Capture decran 2024 02 23 a 16.14.26
©cottonbro studio

La thé­ra­pie fémi­niste com­mence à émer­ger en France, et les patientes la réclament

Ces der­nières années, un cer­tain nombre de thé­ra­peutes com­mencent à abor­der la san­té men­tale à l’aune du fémi­nisme en France. Mais la pra­tique se heurte encore à la mécon­nais­sance de la pro­fes­sion et au fait que l’on consi­dère le fémi­nisme comme une convic­tion et non un champ d’étude scien­ti­fique. Pourtant, les patientes l’appellent de leurs vœux. 

Il y a dix-​sept ans, Suzanne* a enta­mé une thé­ra­pie avec une psy­cho­logue spé­cia­li­sée dans le psy­cho­trau­ma­tisme. Elle a alors 19 ans et éprouve le besoin de par­ler de l’inceste qu’elle a subi, plus jeune, et qu’elle a mis de longues années à révé­ler. Elle se rend au pre­mier rendez-​vous avec sa mère, mais très rapi­de­ment, c’est la décon­ve­nue. Suzanne, 36 ans aujourd’hui, se heurte au juge­ment de sa psy­cho­logue. “Elle ne m’a pas adres­sé la parole et a affir­mé à ma mère que ce que je disais était faux, confie-​t-​elle à Causette. Pour elle, c’était des faux sou­ve­nirs fabri­qués dans un contexte de conflit puisque mes parents étaient en train de se sépa­rer. Elle a com­plè­te­ment nié mes souf­frances, il n’y avait aucun dia­logue pos­sible.” 

Si pour Suzanne, ce pre­mier rendez-​vous a été le der­nier, il a lais­sé des séquelles durables. “Je savais ce que j’avais vécu, mais ses paroles m’ont quand même fait dou­ter, car c’était une pro­fes­sion­nelle, se sou­vient la jeune femme avec amer­tume. Ça a cou­pé le dia­logue avec ma mère. Ça a rom­pu des fils qui auraient pu se tis­ser à ce moment-​là.” Nous sommes alors en 2006. Suzanne ne veut plus voir de psy­cho­logue. Elle pré­fère se for­mer seule à la mémoire trau­ma­tique pour évi­ter de nou­veaux juge­ments. Et comme c’est le cas chez beau­coup de vic­times de vio­lences sexuelles, lorsque la souf­france ne peut pas être expri­mée – et enten­due –, c’est alors la dou­leur phy­sique qui prend le relais. Suzanne se tourne vers des ostéo­pathes. “Au moins, le corps ne pou­vait pas men­tir, explique-​t-​elle. Personne ne pou­vait me dire : ‘Vous n’avez pas mal’.”

Replacer les souf­frances dans un sys­tème patriarcal 

Bien plus tard, dans le sillage du mou­ve­ment #MeToo, alors que la socié­té semble être prête à entendre la parole des vic­times, Suzanne s’ouvre de nou­veau. À une amie, cette fois, qui lui file le numé­ro de l’association de pro­tec­tion de l’enfance, L’Enfant bleu. Nous sommes désor­mais en 2019 et elle entame une nou­velle psy­cho­thé­ra­pie, avec les deux psys de l’association, qui dure­ra quatre ans. La jeune femme a sui­vi ce qu’on peut appe­ler une thé­ra­pie fémi­niste. Et c’est, selon elle, ce qui fait que cela a fonc­tion­né. “Elles n’ont jamais eu de paroles dépla­cées, mais sur­tout elles étaient extrê­me­ment solides et connais­saient le voca­bu­laire et les chiffres de l’inceste et des vio­lences sexuelles faites aux enfants”, sou­tient Suzanne. Surtout, les psy­cho­logues sortent l’inceste subi par Suzanne de la sphère intime et le replacent dans un sys­tème patriar­cal, où le rap­port dominant/dominé·e est très prégnant. 

On en parle encore peu en France, pour­tant, la psy­cho­lo­gie ou la psy­cha­na­lyse fémi­niste n’est pas un phé­no­mène nou­veau. Dans les années 1920, la psy­chiatre amé­ri­caine d’origine alle­mande Karen Horney aborde déjà cette ques­tion dans ses tra­vaux. “Il y a aus­si eu des psy­cha­na­lystes fémi­nistes en France”, rap­pelle la psy­cha­na­lyste Silvia Lippi, en citant notam­ment la mili­tante et cofon­da­trice du Mouvement de libé­ra­tion des femmes (MLF), Antoinette Fouque. Pourtant, à la dif­fé­rence des États-​Unis, du Canada ou de l’Espagne, la thé­ra­pie fémi­niste est aujourd’hui bien moins déve­lop­pée en France. 

