En vogue chez les féministes, l’expression « Bois mes règles » a été déposée comme marque commerciale par des militantes. Et a déclenché une guerre quant à sa « maternité ». Alors, peut-on l’utiliser sans être accusé·e de vol ?
![«Bois mes règles», ou l'histoire d'une OPA 1 HS10 expression bois mes regles © P.Lopez Drogett](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/03/HS10-expression-bois-mes-regles-©-P.Lopez-Drogett-678x1024.jpg)
Le 8 mai dernier, pendant que la France célébrait l’armistice dans la torpeur d’un jour férié, une bataille d’un autre genre se profilait. Ce matin-là, Les Inrocks consacraient un article à l’expression « Bois mes règles », sorte de « Va te faire foutre » version féministe, où se mêlent provocation et volonté de briser le tabou des menstrues. Sur Internet, en manif, dans la rue… cette invective « se diffuse partout », constate le journaliste, qui voit dans cette punchline un « cri de ralliement ». Mais, quatre heures plus tard, coup de tonnerre : sur Twitter, le Collectif abolition porno-prostitution (Capp) interpelle l’hebdomadaire et Cyclique, une plateforme dédiée aux règles interrogée dans l’article, pour leur signaler que l’expression est désormais… sa propriété ! « #BoisMesRègles et le logo des deux #cups [menstruelles, ndlr] sont déposés par notre collectif #abolitionniste et sont des symboles #radfem [féminisme radical] à l’opposé des convictions #libfem [féminisme libéral]. Leur utilisation sans notre autorisation mène à une mise en demeure », annonce le collectif sans sommation. Et non, ça n’est pas une blague.
Le 5 avril, Johanna Vrillaud, étudiante et figure de proue du Capp, a bien déposé l’expression auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi) en tant que marque semi-figurative : c’est-à-dire qu’elle revendique la propriété du slogan, mais aussi d’un dessin, en l’occurrence deux mains qui trinquent avec des cups menstruelles. Prévoyante, la jeune femme a également pris soin de déposer la marque au cas où l’expression serait déclinée en langues régionales, en anglais ou en espagnol. Et s’est assurée d’en avoir l’exclusivité pour de la vaisselle, des vêtements, de la broderie, des boissons alcoolisées ou des imprimés en tout genre (calendriers, photographies… et même du PQ !). Mais, bon, c’est pour la bonne cause : « On a beaucoup de projets militants, et il faut bien les financer. Du coup, on s’est dit : pourquoi ne pas utiliser la marque “Bois mes règles” et créer divers objets ? » nous raconte-t-elle. Bah oui, quelle bonne idée !
Une marque “100 % RadFem”
Avant d’enregistrer l’expression à l’Inpi, Johanna Vrillaud avait d’ailleurs pris les devants : le 8 mars 2018, soit un mois après la naissance du Capp, elle crée la page Facebook Bois mes règles, « la marque 100 % RadFem ». Celle-ci, qui ne semble active que depuis mai 2019, propose un unique tote-bag à 25 euros, floqué du fameux logo. Un dessin dont elle revendique la création dès l’été 2018 et dont elle dénonce aujourd’hui le « vol » par la dessinatrice Moule (qui travaille avec Cyclique). Sauf que cette illustration est une sorte de « gimmick », que l’on retrouve ici et là, par exemple sur Instagram (en mars 2018), chez une illustratrice québécoise (en mai 2018)…
Qu’importe : l’initiative du collectif est guidée par des intérêts supérieurs. « En protégeant le travail de Johanna, nous voulions que cette expression, qui allait être dévoyée et récupérée par des idéologistes transactivistes *, reste un slogan RadFem », justifie Orage, une autre militante du Capp. Laquelle se défend de toute démarche mercantile : « Ce n’est pas une entreprise capitaliste comme on nous l’a reproché. Et, d’autre part, on est dans un monde capitaliste. Alors, même si ce n’est pas notre cas, qu’est-ce qui empêcherait des féministes de l’être ? » En théorie, rien. Dans une société où tout se vend, il est possible de déposer une expression. « Le premier qui dépose la marque bénéficie du monopole ‑d’exploitation », nous confirme-t-on à l’Inpi. Du jamais-vu dans les milieux féministes… ou presque. L’historienne Marie-Jo Bonnet raconte comment, en 1979, Antoinette Fouque et son groupe Psychanalyse et politique ont déposé à l’Inpi le sigle MLF (Mouvement de libération des femmes). « Ça a été perçu comme un coup d’État. Tout le monde a été extrêmement choqué, mais on n’a eu aucun moyen d’action, car c’était parfaitement légal. » Quarante ans plus tard, cette nouvelle OPA suscite à son tour la colère.
