Carola Rackete, cap’taine climat

carola rackete
Carola Rackete, le 15 sep­tembre, à Paris.

En juin 2019, la jeune capi­taine alle­mande du Sea-​Watch 3 force l’entrée du port
de Lampedusa, en Italie, pour y débar­quer une qua­ran­taine de migrant·es secouru·es en mer. Adulée par les uns, détes­tée par les autres, cette scien­ti­fique et acti­viste publie un livre, Il est temps d’agir, dans lequel elle prône la déso­béis­sance civile. Convaincue que voter ne suf­fit plus pour faire chan­ger les choses. 

Pour certain·es, comme Matteo Salvini, ancien ministre ita­lien de l’Intérieur, d’extrême droite, elle est une ­« emmer­deuse ». « Ceux qui se foutent des règles doivent en répondre, je le dis aus­si à cette emmer­deuse de capi­taine du Sea-​Watch qui fait de la poli­tique sur la peau des immi­grés ! » éructe-​t-​il un jour de 2019. Pour d’autres, elle est une « héroïne ». « C’est une femme for­mi­dable et exem­plaire. Une héroïne, abso­lu­ment », assure la doc­teure Carine Rolland, membre du conseil d’administration de Médecins du monde. 

À quoi tient une noto­rié­té ? Parfois à une simple prise de déci­sion. À être insul­tée, se faire lit­té­ra­le­ment cra­cher des­sus par cer­tains ; être encen­sée, ado­rée par d’autres. Dans la nuit du 28 au 29 juin 2019, Carola Rackete, capi­taine de navire alle­mande âgée de 31 ans, entre en force dans le port ita­lien de Lampedusa. À bord du navire huma­ni­taire Sea-​Watch 3 qu’elle com­mande, quarante-​deux per­sonnes recueillies tan­dis qu’elles déri­vaient en pleine mer Méditerranée à bord d’un canot pneu­ma­tique. Les gardes-​côtes ita­liens et libyens lui ont inti­mé l’ordre de faire demi-​tour et de rame­ner les pas­sa­gers en Libye. Mais Carola Rackete, mieux que qui­conque, connaît les atro­ci­tés que l’on fait subir à Tripoli aux « migrants », comme on dit : vols, tor­tures, viols, exé­cu­tions. Elle refuse. L’ONG alle­mande Sea-​Watch dépose un recours auprès de la Cour euro­péenne des droits de l’homme, en vain. La presse du monde entier raconte le blo­cage du navire. La France, sol­li­ci­tée pour recueillir les mal­heu­reux pas­sa­gers à Marseille, refuse. Alors Carola Rackete décide de pas­ser en force. Elle est arrê­tée, huée à sa des­cente à quai, mais explique alors : « Peu importe com­ment tu arrives dans une situa­tion de détresse. Si tu as besoin d’être secou­ru, tout le monde a le devoir de te secou­rir. Nous, les Européens, avons per­mis à nos gou­ver­ne­ments de construire un mur en mer. Mais il y a une socié­té civile qui se bat contre cela et j’en fais partie. » 

“L’ordre dans lequel nous vivons aujourd’hui est faux et des­truc­teur. Il doit être détruit parce que sinon, des gens meurent”

Elle risque alors jusqu’à quinze ans de pri­son. Soutenue par les auto­ri­tés alle­mandes et par son avo­cate, elle est assi­gnée à rési­dence et fina­le­ment libé­rée. « Tout capi­taine de bateau se doit de sau­ver des nau­fra­gés, c’est le Code mari­time, reprend la doc­teure Carine Rolland. Dans les faits, celui qui ne le fait pas se met en tort, pas celui qui le fait ! C’est comme en méde­cine ou dans la vie de tous les jours, ne rien faire relève de la non-​assistance à per­sonne en dan­ger. Pour autant, ce qu’a fait Carola ce jour-​là est impres­sion­nant et impose le res­pect. » Mattea Weihe, une des porte-​parole de Sea-​Watch, ajoute : « Chez Sea-​Watch, nous deman­dons la liber­té de cir­cu­la­tion des popu­la­tions et refu­sons les poli­tiques d’isolationnisme mor­telles de l’Union euro­péenne. Le choix pris par Carola de faire entrer de force le Sea-​Watch 3 dans le port de Lampedusa reflète par­fai­te­ment notre phi­lo­so­phie. Comme la situa­tion à bord deve­nait insup­por­table, Carola a déci­dé d’agir sans qu’il y ait de com­pro­mis possible. »

