« Bois mes règles », ou l'histoire d'une OPA

En vogue chez les fémi­nistes, l’expression « Bois mes règles » a été dépo­sée comme marque com­mer­ciale par des mili­tantes. Et a déclen­ché une guerre quant à sa « mater­ni­té ». Alors, peut-​on l’utiliser sans être accusé·e de vol ?

HS10 expression bois mes regles © P.Lopez Drogett
© P. Lopez Drogett

Le 8 mai der­nier, pen­dant que la France célé­brait l’armis­tice dans la tor­peur d’un jour férié, une bataille d’un autre genre se pro­fi­lait. Ce matin-​là, Les Inrocks consa­craient un article à l’expression « Bois mes règles », sorte de « Va te faire foutre » ver­sion fémi­niste, où se mêlent pro­vo­ca­tion et volon­té de bri­ser le tabou des mens­trues. Sur Internet, en manif, dans la rue… cette invec­tive « se dif­fuse par­tout », constate le jour­na­liste, qui voit dans cette pun­chline un « cri de ral­lie­ment ». Mais, quatre heures plus tard, coup de ton­nerre : sur Twitter, le Collectif abo­li­tion porno-​prostitution (Capp) inter­pelle l’hebdomadaire et Cyclique, une pla­te­forme dédiée aux règles inter­ro­gée dans l’article, pour leur signa­ler que l’expression est désor­mais… sa pro­prié­té ! « #BoisMesRègles et le logo des deux #cups [mens­truelles, ndlr] sont dépo­sés par notre col­lec­tif #abo­li­tion­niste et sont des sym­boles #rad­fem [fémi­nisme radi­cal] à l’opposé des convic­tions #lib­fem [fémi­nisme libé­ral]. Leur uti­li­sa­tion sans notre auto­ri­sa­tion mène à une mise en demeure », annonce le col­lec­tif sans som­ma­tion. Et non, ça n’est pas une blague.

Le 5 avril, Johanna Vrillaud, étu­diante et figure de proue du Capp, a bien dépo­sé l’expression auprès de l’Institut natio­nal de la pro­prié­té indus­trielle (Inpi) en tant que marque semi-​figurative : c’est-à-dire qu’elle reven­dique la pro­prié­té du slo­gan, mais aus­si d’un des­sin, en l’occur­rence deux mains qui trinquent avec des cups mens­truelles. Prévoyante, la jeune femme a éga­le­ment pris soin de dépo­ser la marque au cas où l’expression serait décli­née en langues régio­nales, en anglais ou en espa­gnol. Et s’est assu­rée d’en avoir l’exclusivité pour de la vais­selle, des vête­ments, de la bro­de­rie, des bois­sons alcoo­li­sées ou des impri­més en tout genre (calen­driers, pho­to­gra­phies… et même du PQ !). Mais, bon, c’est pour la bonne cause : « On a beau­coup de pro­jets mili­tants, et il faut bien les finan­cer. Du coup, on s’est dit : pour­quoi ne pas uti­li­ser la marque “Bois mes règles” et créer divers objets ? » nous raconte-​t-​elle. Bah oui, quelle bonne idée !

Une marque “100 % RadFem”

Avant d’enregistrer l’expression à l’Inpi, Johanna Vrillaud avait d’ailleurs pris les devants : le 8 mars 2018, soit un mois après la nais­sance du Capp, elle crée la page Facebook Bois mes règles, « la marque 100 % RadFem ». Celle-​ci, qui ne semble active que depuis mai 2019, pro­pose un unique tote-​bag à 25 euros, flo­qué du fameux logo. Un des­sin dont elle reven­dique la créa­tion dès l’été 2018 et dont elle dénonce aujourd’hui le « vol » par la des­si­na­trice Moule (qui tra­vaille avec Cyclique). Sauf que cette illus­tra­tion est une sorte de « gim­mick », que l’on retrouve ici et là, par exemple sur Instagram (en mars 2018), chez une illus­tra­trice qué­bé­coise (en mai 2018)… 