« Cette expression “Bois mes règles” n’appartient à personne, sauf… à tout le monde. C’est un slogan public, un slogan de manif, ce n’est pas une marque », dénonce Fanny Godebarge, la fondatrice de Cyclique. Pas dupe, elle a vite compris que, si elle avait été prise à partie par les filles du Capp, c’est avant tout parce qu’elles ont des « valeurs et des positionnements politiques très différents, notamment sur la prostitution et l’inclusivité des personnes trans et non binaires. C’est assez révélateur de l’ambiance qu’il y a en ce moment sur les réseaux sociaux. Il y a des sujets qui divisent les mouvements féministes depuis toujours et, là, on arrive à un point de rupture, où ça s’échauffe grandement », observe-t-elle. C’est rien de le dire : ce 8 mai, sur Twitter, le collectif Capp, alors inconnu au bataillon, a réussi à faire le (bad) buzz, ouvrant, au passage, un autre champ de bataille.
L’afroféministe spoliée
En effet, dans la mêlée, on apprend, toujours sur Twitter, que l’expression aurait été créée par la twitta Kanye Wech. L’information est relayée par plusieurs afroféministes influentes, puis reprise par d’autres féministes, qui dénoncent alors l’appropriation de ce slogan par des femmes blanches, auxquelles elles reprochent de « voler le taf d’une meuf racisée ». En ligne de mire : le Capp, mais aussi celles qui, dans leur coin, ont repris l’expression d’une manière ou d’une autre. Comme Maman Rodarde, qui a ouvert, en mars, une petite boutique en ligne où elle vend ses créations imprégnées d’humour féministe, parmi lesquelles un sac inspiré de « Bois mes règles ». Découvrant la « maternité » de l’expression, elle interpelle alors le journaliste des Inrocks (qui l’avait interviewée) pour lui demander de rectifier son article, elle retire le motif de sa boutique et propose à Kanye Wech de lui reverser les bénéfices déjà engrangés avec ce produit (soit 68,20 euros). « Sur le moment, je suis tombée de ma chaise. Je suis une militante un peu brouillonne, je crée plein de petites choses en fonction des circonstances, des inspirations. Je bidouille des trucs pour faire marrer les copines. Je me suis inspirée en toute bonne foi de “Bois mes règles” : pour moi, c’était typiquement le genre d’expression qui émerge on ne sait pas trop comment et qui n’appartient à personne. »
![«Bois mes règles», ou l'histoire d'une OPA 2 HS10 badge bois mes regles © Capture ecran laura coupeau.fr](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/03/HS10-badge-bois-mes-regles-©-Capture-ecran-laura-coupeau.fr_.jpg)
Si Kanye Wech a bien popularisé l’expression sur Twitter dès 2011, celle-ci existait déjà dans le monde anglo-saxon dès 2004, et circule de bouche en bouche depuis belle lurette. Alors, à qui en revient la maternité ? Impossible à établir, répond Alice Krieg-Planque, docteure en sciences du langage : « Les linguistes qui cherchent à identifier l’origine absolue d’un terme sont confrontés aux limites des traces tangibles que laissent les discours. Par exemple, dans les années 2005–2010, deux sociolinguistes ont cherché à retrouver l’origine de l’insulte “bolos”. Leur enquête minutieuse les a finalement amenées à mettre sur le même plan plusieurs hypothèses concurrentes (verlan, soninké, arabe…), plutôt qu’une origine unique », détaille-t-elle, ajoutant que « pour un·e linguiste, un mot n’appartient à personne ».
Rapidement confortée sur le fait qu’elle n’avait rien volé à personne, Maman Rodarde a finalement remis son motif sur sa boutique. « En revanche, une chose que j’ai très bien comprise, c’est que le problème n’était pas vraiment là. Visiblement, Kanye Wech a largement contribué à populariser cette expression et les militantes afroféministes se sont senties dépossédées, une fois de plus, de quelque chose qu’elles avaient mis en avant. Cette colère est légitime et je pense qu’elle doit être entendue », estime Maman Rodarde, qui dit avoir eu « un échange cordial » avec Kanye Wech.
Toi, tu peux… toi, tu peux pas…
Cette dernière, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, s’inquiétait déjà dans un billet de blog, en 2014, de la réutilisation de « son » expression, craignant qu’elle soit utilisée par des gens qu’elle « n’aime pas ». Pas de quoi défriser les militantes du Capp. « Pour moi, ces slogans-là n’ont pas de propriétaire. D’ailleurs, on peut toujours dire “Bois mes règles”, il n’y aura aucune sanction contre ça », nous rassure Orage avec aplomb. Quant à celles qui auront l’effronterie d’utiliser le slogan dans leurs créations artisanales, eh bien… « Ça dépendra de qui il s’agit », prévient Johanna Vrillaud. Sur Instagram, elle a déjà prévenu Laura Coupeau, une créatrice de broches féministes, qu’elle allait devoir renoncer à son modèle « Bois mes règles ». « Elle est dans une pure démarche commerciale, estime Johanna. Étant anticapitaliste, voir des femmes qui reprennent le féminisme pour se faire de l’argent, je trouve ça vraiment dérangeant. » Comme on la comprend.
* Les transactivistes militent pour la reconnaissance et l’égalité des personnes trans.