Autobiographie et plaidoyer

On ren­contre l’emmerdeuse, ou ­l’héroïne, dans un bel hôtel par­ti­cu­lier de Saint-​Germain-​des-​Prés, à Paris. Elle n’a pas viré de bord. Elle assure juste la pro­mo­tion de son livre, Il est temps d’agir, au siège de son édi­teur. Une auto­bio­gra­phie, un plai­doyer pour un monde plus juste, mais aus­si une remar­quable ana­lyse sociale, scien­ti­fique et éco­no­mique qui décrit le monde tel qu’il va (mal) et fait par­fai­te­ment le lien entre crises migra­toire et éco­lo­gique. Il est temps d’agir, comme son titre l’indique, se veut aus­si et sur­tout un pro­gramme de com­bat, puisqu’il n’y a plus une seconde à perdre. Message mar­te­lé tout au long de la der­nière par­tie de l’ouvrage : chan­ger la façon de se nour­rir, de se chauf­fer, de voya­ger, de consom­mer, d’user des res­sources natu­relles ; chan­ger les com­por­te­ments des poli­tiques, des indus­triels, notre regard sur les autres… Mais aus­si notre façon de pro­tes­ter et de vivre en socié­té. « L’ordre dans lequel nous vivons aujourd’hui est faux et des­truc­teur, écrit-​elle. Il doit être détruit parce que sinon, des gens meurent. » 

C’est la mi-​septembre, il fait 35 oC ce jour-​là à Paris, une tem­pé­ra­ture affo­lante, et les arbres sont secs comme jamais. Elle n’en revient pas. Elle marche pieds nus sur le par­quet, porte une robe d’été fleu­rie, dread­locks rete­nues en queue de che­val. Un petit pen­den­tif (l’île de Lampedusa) autour du cou, un petit bijou accro­ché à l’oreille droite, de jolis bra­ce­lets bleus au poi­gnet gauche. Elle parle quatre langues, alle­mand, anglais, espa­gnol et russe, mais s’excuse d’avoir oublié son fran­çais depuis les années de lycée. Comme on a soi-​même oublié son alle­mand, nous sommes quittes. Elle vit avec 500 euros par mois et n’a pas de loge­ment fixe, vivant ici et là. 

L’empathie, une ques­tion de survie

Elle sou­rit sou­vent, géné­reu­se­ment, mais son regard accroche. Il n’est pas dur. Dépourvu de toute agres­si­vi­té, il démontre sim­ple­ment une convic­tion, une force qui impres­sionnent. D’emblée, sans que l’on sache trop pour­quoi de prime abord, elle parle du cer­veau humain. Et de sen­ti­ments. « Notre cer­veau est fait pour d’abord conser­ver les mau­vais sou­ve­nirs, les expé­riences dou­lou­reuses. Vous vous sou­vien­drez toute votre vie de la fois où un chien vous a mor­du, pas des cen­taines de fois où des chiens ont été gen­tils avec vous. » Puis on fait le lien avec son livre, son his­toire per­son­nelle, ses expé­riences. « Il ne faut pas oublier ces moments où on vous a aidé, où quelqu’un vous a fait du bien. Nous ne pou­vons pas non plus nous pas­ser de l’empathie et de la com­pas­sion, défend-​elle. Les socié­tés ani­males et humaines tiennent d’abord par cela, la coopé­ra­tion, l’entraide, la soli­da­ri­té. Sans quoi la sur­vie est impos­sible. C’est fou, le mal qu’ont tout un tas de gens à se sen­tir soli­daires des autres, de ceux que l’on ne connaît pas, qui vivent loin tels les “migrants” comme on dit. Alors qu’en Allemagne, par exemple, les socio­logues ont obser­vé que les endroits où les gens sont le plus mélan­gés entre Allemands d’origine et per­sonnes venues d’ailleurs sont ceux où l’on se montre le plus tolé­rant à l’égard des autres. »

