Alors que le monde universitaire est vent debout contre le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) et les coupes budgétaires radicales qu’il annonce, un domaine de recherche se sent particulièrement menacé par trop de précarité : les études de genre.
Travail gratuit, discrimination, contrats courts… Les chercheuses dénoncent les difficultés rencontrées. Un constat amer alors que ces études, qui analysent les rapports sociaux entre les sexes, n’ont jamais été aussi populaires.
Une de moins. Karine Espineira, chercheuse spécialisée dans les études de genre, se retire du milieu universitaire. Mi-juin, la sociologue pousse un cri de colère sur Twitter, dénonçant un système très précaire. « En huit ans, j’ai obtenu un seul poste de doctorat de quelques mois », proteste la spécialiste dont les travaux portent sur les transidentités, les politiques trans et féministes. Après avoir été auditionnée pour un poste à Paris-VIII, elle n’est pas retenue et claque la porte du monde de la recherche, « épuisée après tant d’années d’efforts ».
Une situation qui semble paradoxale au vu de leur précieux apport dans la lutte contre le sexisme et les inégalités, mais aussi au vu de l’engouement que connaissent les études de genre en France. Au désir croissant des étudiant·es, les universités répondent en proposant une quinzaine de masters consacrés à ce champ d’études, selon l’Institut du genre. Le dernier en date étant celui lancé, en 2019, par l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. En 2016, on comptait déjà 500 étudiant·es inscrit·es dans ces enseignements. Cependant, la plupart de ces formations restent intégrées dans des départements préexistants, comme celui de sociologie (EHESS) alors qu’ils se sont fait une place entière aux États-Unis, par exemple. Cette différence s’explique par le caractère décentralisé et privé du système universitaire américain. L’indépendance dont jouissent les établissements outre-Atlantique a permis l’insertion des cursus interdisciplinaires comme les « cultural studies » à l’intérieur desquels les études sur le genre se sont développées.
Quitter l’université ou émigrer
Mais si les « gender studies » s’implantent dans les facs, « les postes restent extrêmement rares », déplore Karine Espineira, qui porte ses travaux « en tant que personne transvisible ». À 52 ans, la chercheuse est membre associée du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis), mais cette affiliation universitaire ne lui donne droit à aucune rémunération. « Pour que les laboratoires puissent débloquer des sommes, il faut être titulaire », explique-t-elle. L’universitaire jongle alors entre missions mal rémunérées et travail gratuit, comme l’écriture d’articles, la participation aux colloques ou à des conférences : « Je devais continuer à produire sans arrêt dans des conditions précaires pour rester sur le marché de l’emploi. »
Si Karine Espineira s’est retirée du monde universitaire, Delphine Chedaleux a, elle, été obligée de quitter la France, il y a quatre ans, pour trouver un emploi à l’Université de Lausanne, en Suisse. Chercheuse contractuelle sur le cinéma et les médias, ses travaux portent sur les questions de genre, ce qui ne l’aide pas à trouver un poste. « Dans les recrutements au sein des facs de cinéma, mon dossier et celui de certain·es collègues sont repoussés en raison de notre spécialité », témoigne Delphine Chedaleux. Dans le champ d’étude du 7e art, la chercheuse décrit un milieu largement antiféministe, que ce soit à l’université ou dans les institutions : « Au tournant des années 1960, le cinéma en France est devenu un art sacralisé auquel on ne peut pas toucher. »
Des études à la marge
Globalement, la réticence envers les études de genre s’inscrit dans un « contexte universitaire dramatique » où les sciences sociales sont dénigrées et où le projet de loi LPPR fait bondir les universitaires, rappelle Alexie Geers, enseignante-chercheuse contractuelle sur le genre à l’université de Reims. Selon ses calculs, il manque dix-neuf postes d’enseignants-chercheurs dans le département des sciences économiques et sociales de son établissement. « La majorité des cours est assurée par des vacataires », un statut précaire souvent payé en dessous du Smic, avec des salaires non mensualisés. À l’intérieur de cet environnement délétère, la situation des chercheuses sur le genre reste « particulièrement difficile, ce champ d’études se situant encore en marge de l’université ».
Il y a pourtant plus de cinquante ans que les études sur le genre se sont fait une place sur les bancs de la fac. L’historienne Françoise Picq revient sur cette « bataille » qu’elle a mené à partir des années 1970 pour l’institutionnalisation des études féministes – terme que l’universitaire préfère à celui du genre. « Le terme genre regroupe tout et n’importe quoi. Au niveau international, l’interprétation est totalement apolitique », considère Françoise Picq. Contrairement aux idées reçues, la France n’a pas importé des États-Unis ces études dans les années 1970, mais ce champ de recherche a fait irruption de part et d’autre de l’Atlantique de façon concomitante. « On peut parler d’un certain parallélisme », analyse la chercheuse qui s’était rendue sur le continent américain en 1977 pour assister à la conférence internationale Women and Power.
« Ce qui distinguait par contre les deux pays, c’était leur contexte intellectuel : en France, quand on devenait féministe, c’était souvent à l’intérieur d’une sociologie marxiste », reprend Françoise Picq, qui a contribué à la création de l’Association nationale des études féministes (Anef) en 1989. En France, le colloque de Toulouse en 1982 – auquel l’historienne a participé – a constitué un « tournant » dans l’implantation des études féministes : « 75 recherches sont financées et les premiers postes dédiés à ces enseignements voient le jour en 1984. »
Satisfaire les populistes
Plus de trente ans après, Christine Bard, professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Angers, est fière d’avoir reçu « plus de 200 candidatures cette année, pour une trentaine de places » au master sur le genre à distance, ouvert en 2017. En dépit de leur bonne implantation en France, « ces enseignements restent un champ du savoir contesté », poursuit l’autrice du livre 150 ans d’idées reçues sur le féminisme (éditions Le Cavalier bleu, 2020). En 2016, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, avait décidé de supprimer les bourses destinées à ces enseignements pourtant soutenues par la Région depuis 2006. De quoi contenter la frange de son électorat la plus réactionnaire, comme l’avaient montré les rumeurs véhiculées par la mouvance Manif pour tous autour de l’enseignement d’une prétendue « théorie du genre » à l’école il y a quelques années.
Mais si les études de genre ont du mal à se faire une place digne de ce nom en France, à cause des réticences politiques ou des coupes budgétaires dans des universités qui priorisent d’autres matières, ailleurs en Europe la situation est bien pire. La Roumanie a ainsi interdit mi-juin les études sur le genre dans les écoles et à l’université. Une décision qui rappelle celle prise par la Hongrie du premier ministre nationaliste Viktor Orban, qui a mis un terme à tout financement public pour ces enseignements en 2018. Pourquoi le « genre » inquiète-t-il tant les projets populistes ? « En diabolisant ce champ d’études, ils attaquent le féminisme et les mouvements LGBT. Ça crée un épouvantail qui fonctionne bien », conclut Christine Bard. Tout en rappelant qu’en France aussi, l’extrême droite réclame l’exclusion de ces enseignements.