![Carola Rackete, cap’taine climat 1 carola rackete](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/10/carola-rackete-767x1024.jpg)
En juin 2019, la jeune capitaine allemande du Sea-Watch 3 force l’entrée du port
de Lampedusa, en Italie, pour y débarquer une quarantaine de migrant·es secouru·es en mer. Adulée par les uns, détestée par les autres, cette scientifique et activiste publie un livre, Il est temps d’agir, dans lequel elle prône la désobéissance civile. Convaincue que voter ne suffit plus pour faire changer les choses.
Pour certain·es, comme Matteo Salvini, ancien ministre italien de l’Intérieur, d’extrême droite, elle est une « emmerdeuse ». « Ceux qui se foutent des règles doivent en répondre, je le dis aussi à cette emmerdeuse de capitaine du Sea-Watch qui fait de la politique sur la peau des immigrés ! » éructe-t-il un jour de 2019. Pour d’autres, elle est une « héroïne ». « C’est une femme formidable et exemplaire. Une héroïne, absolument », assure la docteure Carine Rolland, membre du conseil d’administration de Médecins du monde.
À quoi tient une notoriété ? Parfois à une simple prise de décision. À être insultée, se faire littéralement cracher dessus par certains ; être encensée, adorée par d’autres. Dans la nuit du 28 au 29 juin 2019, Carola Rackete, capitaine de navire allemande âgée de 31 ans, entre en force dans le port italien de Lampedusa. À bord du navire humanitaire Sea-Watch 3 qu’elle commande, quarante-deux personnes recueillies tandis qu’elles dérivaient en pleine mer Méditerranée à bord d’un canot pneumatique. Les gardes-côtes italiens et libyens lui ont intimé l’ordre de faire demi-tour et de ramener les passagers en Libye. Mais Carola Rackete, mieux que quiconque, connaît les atrocités que l’on fait subir à Tripoli aux « migrants », comme on dit : vols, tortures, viols, exécutions. Elle refuse. L’ONG allemande Sea-Watch dépose un recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, en vain. La presse du monde entier raconte le blocage du navire. La France, sollicitée pour recueillir les malheureux passagers à Marseille, refuse. Alors Carola Rackete décide de passer en force. Elle est arrêtée, huée à sa descente à quai, mais explique alors : « Peu importe comment tu arrives dans une situation de détresse. Si tu as besoin d’être secouru, tout le monde a le devoir de te secourir. Nous, les Européens, avons permis à nos gouvernements de construire un mur en mer. Mais il y a une société civile qui se bat contre cela et j’en fais partie. »
“L’ordre dans lequel nous vivons aujourd’hui est faux et destructeur. Il doit être détruit parce que sinon, des gens meurent”
Elle risque alors jusqu’à quinze ans de prison. Soutenue par les autorités allemandes et par son avocate, elle est assignée à résidence et finalement libérée. « Tout capitaine de bateau se doit de sauver des naufragés, c’est le Code maritime, reprend la docteure Carine Rolland. Dans les faits, celui qui ne le fait pas se met en tort, pas celui qui le fait ! C’est comme en médecine ou dans la vie de tous les jours, ne rien faire relève de la non-assistance à personne en danger. Pour autant, ce qu’a fait Carola ce jour-là est impressionnant et impose le respect. » Mattea Weihe, une des porte-parole de Sea-Watch, ajoute : « Chez Sea-Watch, nous demandons la liberté de circulation des populations et refusons les politiques d’isolationnisme mortelles de l’Union européenne. Le choix pris par Carola de faire entrer de force le Sea-Watch 3 dans le port de Lampedusa reflète parfaitement notre philosophie. Comme la situation à bord devenait insupportable, Carola a décidé d’agir sans qu’il y ait de compromis possible. »
Autobiographie et plaidoyer
On rencontre l’emmerdeuse, ou l’héroïne, dans un bel hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Elle n’a pas viré de bord. Elle assure juste la promotion de son livre, Il est temps d’agir, au siège de son éditeur. Une autobiographie, un plaidoyer pour un monde plus juste, mais aussi une remarquable analyse sociale, scientifique et économique qui décrit le monde tel qu’il va (mal) et fait parfaitement le lien entre crises migratoire et écologique. Il est temps d’agir, comme son titre l’indique, se veut aussi et surtout un programme de combat, puisqu’il n’y a plus une seconde à perdre. Message martelé tout au long de la dernière partie de l’ouvrage : changer la façon de se nourrir, de se chauffer, de voyager, de consommer, d’user des ressources naturelles ; changer les comportements des politiques, des industriels, notre regard sur les autres… Mais aussi notre façon de protester et de vivre en société. « L’ordre dans lequel nous vivons aujourd’hui est faux et destructeur, écrit-elle. Il doit être détruit parce que sinon, des gens meurent. »
C’est la mi-septembre, il fait 35 oC ce jour-là à Paris, une température affolante, et les arbres sont secs comme jamais. Elle n’en revient pas. Elle marche pieds nus sur le parquet, porte une robe d’été fleurie, dreadlocks retenues en queue de cheval. Un petit pendentif (l’île de Lampedusa) autour du cou, un petit bijou accroché à l’oreille droite, de jolis bracelets bleus au poignet gauche. Elle parle quatre langues, allemand, anglais, espagnol et russe, mais s’excuse d’avoir oublié son français depuis les années de lycée. Comme on a soi-même oublié son allemand, nous sommes quittes. Elle vit avec 500 euros par mois et n’a pas de logement fixe, vivant ici et là.