Qu’importe : l’initiative du col­lec­tif est gui­dée par des inté­rêts supé­rieurs. « En pro­té­geant le tra­vail de Johanna, nous vou­lions que cette expres­sion, qui allait être dévoyée et récu­pé­rée par des idéo­lo­gistes tran­sac­ti­vistes *, reste un slo­gan RadFem », jus­ti­fie Orage, une autre mili­tante du Capp. Laquelle se défend de toute démarche mer­can­tile : « Ce n’est pas une entre­prise capi­ta­liste comme on nous l’a repro­ché. Et, d’autre part, on est dans un monde capi­ta­liste. Alors, même si ce n’est pas notre cas, qu’est-ce qui empê­che­rait des fémi­nistes de l’être ? » En théo­rie, rien. Dans une socié­té où tout se vend, il est pos­sible de dépo­ser une expres­sion. « Le pre­mier qui dépose la marque béné­fi­cie du mono­pole ‑d’exploitation », nous confirme-​t-​on à l’Inpi. Du jamais-​vu dans les milieux fémi­nistes… ou presque. L’historienne Marie-​Jo Bonnet raconte com­ment, en 1979, Antoinette Fouque et son groupe Psychanalyse et poli­tique ont dépo­sé à l’Inpi le sigle MLF (Mouvement de libé­ra­tion des femmes). « Ça a été per­çu comme un coup d’État. Tout le monde a été extrê­me­ment cho­qué, mais on n’a eu aucun moyen d’action, car c’était par­fai­te­ment légal. » Quarante ans plus tard, cette nou­velle OPA sus­cite à son tour la colère.

« Cette expres­sion “Bois mes règles” n’appartient à per­sonne, sauf… à tout le monde. C’est un slo­gan public, un slo­gan de manif, ce n’est pas une marque », dénonce Fanny Godebarge, la fon­da­trice de Cyclique. Pas dupe, elle a vite com­pris que, si elle avait été prise à par­tie par les filles du Capp, c’est avant tout parce qu’elles ont des « valeurs et des posi­tion­ne­ments poli­tiques très dif­fé­rents, notam­ment sur la pros­ti­tu­tion et l’inclusivité des per­sonnes trans et non binaires. C’est assez révé­la­teur de l’ambiance qu’il y a en ce moment sur les réseaux sociaux. Il y a des sujets qui divisent les mou­ve­ments fémi­nistes depuis tou­jours et, là, on arrive à un point de rup­ture, où ça s’échauffe gran­de­ment », observe-​t-​elle. C’est rien de le dire : ce 8 mai, sur Twitter, le col­lec­tif Capp, alors incon­nu au bataillon, a réus­si à faire le (bad) buzz, ouvrant, au pas­sage, un autre champ de bataille. 

L’afroféministe spo­liée

En effet, dans la mêlée, on apprend, tou­jours sur Twitter, que l’expression aurait été créée par la twit­ta Kanye Wech. L’information est relayée par plu­sieurs afro­fé­mi­nistes influentes, puis reprise par d’autres fémi­nistes, qui dénoncent alors ­l’appropriation de ce slo­gan par des femmes blanches, aux­quelles elles reprochent de « voler le taf d’une meuf raci­sée ». En ligne de mire : le Capp, mais aus­si celles qui, dans leur coin, ont repris l’expression d’une manière ou d’une autre. Comme Maman Rodarde, qui a ouvert, en mars, une petite bou­tique en ligne où elle vend ses créa­tions impré­gnées d’humour fémi­niste, par­mi les­quelles un sac ins­pi­ré de « Bois mes règles ». Découvrant la « mater­ni­té » de l’expression, elle inter­pelle alors le jour­na­liste des Inrocks (qui l’avait inter­viewée) pour lui deman­der de rec­ti­fier son article, elle retire le motif de sa bou­tique et pro­pose à Kanye Wech de lui rever­ser les béné­fices déjà engran­gés avec ce pro­duit (soit 68,20 euros). « Sur le moment, je suis tom­bée de ma chaise. Je suis une mili­tante un peu brouillonne, je crée plein de petites choses en fonc­tion des cir­cons­tances, des ins­pi­ra­tions. Je bidouille des trucs pour faire mar­rer les copines. Je me suis ins­pi­rée en toute bonne foi de “Bois mes règles” : pour moi, c’était typi­que­ment le genre d’expression qui émerge on ne sait pas trop com­ment et qui n’appartient à personne. »

