green and white typewriter on black textile
© Markus Winkler

Études sur le genre : la pré­ca­ri­té comme moyen de recherche

Alors que le monde uni­ver­si­taire est vent debout contre le pro­jet de loi de pro­gram­ma­tion plu­ri­an­nuelle de la recherche (LPPR) et les coupes bud­gé­taires radi­cales qu’il annonce, un domaine de recherche se sent par­ti­cu­liè­re­ment mena­cé par trop de pré­ca­ri­té : les études de genre.
Travail gra­tuit, dis­cri­mi­na­tion, contrats courts… Les cher­cheuses dénoncent les dif­fi­cul­tés ren­con­trées. Un constat amer alors que ces études, qui ana­lysent les rap­ports sociaux entre les sexes, n’ont jamais été aus­si populaires. 

Une de moins. Karine Espineira, cher­cheuse spé­cia­li­sée dans les études de genre, se retire du milieu uni­ver­si­taire. Mi-​juin, la socio­logue pousse un cri de colère sur Twitter, dénon­çant un sys­tème très pré­caire. « En huit ans, j’ai obte­nu un seul poste de doc­to­rat de quelques mois », pro­teste la spé­cia­liste dont les tra­vaux portent sur les tran­si­den­ti­tés, les poli­tiques trans et fémi­nistes. Après avoir été audi­tion­née pour un poste à Paris-​VIII, elle n’est pas rete­nue et claque la porte du monde de la recherche, « épui­sée après tant d’années d’efforts ».

Une situa­tion qui semble para­doxale au vu de leur pré­cieux apport dans la lutte contre le sexisme et les inéga­li­tés, mais aus­si au vu de l’engouement que connaissent les études de genre en France. Au désir crois­sant des étudiant·es, les uni­ver­si­tés répondent en pro­po­sant une quin­zaine de mas­ters consa­crés à ce champ d’études, selon l’Institut du genre. Le der­nier en date étant celui lan­cé, en 2019, par l’université Paris-​I-​Panthéon-​Sorbonne. En 2016, on comp­tait déjà 500 étudiant·es inscrit·es dans ces ensei­gne­ments. Cependant, la plu­part de ces for­ma­tions res­tent inté­grées dans des dépar­te­ments pré­exis­tants, comme celui de socio­lo­gie (EHESS) alors qu’ils se sont fait une place entière aux États-​Unis, par exemple. Cette dif­fé­rence s’explique par le carac­tère décen­tra­li­sé et pri­vé du sys­tème uni­ver­si­taire amé­ri­cain. L’indépendance dont jouissent les éta­blis­se­ments outre-​Atlantique a per­mis l’insertion des cur­sus inter­dis­ci­pli­naires comme les « cultu­ral stu­dies » à l’intérieur des­quels les études sur le genre se sont développées.

Quitter l’université ou émigrer

Mais si les « gen­der stu­dies » s’implantent dans les facs, « les postes res­tent extrê­me­ment rares », déplore Karine Espineira, qui porte ses tra­vaux « en tant que per­sonne trans­vi­sible ». À 52 ans, la cher­cheuse est membre asso­ciée du Laboratoire d’études de genre et de sexua­li­té (uni­ver­si­té Paris-​VIII-​Vincennes-​Saint-​Denis), mais cette affi­lia­tion uni­ver­si­taire ne lui donne droit à aucune rému­né­ra­tion. « Pour que les labo­ra­toires puissent déblo­quer des sommes, il faut être titu­laire », explique-​t-​elle. L’universitaire jongle alors entre mis­sions mal rému­né­rées et tra­vail gra­tuit, comme l’écriture d’articles, la par­ti­ci­pa­tion aux col­loques ou à des confé­rences : « Je devais conti­nuer à pro­duire sans arrêt dans des condi­tions pré­caires pour res­ter sur le mar­ché de l’emploi. »

Si Karine Espineira s’est reti­rée du monde uni­ver­si­taire, Delphine Chedaleux a, elle, été obli­gée de quit­ter la France, il y a quatre ans, pour trou­ver un emploi à l’Université de Lausanne, en Suisse. Chercheuse contrac­tuelle sur le ciné­ma et les médias, ses tra­vaux portent sur les ques­tions de genre, ce qui ne l’aide pas à trou­ver un poste. « Dans les recru­te­ments au sein des facs de ciné­ma, mon dos­sier et celui de certain·es col­lègues sont repous­sés en rai­son de notre spé­cia­li­té », témoigne Delphine Chedaleux. Dans le champ d’étude du 7e art, la cher­cheuse décrit un milieu lar­ge­ment anti­fé­mi­niste, que ce soit à l’université ou dans les ins­ti­tu­tions : « Au tour­nant des années 1960, le ciné­ma en France est deve­nu un art sacra­li­sé auquel on ne peut pas toucher. »