L’empathie, une question de survie
Elle sourit souvent, généreusement, mais son regard accroche. Il n’est pas dur. Dépourvu de toute agressivité, il démontre simplement une conviction, une force qui impressionnent. D’emblée, sans que l’on sache trop pourquoi de prime abord, elle parle du cerveau humain. Et de sentiments. « Notre cerveau est fait pour d’abord conserver les mauvais souvenirs, les expériences douloureuses. Vous vous souviendrez toute votre vie de la fois où un chien vous a mordu, pas des centaines de fois où des chiens ont été gentils avec vous. » Puis on fait le lien avec son livre, son histoire personnelle, ses expériences. « Il ne faut pas oublier ces moments où on vous a aidé, où quelqu’un vous a fait du bien. Nous ne pouvons pas non plus nous passer de l’empathie et de la compassion, défend-elle. Les sociétés animales et humaines tiennent d’abord par cela, la coopération, l’entraide, la solidarité. Sans quoi la survie est impossible. C’est fou, le mal qu’ont tout un tas de gens à se sentir solidaires des autres, de ceux que l’on ne connaît pas, qui vivent loin tels les “migrants” comme on dit. Alors qu’en Allemagne, par exemple, les sociologues ont observé que les endroits où les gens sont le plus mélangés entre Allemands d’origine et personnes venues d’ailleurs sont ceux où l’on se montre le plus tolérant à l’égard des autres. »
Carola Rackete ne navigue plus pour Sea-Watch. Elle le dit clairement : elle n’a jamais forcément adoré commander des navires. Elle grandit dans un milieu qu’elle qualifie de « petit-bourgeois et ennuyeux » en Basse-Saxe. Son père est ingénieur électricien pour l’industrie militaire, qu’elle déteste tant ; sa mère, comptable. Aucune conscience écologique particulière. Par contre, on la laisse grimper au sommet des arbres toute petite et prendre confiance en elle. « J’ai toujours aimé être dans la nature. »
Vers 18–20 ans, elle part. Naviguer sera son échappatoire, son gagne-pain et son ouverture sur le monde et les autres. Elle bosse comme guide touristique en Patagonie à bord d’un navire, trois mois et demi, pas la meilleure expérience de sa vie à coup sûr, mais une première échappée. Le contrat terminé, elle part explorer le Pérou, la Bolivie, l’Argentine et le Chili. Elle se retrouve confrontée à la très grande pauvreté dans laquelle vivent les populations qu’elle fréquente et chez qui elle vit. « Tu découvres ces enfants et vieillards qui mendient dans les rues, ces enfants dont tu sais très bien qu’ils n’iront jamais de leur vie à l’école. » Puis elle rentre en Europe, enchaîne sur un service volontaire européen en Russie, dans le parc naturel des volcans de Kamtchatka, part étudier l’environnement dans une université anglaise, travaille quelques mois pour le British Antarctic Survey – qui mène des recherches scientifiques en Antarctique –, avant de s’engager dans l’humanitaire et de rejoindre Sea-Watch comme bénévole. Elle sait naviguer, elle veut sauver des vies. La Méditerranée s’impose. « On parle toujours du mur de Trump avec le Mexique, mais la Méditerranée aussi est un mur, assure Carine Rolland. Un mur et un cimetière. Carola est jeune, elle est déterminée, elle en est parfaitement consciente. Au point d’avoir été prête à aller en prison pour défendre le droit d’êtres humains à simplement rester en vie. »
“Ma vie ne se résume pas à ces vingt et un jours passés à bord de ce navire. Je me définis comme une activiste et une spécialiste de la restauration et de la préservation de l’environnement”