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© Capture d'écran Laura-coupeau.fr_

Si Kanye Wech a bien popu­la­ri­sé l’expression sur Twitter dès 2011, celle-​ci exis­tait déjà dans le monde anglo-​saxon dès 2004, et cir­cule de bouche en bouche depuis belle lurette. Alors, à qui en revient la mater­ni­té ? Impossible à éta­blir, répond Alice Krieg-​Planque, doc­teure en sciences du lan­gage : « Les lin­guistes qui cherchent à iden­ti­fier l’origine abso­lue d’un terme sont confron­tés aux limites des traces tan­gibles que laissent les dis­cours. Par exemple, dans les années 2005–2010, deux socio­lin­guistes ont cher­ché à retrou­ver l’origine de l’insulte “bolos”. Leur enquête minu­tieuse les a fina­le­ment ame­nées à mettre sur le même plan plu­sieurs hypo­thèses concur­rentes (ver­lan, sonin­ké, arabe…), plu­tôt qu’une ori­gine unique », détaille-​t-​elle, ajou­tant que « pour un·e lin­guiste, un mot n’appartient à per­sonne »

Rapidement confor­tée sur le fait qu’elle n’avait rien volé à per­sonne, Maman Rodarde a fina­le­ment remis son motif sur sa bou­tique. « En revanche, une chose que j’ai très bien com­prise, c’est que le pro­blème n’était pas vrai­ment là. Visiblement, Kanye Wech a lar­ge­ment contri­bué à popu­la­ri­ser cette expres­sion et les mili­tantes afro­fé­mi­nistes se sont sen­ties dépos­sé­dées, une fois de plus, de quelque chose qu’elles avaient mis en avant. Cette colère est légi­time et je pense qu’elle doit être enten­due », estime Maman Rodarde, qui dit avoir eu « un échange cor­dial » avec Kanye Wech. 

Toi, tu peux… toi, tu peux pas…

Cette der­nière, qui n’a pas sou­hai­té répondre à nos ques­tions, s’inquiétait déjà dans un billet de blog, en 2014, de la réuti­li­sa­tion de « son » expres­sion, crai­gnant qu’elle soit uti­li­sée par des gens qu’elle « n’aime pas ». Pas de quoi défri­ser les mili­tantes du Capp. « Pour moi, ces slogans-​là n’ont pas de pro­prié­taire. D’ailleurs, on peut tou­jours dire “Bois mes règles”, il n’y aura aucune sanc­tion contre ça », nous ras­sure Orage avec aplomb. Quant à celles qui auront l’effronterie d’utiliser le slo­gan dans leurs créa­tions arti­sa­nales, eh bien… « Ça dépen­dra de qui il s’agit », pré­vient Johanna Vrillaud. Sur Instagram, elle a déjà pré­ve­nu Laura Coupeau, une créa­trice de broches fémi­nistes, qu’elle allait devoir renon­cer à son modèle « Bois mes règles ». « Elle est dans une pure démarche com­mer­ciale, estime Johanna. Étant anti­ca­pi­ta­liste, voir des femmes qui reprennent le fémi­nisme pour se faire de l’argent, je trouve ça vrai­ment déran­geant. » Comme on la comprend. 

* Les tran­sac­ti­vistes militent pour la recon­nais­sance et l’égalité des per­sonnes trans.

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