Concrètement, qu’est-ce que c’est ? 

À la dif­fé­rence de l’hypnose, de l’EMDR ou des thé­ra­pies com­por­te­men­tales et cog­ni­tives, la thé­ra­pie fémi­niste n’est pas une tech­nique spé­ci­fique. “C’est une concep­tion théo­rique de la thé­ra­pie, une façon de la conce­voir”, ajoute la thé­ra­peute fémi­niste Estelle Bayon. Le noyau de la thé­ra­pie fémi­niste est donc de consi­dé­rer que les souf­frances d’une per­sonne ne sont pas seule­ment liées à des patho­lo­gies et à des troubles men­taux, mais sont des réponses que la per­sonne va mettre en place face à des situa­tions de domi­na­tion. “En tant que psy­cha­na­lyste ou psy­cho­logue, on n’a pas affaire à des sujets enfer­més dans des tours d’ivoire, explique, de son côté, Thamy Ayouch, psy­cha­na­lyste et res­pon­sable péda­go­gique du DU Pratiques de genre : édu­ca­tion, méde­cine, psy­cha­na­lyse et socié­té à l’université Paris-​Cité – l’une des seules for­ma­tions qui existent aujourd’hui en France sur ce sujet. Nos patients sont des sujets ins­crits dans un contexte social tra­ver­sé par un ensemble de rap­ports de pou­voir de genre et ces der­niers ont des effets psychiques.” 

Difficile pour autant, de prime abord, de conce­voir une psy­cha­na­lyse fémi­niste, tant la dis­ci­pline basée sur les théo­ries freu­diennes et laca­niennes semble cen­trée autour de la figure du père et du phal­lus. Il a fal­lu pour Silvia Lippi faire preuve d’introspection et de décons­truc­tion donc. “La psy­cha­na­lyse est née à l’époque vic­to­rienne [XIXe siècle, ndlr] dans une socié­té où le point de réfé­rence, c’est quand même l’homme et donc le phal­lus”, rap­pelle la psy­cha­na­lyste, coau­trice du livre, Sœurs, pour une psy­cha­na­lyse fémi­niste (Seuil, 2023), avec le phi­lo­sophe Patrice Maniglier. 

C’est dans le sillage du mou­ve­ment #MeToo que la ques­tion du fémi­nisme s’est posée pour Silvia Lippi “J’ai com­men­cé à rece­voir de plus en plus de femmes vic­times de har­cè­le­ment sexuel, de viols et d’autres situa­tions trau­ma­tiques liées à la domi­na­tion mas­cu­line, raconte-​t-​elle à Causette. Je me suis inter­ro­gée sur ce phé­no­mène socié­tal au niveau cli­nique et je me suis ren­du compte à quel point ce n’était plus suf­fi­sant d’aborder les choses d’un point de vue indi­vi­duel, mais qu’il y avait au contraire un élé­ment col­lec­tif à prendre en compte.”

Silvia Lippi, comme d’autres psy­cha­na­lystes de sa géné­ra­tion, n’a pas eu peur de s’attaquer aux dogmes fon­da­men­taux des maîtres – Freud et Lacan – pour repen­ser la dis­ci­pline autre­ment. “Il n’y avait rien dans la psy­cha­na­lyse qui puisse faire pen­ser un lien col­lec­tif, il a donc fal­lu repen­ser la psy­cha­na­lyse, qui n’est plus aujourd’hui cen­trée sur la figure du père mais sur celle des sœurs, pointe-​t-​elle. Avec #MeToo, c’est le mou­ve­ment col­lec­tif qui per­met­tait à ces patientes de reve­nir à leur inti­mi­té.”