Carola Rackete ne navigue plus pour Sea-​Watch. Elle le dit clai­re­ment : elle n’a jamais for­cé­ment ado­ré com­man­der des navires. Elle gran­dit dans un milieu qu’elle qua­li­fie de « petit-​bourgeois et ennuyeux » en Basse-​Saxe. Son père est ingé­nieur élec­tri­cien pour l’industrie mili­taire, qu’elle déteste tant ; sa mère, comp­table. Aucune conscience éco­lo­gique par­ti­cu­lière. Par contre, on la laisse grim­per au som­met des arbres toute petite et prendre confiance en elle. « J’ai tou­jours aimé être dans la nature. » 

Vers 18–20 ans, elle part. Naviguer sera son échap­pa­toire, son gagne-​pain et son ouver­ture sur le monde et les autres. Elle bosse comme guide tou­ris­tique en Patagonie à bord d’un navire, trois mois et demi, pas la meilleure expé­rience de sa vie à coup sûr, mais une pre­mière échap­pée. Le contrat ter­mi­né, elle part explo­rer le Pérou, la Bolivie, l’Argentine et le Chili. Elle se retrouve confron­tée à la très grande pau­vre­té dans laquelle vivent les popu­la­tions qu’elle fré­quente et chez qui elle vit. « Tu découvres ces enfants et vieillards qui men­dient dans les rues, ces enfants dont tu sais très bien qu’ils n’iront jamais de leur vie à l’école. » Puis elle rentre en Europe, enchaîne sur un ser­vice volon­taire euro­péen en Russie, dans le parc natu­rel des vol­cans de Kamtchatka, part étu­dier l’environnement dans une uni­ver­si­té anglaise, tra­vaille quelques mois pour le British Antarctic Survey – qui mène des recherches scien­ti­fiques en Antarctique –, avant de s’engager dans l’humanitaire et de rejoindre Sea-​Watch comme béné­vole. Elle sait navi­guer, elle veut sau­ver des vies. La Méditerranée s’impose. « On parle tou­jours du mur de Trump avec le Mexique, mais la Méditerranée aus­si est un mur, assure Carine Rolland. Un mur et un cime­tière. Carola est jeune, elle est déter­mi­née, elle en est par­fai­te­ment consciente. Au point d’avoir été prête à aller en pri­son pour défendre le droit d’êtres humains à sim­ple­ment res­ter en vie. » 

“Ma vie ne se résume pas à ces vingt et un jours pas­sés à bord de ce navire. Je me défi­nis comme une acti­viste et une spé­cia­liste de la res­tau­ra­tion et de la pré­ser­va­tion de l’environnement”

Carola Rackete refuse d’être vue seule­ment comme la capi­taine du Sea-​Watch 3. « Ma vie ne se résume pas à ces vingt et un jours pas­sés à bord de ce navire », dit-​elle. Qui est-​elle ? « Je me défi­nis comme une acti­viste et une spé­cia­liste de la res­tau­ra­tion et de la pré­ser­va­tion de l’environnement. » Car au-​delà des drames qui se jouent chaque jour en mer, Carola étu­die avec pré­ci­sion les rai­sons qui poussent ces popu­la­tions à fuir, au péril de leur vie. En pre­mier lieu, elle cite le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Forte d’une dizaine de mis­sions scien­ti­fiques dans l’Arctique et l’Antarctique avec des équipes bri­tan­niques (elle y retour­ne­ra cet hiver), elle a consta­té de ses yeux la fonte des glaces : « Il y a neuf ans, on pré­voyait un Arctique tota­le­ment libé­ré des glaces à l’été en 2050 ; main­te­nant on parle de 2035. Cette accé­lé­ra­tion est affo­lante. » Mais se déso­ler, mani­fes­ter, voter pour tel par­ti ne suf­fit plus affirme-​t-​elle. « Il faut se battre. Il faut que les choses changent. Il faut agir. C’est impos­sible de faire chan­ger les choses seule­ment par le vote. J’appelle à une forme d’insurrection paci­fique, de déso­béis­sance civile non vio­lente, parce que si vous usez de la vio­lence, que vous reste-​t-​il après comme moyen d’action ? Mais on a voté tant de fois, signé tant de péti­tions, mani­fes­té tant de fois et pour quoi au final ? Les suf­fra­gettes n’ont pas fait chan­ger le droit de vote des femmes par le vote ! Rosa Parks, Martin Luther King n’ont pas lut­té pour les droits civiques par le vote ! Nous devons nous ins­pi­rer du mou­ve­ment pour les droits civiques amé­ri­cains pour convaincre les entre­prises et les États de chan­ger radi­ca­le­ment les choses maintenant ! »