Des études à la marge

Globalement, la réti­cence envers les études de genre s’inscrit dans un « contexte uni­ver­si­taire dra­ma­tique » où les sciences sociales sont déni­grées et où le pro­jet de loi LPPR fait bon­dir les uni­ver­si­taires, rap­pelle Alexie Geers, enseignante-​chercheuse contrac­tuelle sur le genre à l’université de Reims. Selon ses cal­culs, il manque dix-​neuf postes d’enseignants-chercheurs dans le dépar­te­ment des sciences éco­no­miques et sociales de son éta­blis­se­ment. « La majo­ri­té des cours est assu­rée par des vaca­taires », un sta­tut pré­caire sou­vent payé en des­sous du Smic, avec des salaires non men­sua­li­sés. À l’intérieur de cet envi­ron­ne­ment délé­tère, la situa­tion des cher­cheuses sur le genre reste « par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile, ce champ d’études se situant encore en marge de l’université ».

Il y a pour­tant plus de cin­quante ans que les études sur le genre se sont fait une place sur les bancs de la fac. L’historienne Françoise Picq revient sur cette « bataille » qu’elle a mené à par­tir des années 1970 pour l’institutionnalisation des études fémi­nistes – terme que l’universitaire pré­fère à celui du genre. « Le terme genre regroupe tout et n’importe quoi. Au niveau inter­na­tio­nal, l’interprétation est tota­le­ment apo­li­tique », consi­dère Françoise Picq. Contrairement aux idées reçues, la France n’a pas impor­té des États-​Unis ces études dans les années 1970, mais ce champ de recherche a fait irrup­tion de part et d’autre de l’Atlantique de façon conco­mi­tante. « On peut par­ler d’un cer­tain paral­lé­lisme », ana­lyse la cher­cheuse qui s’était ren­due sur le conti­nent amé­ri­cain en 1977 pour assis­ter à la confé­rence inter­na­tio­nale Women and Power.

« Ce qui dis­tin­guait par contre les deux pays, c’était leur contexte intel­lec­tuel : en France, quand on deve­nait fémi­niste, c’était sou­vent à l’intérieur d’une socio­lo­gie mar­xiste », reprend Françoise Picq, qui a contri­bué à la créa­tion de l’Association natio­nale des études fémi­nistes (Anef) en 1989. En France, le col­loque de Toulouse en 1982 – auquel l’historienne a par­ti­ci­pé – a consti­tué un « tour­nant » dans l’implantation des études fémi­nistes : « 75 recherches sont finan­cées et les pre­miers postes dédiés à ces ensei­gne­ments voient le jour en 1984. »

Satisfaire les populistes

Plus de trente ans après, Christine Bard, pro­fes­seure d’histoire contem­po­raine à l’université d’Angers, est fière d’avoir reçu « plus de 200 can­di­da­tures cette année, pour une tren­taine de places » au mas­ter sur le genre à dis­tance, ouvert en 2017. En dépit de leur bonne implan­ta­tion en France, « ces ensei­gne­ments res­tent un champ du savoir contes­té », pour­suit l’autrice du livre 150 ans d’idées reçues sur le fémi­nisme (édi­tions Le Cavalier bleu, 2020). En 2016, Valérie Pécresse, pré­si­dente de la région Île-​de-​France, avait déci­dé de sup­pri­mer les bourses des­ti­nées à ces ensei­gne­ments pour­tant sou­te­nues par la Région depuis 2006. De quoi conten­ter la frange de son élec­to­rat la plus réac­tion­naire, comme l’avaient mon­tré les rumeurs véhi­cu­lées par la mou­vance Manif pour tous autour de l’enseignement d’une pré­ten­due « théo­rie du genre » à l’école il y a quelques années.

Mais si les études de genre ont du mal à se faire une place digne de ce nom en France, à cause des réti­cences poli­tiques ou des coupes bud­gé­taires dans des uni­ver­si­tés qui prio­risent d’autres matières, ailleurs en Europe la situa­tion est bien pire. La Roumanie a ain­si inter­dit mi-​juin les études sur le genre dans les écoles et à l’université. Une déci­sion qui rap­pelle celle prise par la Hongrie du pre­mier ministre natio­na­liste Viktor Orban, qui a mis un terme à tout finan­ce­ment public pour ces ensei­gne­ments en 2018. Pourquoi le « genre » inquiète-​t-​il tant les pro­jets popu­listes ? « En dia­bo­li­sant ce champ d’études, ils attaquent le fémi­nisme et les mou­ve­ments LGBT. Ça crée un épou­van­tail qui fonc­tionne bien », conclut Christine Bard. Tout en rap­pe­lant qu’en France aus­si, l’extrême droite réclame l’exclusion de ces enseignements.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.