Comprendre les mécanismes 

Pour Stéphanie Pache, méde­cin et his­to­rienne, autrice d’une thèse sur la psy­cho­lo­gie fémi­niste amé­ri­caine en 2015, l’un des sujets sur les­quels la psy­cho­lo­gie fémi­niste a gagné en légi­ti­mi­té est la ques­tion des vio­lences, notam­ment conju­gales. Concrètement, il s’agit de “mon­trer que les vic­times sont prises dans des logiques qui les dépassent et qu’elles ne portent pas la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de ce qui leur arrive”. “Il s’agit de voir com­ment ce qui leur arrive peut avoir des effets psy­chiques qui expliquent des com­por­te­ments qu’on a par­fois de la peine à com­prendre : pour­quoi les vic­times res­tent ? Comment elles se font cap­ter dans ce cycle de vio­lence ?” résume la chercheuse.

À l’instar de Suzanne, c’est après avoir vécu une expé­rience com­pli­quée – par­fois même trau­ma­ti­sante – avec un·e psy­cho­logue que des patient·es se tournent vers une thé­ra­pie fémi­niste. C’est le cas d’Alexia, 25 ans, qui a subi des vio­lences sexuelles. Il y a trois ans, elle cherche une nou­velle thé­ra­pie où elle allait avoir la garan­tie, cette fois, qu’il n’y aurait pas de juge­ment. “Ma han­tise, c’était la bana­li­sa­tion de la culture du viol et le ren­ver­se­ment de la culpa­bi­li­té avec des ques­tions comme ‘Mais vous étiez habillé com­ment ?’, explique-​t-​elle à Causette

À la recherche d’une thé­ra­pie safe 

Alexia entame une thé­ra­pie fémi­niste en visio avec une thé­ra­peute, doc­teur en socio­lo­gie et for­mée en psy­cho­trau­ma. “Je me suis sen­tie en confiance, raconte-​t-​elle. Je ver­ba­li­sais mieux ce que je pou­vais res­sen­tir parce que je savais qu’en face elle savait de quoi elle par­lait. Elle uti­li­sait des termes comme ‘culture du viol’ par exemple. La thé­ra­pie fémi­niste per­met un accom­pa­gne­ment plus glo­bal en pre­nant en compte la patiente à la fois comme un indi­vi­du à part entière avec son his­toire et ses méca­nismes, mais aus­si l’histoire d’un indi­vi­du dans une socié­té avec ses sys­tèmes de domi­na­tion. C’est là qu’est la plus grande richesse de la thé­ra­pie fémi­niste.”

Si, dans leur cabi­net, Silvia Lippi et Estelle Bayon reçoivent une majo­ri­té de femmes, une poi­gnée d’hommes les consultent aus­si pour cette approche fémi­niste. “Ce sont des hommes qui se rendent compte des pro­blé­ma­tiques de la mas­cu­li­ni­té toxique et des pro­blé­ma­tiques que cela vient sur­tout cau­ser dans leur rela­tion amou­reuse notam­ment”, indique Estelle Bayon. 

Il y a aus­si la recherche d’un envi­ron­ne­ment thé­ra­peu­tique safe. Sur le modèle des listes de méde­cins safe éta­blies par des asso­cia­tions et des col­lec­tifs qui per­mettent à tous et toutes d’être soi­gné de manière res­pec­tueuse et inclu­sive, on voit émer­ger de plus en plus de listes de thé­ra­peutes safes en matière de san­té men­tale. Le site “psy­sa­fein­clu­sifs” pro­pose ain­si une liste de professionnel·les en France –, psy­chiatres, psy­cho­logues, psy­cha­na­lystes et psy­cho­thé­ra­peutes – pre­nant en compte les notions de pri­vi­lèges et d’oppressions. “Le fait d’avoir une approche inclu­sive est une vraie demande des patientes, affirme Estelle Bayon. Elles viennent cher­cher un espace de sécu­ri­té. Mais parce que les professionnel·les estampillé·es ‘fémi­nistes’ sont encore peu nombreux·euses en France, les listes d’attentes sont longues.” Raison pour laquelle les per­sonnes sont prêtes à attendre par­fois six mois pour un rendez-​vous avec la thé­ra­peute. “C’est ça qui est assez éton­nant, il y a une demande de la part du public alors qu’il y a encore peu d’offres”, observe-​t-​elle.