L’année pas­sée, cer­tains lui ont repro­ché, en per­met­tant l’arrivée en Europe des per­sonnes recueillies en mer, de faire le jeu des pas­seurs. « C’est tota­le­ment faux, s’insurge Mattea Weihe, de Sea-​Watch. Durant l’été 2018, quand tous les bateaux de sau­ve­tage étaient blo­qués à Malte, le nombre de départs depuis la Libye n’a pas bais­sé. Par contre, le nombre de morts, lui, a pro­gres­sé. » Aujourd’hui, cer­tains lui reprochent de mener son com­bat depuis l’Allemagne ou la Finlande, où elle vit de temps en temps, plu­tôt que depuis le Mali ou le Burkina Faso. « Je me sens plus utile ici, répond-​elle froi­de­ment. C’est ici que je dois être. Parce que c’est ici, dans l’hémisphère Nord, que se trouvent les racines du mal et la cause des souf­frances du Sud. C’est ici que se trouvent les cen­trales à char­bon alle­mandes, les sièges de Total, Exxon, Airbus et de l’industrie mili­taire, le Parlement euro­péen et tous les lob­bys. » 

Le len­de­main, elle repart d’ailleurs en Allemagne occu­per une forêt, des arbres vieux de 300 ans mena­cés d’abattage pour tra­cer une nou­velle auto­route. N’est-elle jamais décou­ra­gée ? Lasse ? Épuisée par ce monde qui part à vau‑l’eau ? Pour une fois, son regard part dans le vide. « C’est sûr, on perd tel­le­ment de richesses natu­relles, de beau­té, ­d’espèces ani­males et végé­tales… » Puis son regard se relève. « Mais je res­sens plus de colère que de tris­tesse. Je ne suis pas naïve, je suis réa­liste et tou­jours un peu opti­miste. Et sur­tout, je crois en la pos­si­bi­li­té de faire chan­ger les gens et les choses. Sans quoi, s’il n’existait pas cette pos­si­bi­li­té de faire chan­ger les choses, à quoi bon conti­nuer à se battre ? » 

8 mai 1988


Naissance à Preetz (Allemagne)

8 mai 1988
2015


Master en mana­ge­ment envi­ron­ne­men­tal à l’université Edge Hill (Angleterre)

2015
2016


Première mis­sion de sau­ve­tage en mer pour l’ONG Sea-Watch

2016
12 juin 2019


Elle recueille à bord du Sea-​Watch 3 une qua­ran­taine de per­sonnes déri­vant en haute mer

12 juin 2019
28 juin 2019


Elle entre en force de nuit dans
le port de Lampedusa, puis est arrê­tée par les auto­ri­tés italiennes

28 juin 2019
16 sep­tembre 2020


Parution de son livre
Il est temps d’agir

16 sep­tembre 2020
115 carole rackete editions l iconoclaste
© Editions L'Iconoclaste






Il est temps d’agir, de Carola Rackete. Traduit de l’allemand par Catherine Weinzorn. Éditions de L’Iconoclaste, 150 pages. 

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