Carola Rackete refuse d’être vue seulement comme la capitaine du Sea-Watch 3. « Ma vie ne se résume pas à ces vingt et un jours passés à bord de ce navire », dit-elle. Qui est-elle ? « Je me définis comme une activiste et une spécialiste de la restauration et de la préservation de l’environnement. » Car au-delà des drames qui se jouent chaque jour en mer, Carola étudie avec précision les raisons qui poussent ces populations à fuir, au péril de leur vie. En premier lieu, elle cite le réchauffement climatique. Forte d’une dizaine de missions scientifiques dans l’Arctique et l’Antarctique avec des équipes britanniques (elle y retournera cet hiver), elle a constaté de ses yeux la fonte des glaces : « Il y a neuf ans, on prévoyait un Arctique totalement libéré des glaces à l’été en 2050 ; maintenant on parle de 2035. Cette accélération est affolante. » Mais se désoler, manifester, voter pour tel parti ne suffit plus affirme-t-elle. « Il faut se battre. Il faut que les choses changent. Il faut agir. C’est impossible de faire changer les choses seulement par le vote. J’appelle à une forme d’insurrection pacifique, de désobéissance civile non violente, parce que si vous usez de la violence, que vous reste-t-il après comme moyen d’action ? Mais on a voté tant de fois, signé tant de pétitions, manifesté tant de fois et pour quoi au final ? Les suffragettes n’ont pas fait changer le droit de vote des femmes par le vote ! Rosa Parks, Martin Luther King n’ont pas lutté pour les droits civiques par le vote ! Nous devons nous inspirer du mouvement pour les droits civiques américains pour convaincre les entreprises et les États de changer radicalement les choses maintenant ! »
L’année passée, certains lui ont reproché, en permettant l’arrivée en Europe des personnes recueillies en mer, de faire le jeu des passeurs. « C’est totalement faux, s’insurge Mattea Weihe, de Sea-Watch. Durant l’été 2018, quand tous les bateaux de sauvetage étaient bloqués à Malte, le nombre de départs depuis la Libye n’a pas baissé. Par contre, le nombre de morts, lui, a progressé. » Aujourd’hui, certains lui reprochent de mener son combat depuis l’Allemagne ou la Finlande, où elle vit de temps en temps, plutôt que depuis le Mali ou le Burkina Faso. « Je me sens plus utile ici, répond-elle froidement. C’est ici que je dois être. Parce que c’est ici, dans l’hémisphère Nord, que se trouvent les racines du mal et la cause des souffrances du Sud. C’est ici que se trouvent les centrales à charbon allemandes, les sièges de Total, Exxon, Airbus et de l’industrie militaire, le Parlement européen et tous les lobbys. »
Le lendemain, elle repart d’ailleurs en Allemagne occuper une forêt, des arbres vieux de 300 ans menacés d’abattage pour tracer une nouvelle autoroute. N’est-elle jamais découragée ? Lasse ? Épuisée par ce monde qui part à vau‑l’eau ? Pour une fois, son regard part dans le vide. « C’est sûr, on perd tellement de richesses naturelles, de beauté, d’espèces animales et végétales… » Puis son regard se relève. « Mais je ressens plus de colère que de tristesse. Je ne suis pas naïve, je suis réaliste et toujours un peu optimiste. Et surtout, je crois en la possibilité de faire changer les gens et les choses. Sans quoi, s’il n’existait pas cette possibilité de faire changer les choses, à quoi bon continuer à se battre ? »
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Il est temps d’agir, de Carola Rackete. Traduit de l’allemand par Catherine Weinzorn. Éditions de L’Iconoclaste, 150 pages.