Ce “mythe” de la neu­tra­li­té bienveillante 

Comment expli­quer que la thé­ra­pie fémi­niste ait encore du mal à trou­ver son che­min en France ? À la dif­fé­rence d’autres pays comme les États-​Unis ou l’Espagne, il existe pre­miè­re­ment encore peu de for­ma­tions sur le sujet chez nous. “Cette approche thé­ra­peu­tique n’est pas encore très connue en France, on est vrai­ment en retard là-​dessus en com­pa­rai­son aux pays anglo­phones et his­pa­no­phones”, confirme Estelle Bayon, qui a dû suivre des for­ma­tions à l’étranger et suit actuel­le­ment le DU Pratiques de genre : édu­ca­tion, méde­cine, psy­cha­na­lyse et socié­té à l’université Paris-Cité. 

Il faut aus­si prendre en compte que la psy­cho­lo­gie et la psy­cha­na­lyse reposent sur un prin­cipe de neu­tra­li­té bien­veillante et que le fémi­nisme est, en ce sens, encore per­çu comme une convic­tion et non un champ d’étude scien­ti­fique. C’est d’ailleurs l’une des prin­ci­pales cri­tiques adres­sées à la psy­cho­lo­gie fémi­niste : un·e professionnel·le ne devrait pas émettre un juge­ment ou une posi­tion poli­tique face à un·e patient·e. “Il faut l’entendre comme dans l’essence freu­dienne, l’analyste doit faire atten­tion à ne pas dési­rer à la place du patient, explique la psy­cha­na­lyste Silvia Lippi. C’est d’une part dif­fi­cile à obte­nir, mais je ne crois pas que ce soit cli­ni­que­ment valable.”

Stéphanie Pache va plus loin : “Personne ne peut être neutre”, estime-​t-​elle. Pour la cher­cheuse, cette neu­tra­li­té bien­veillante est un mythe. “Les per­sonnes qui choi­sissent une thé­ra­pie fémi­niste, c’est sou­vent parce qu’elles ont été expo­sées à des remarques et des juge­ments pro­blé­ma­tiques de la part de leurs thé­ra­peutes, donc c’est assez drôle qu’on reproche ensuite ce manque de neu­tra­li­té aux thé­ra­peutes fémi­nistes”, pointe-​t-​elle. Raison pour laquelle, la thé­ra­peute Estelle Bayon a mis du temps à affi­cher qu’elle était fémi­niste sur son site Internet. 

Selon Stéphanie Pache, les choses sont tout de même en train de chan­ger. “Quand j’ai com­men­cé ma thèse il y a quinze ans, je par­lais dans le vide quand j’étais en France, raconte-​t-​elle. Il y avait des per­sonnes inté­res­sées, mais per­sonne ne savait ce que c’était. Aujourd’hui, avec l’essor du mou­ve­ment #MeToo, c’est com­plè­te­ment dif­fé­rent, la nou­velle géné­ra­tion de psy­cho­logues affiche davan­tage ces posi­tions, même si c’est encore com­pli­qué de dire qu’on fait de l’approche fémi­niste.” 

Peu d’offres

Suzanne a arrê­té sa thé­ra­pie l’an der­nier après quatre ans de sui­vi au sein de l’association L’Enfant bleu. “La pen­sée col­lec­tive de mes trau­ma­tismes a tout chan­gé à mes yeux et ça a été une part essen­tielle à ma recons­truc­tion, estime-​t-​elle. D’ailleurs, les psy­cho­logues me fai­saient payer ce que je pou­vais finan­ciè­re­ment. Elles m’ont dit que la socié­té était res­pon­sable de ne rien faire contre les vio­lences faites aux enfants, que ce n’était pas à moi de payer. C’était un acte réso­lu­ment fémi­niste et poli­tique.” 

Depuis qu’elle est mère, Suzanne a res­sen­ti, à nou­veau, le besoin d’entamer une thé­ra­pie. Mais les deux psy­cho­logues de l’association ayant quit­té l’Enfant bleu, elle a dû se tour­ner vers une thé­ra­pie clas­sique. “Ça n’a pas mat­ché”, confie-​t-​elle. La jeune femme, qui vit à Lyon, n’a pas réus­si à trou­ver de psy fémi­niste dans sa région. Comme Alexia qui recherche tant bien que mal aujourd’hui un·e psy fémi­niste en Alsace. “Ça me manque”, confie cette der­nière à Causette. Preuve s’il en fal­lait qu’il y a aujourd’hui une véri­table volon­té de prendre soin de sa san­té men­tale sous le prisme du féminisme. 

* Le pré­nom a été modifié. 

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.