? Elle me sup­plie de la lais­ser mou­rir, elle veut que je l’achève. Je la com­prends. Il est temps qu’elle se repose.

Ses entrées fra­cas­santes dans la salle de bains pour écar­ter le rideau et me mater, quand j’avais sept ans, puis neuf, puis onze, puis qua­torze, puis dix-​sept. Tout ça sous le regard de sa mère qui ne gron­dait jamais son petit.

J’aurais dû m’en dou­ter, j’aurais dû savoir qu’un jour, il irait jusque-​là. Toutes ces années à attendre que je gran­disse, à me dire que j’étais sexy quand, à dix ans, je por­tais une jupe plis­sée sur des col­lants de laine. Ses entrées fra­cas­santes dans la salle de bains pour écar­ter le rideau et me mater, quand j’avais sept ans, puis neuf, puis onze, puis qua­torze, puis dix-​sept. Tout ça sous le regard de sa mère qui ne gron­dait jamais son petit, son fils ado­ré et pour­tant mal-​aimé, ma chère grand-​mère qui me mori­gé­nait de vou­loir tirer le ver­rou, que ça le met­trait en colère. Et per­sonne ne vou­lait le mettre en colère, sur­tout pas elle. Surtout pas moi.

Ma mère disait qu’elle avait ser­vi de mère por­teuse, qu’elle n’avait été qu’une matrice, qu’un uté­rus au ser­vice de la rela­tion mal­saine de mon père avec ma grand-​mère, elle qui avait seule­ment vingt ans à ma nais­sance. Elle pleu­rait dans son verre de vin et gémis­sait qu’il avait eu un enfant avec elle parce qu’il ne pou­vait pas en avoir avec sa propre mère. Que je n’étais pas sa fille, mais la leur. Mes grands-​parents m’avaient éle­vée et mon père, lui, disait que j’étais sa petite sœur. C’était dif­fi­cile de trans­crire tout ça sur papier lorsqu’à l’école, on nous avait deman­dé de construire notre arbre généa­lo­gique. J’ignorais sur quelle branche je devais me pla­cer, qui étaient les parents, qui étaient les enfants. Aujourd’hui, je m’en tape, des branches. Je veux scier l’arbre et le foutre au feu. Arracher jusqu’aux racines de cette sève mau­dite. Oublier la val­lée. Reboucher le trou. Les emmu­rer comme ils ont emmu­ré mon enfance et ma mémoire. C’est ter­mi­né et ça ne fait que com­men­cer. Je me sou­viens, à présent.

Actuellement, je vis encore à quatre kilo­mètres de chez lui mais je ne le vois plus. Ce n’est pas suf­fi­sant, bien sûr. Dans quelque temps, je quit­te­rai la val­lée, je quit­te­rai le trou pour de bon. Cet endroit que j’aimais tant quand j’étais enfant. Ce havre de paix au milieu des bois, au milieu de nulle part, la bro­chure buco­lique de mes vacances, il en a dis­lo­qué l’ossature, abi­mé les cou­leurs. La carte pos­tale ne tient plus debout, l’aquarelle bave, le décor s’effondre. Ce n’est plus qu’un trou, un gouffre qui mène tout droit aux enfers. Le bus n’y passe plus. Personne ne s’échappe des enfers.

J’écris ces lignes pour m’en échap­per, jus­te­ment. Pour que d’autres qui ont vécu la même chose sachent qu’ils ont le pou­voir d’escalader les parois.

J’écris ces lignes pour m’en échap­per, jus­te­ment. Pour que d’autres qui ont vécu la même chose sachent qu’ils ont le pou­voir d’escalader les parois. Ça s’apprend, ça ne s’improvise pas. C’est une quête qui néces­site de s’entraîner. On ne devient pas Henriette d’Angeville sans efforts, on en sort rare­ment du pre­mier coup, on accu­mule par­fois de nom­breuses ten­ta­tives, plé­thore d’échecs décou­ra­geants qui nous relâchent chaque fois au fond du trou. Dans les ténèbres har­ce­lantes. Mais un jour, on trouve la bonne aspé­ri­té sur laquelle caler son pied, la bonne façon de se his­ser vers la lumière, la tech­nique adé­quate, la force de fran­chir les der­niers mètres, on sent pal­pi­ter la déter­mi­na­tion dans nos mus­cules. Et le ciel nous aspire, et le vent dans nos che­veux nous rap­pelle qu’on a réus­si, cepen­dant que les démons vagissent de rage dans les tré­fonds de leur forge. A ce moment-​là, retournez-​vous, regardez-​les une der­nière fois et bran­dis­sez votre majeur bien haut. Brandissez les deux, si vous pou­vez. Crachez-​leur dans la face, accroupissez-​vous et pissez-​leur sur la gueule. Tant qu’à faire, vous pou­vez aus­si leur chier des­sus. C’est un moindre mal. Ce n’est pas élé­gant, mais l’enfer se fout de l’élégance. Et nous aus­si, on s’en fout.

Il est pos­sible qu’un jour, si je ne par­viens pas à m’extirper du trou, j’empoisonne la soupe que j’aurai pré­pa­rée pour lui. Il n’est pas à exclure que je sois capable de le regar­der l’ingérer, d’attendre les pre­miers signes sur son visage, de le voir se tordre de dou­leur, le dévi­sa­ger lorsqu’il com­pren­dra ce qui est en train de se pas­ser, reni­fler la peur du petit gar­çon trau­ma­ti­sé qui san­glote der­rière ses yeux, le suivre tan­dis qu’il ram­pe­ra au sol jusqu’à ce que la mort le sai­sisse enfin. La boucle sera bou­clée avec des points de suture. J’appellerai la gen­dar­me­rie et j’attendrai qu’on vienne me cher­cher en fumant une ciga­rette. Comme Œdipe, je tue­rai le père, et j’espère que Jocaste sera encore vivante pour voir ça, que ça l’achèvera, la vieille. Je veux les voir morts, je veux les regar­der tan­dis qu’ils dor­mi­ront d’un som­meil défi­ni­tif, plus puis­sant que le GHB, les contem­pler dans leur cer­cueil avant de dire au croque-​mort à la mine lugubre de fer­mer le cou­vercle. Et on les fou­tra tous les deux à la fosse com­mune, ou peut-​être leur famille consentira-​t-​elle à leur offrir une sépul­ture décente. Peu importe. Un trou, c’est un trou. Et de celui-​là, ils n’en sor­ti­ront jamais.

Toutefois, je ne tiens pas à ce qu’ils m’y enferment à leurs côtés. Alors, sans doute que je ne ferai pas cela. C’est éga­le­ment pour ne pas être ten­tée de le faire que j’écris tout ça. Ces mots, je les trace avec mon sang. Je puise l’encre à mes veines. Ce sang mau­dit, j’en fais de la lit­té­ra­ture pour ne pas me repaître de celui des autres, pour ne pas me ven­ger sur des gens qui n’y sont pour rien. La ten­ta­tion est grande de l’utiliser, cet arse­nal malé­fique qu’ils m’ont trans­mis mal­gré moi, que je sur­veille du coin de l’œil, dont je m’assure qu’il reste ver­rouillé. Je sais qu’il est là, qu’il mur­mure à mon oreille quand le déses­poir se fait trop asphyxiant. Je dois rompre les liens du sang pour inter­rompre le cycle. Pour ne jamais, au grand jamais, deve­nir comme mon père, comme ma grand-​mère, comme eux : ma famille. Mes gènes. Mon enfer.

  1. C'est un pseu­do­nyme[]
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