En Égypte, le coup du pinceau

Dans cer­taines cultures, comme ici en Égypte, c’est la seule sexua­li­té pos­sible à deux en dehors du mariage. Et une source de plai­sir intense pour les femmes.

Dans un res­tau­rant bran­ché du quar­tier cos­su de Zamalek, au cœur du Caire, quelques clients chics pro­fitent des glous­se­ments d’une table bruyante. Malgré le fond musi­cal empreint des aigus d’Oum Kalsoum, la conver­sa­tion des trois jeunes femmes atta­blées détonne – et déclenche quelques sou­rires enten­dus sur les visages des ser­veuses. Un mot res­sort de leur vacarme : four­cha, lit­té­ra­le­ment « la brosse ». Un terme banal du lan­gage quo­ti­dien lorsqu’il s’applique au peigne à che­veux ou au pin­ceau d’artiste. Mais dans ce contexte, nulle méprise pos­sible : le coup de pin­ceau dont dis­sertent Nora, Shahinaz et Ashguen a pour toile leur cli­to­ris et pour maître d’œuvre leurs amants. Il s’agit d’une fric­tion cir­cu­laire, trans­ver­sale ou lon­gi­tu­di­nale exer­cée par la verge sur le cli­to­ris et la vulve. Un « clas­sique du jar­gon de rue arabe », admet la sexo­logue égyp­tienne Heba Kotb. Mais un clas­sique dont le monde occi­den­tal semble igno­rer la por­tée. Comment devi­ner qu’il repré­sente, chez ces trois tren­te­naires actives, non voi­lées et issues de familles modernes, la seule sexua­li­té à deux pos­sible en dehors du mariage ? 

Comment ima­gi­ner qu’il existe à l’heure actuelle des dizaines de forums qui s’évertuent à clas­ser le « coup de pin­ceau » dans le rang des sexua­li­tés haram (inter­dites) ou dans celui des sexua­li­tés halal (per­mises) ? Ou encore que le Rwanda, l’Algérie et l’Afghanistan ont tous leur « pin­ceau » dési­gné, subli­mé jusque dans les pages du Kama-​sutra sous le nom de Kunyaza, la « tech­nique qui honore le sexe fémi­nin […] en exé­cu­tant sur les grandes lèvres des des­sins har­mo­nieux avec le pénis » ?

« Ce que j’adore dans le coup de pin­ceau, c’est l’impression de vagues », tente de tra­duire Nora. « Le sexe de mon mec appuie très fort sur mon cli­to­ris et après, il fait un mou­ve­ment cir­cu­laire sur mes lèvres, moins appuyé. C’est la jouis­sance assu­rée. Et en plus, je reste vierge ! » triomphe‑t‑elle. Nora pra­tique le pin­ceau depuis deux mois seule­ment. Jusque-​là, son par­te­naire et elle se conten­taient du frotti-​frotta tout habillés, bap­ti­sé en Égypte dry hump (« baise sèche »). À ses yeux, le pin­ceau relève du bond qua­li­ta­tif par rap­port au dry hump. Le pas­sage d’une pra­tique à l’autre s’est opé­ré lorsque Nora s’est fian­cée : « Ça deve­nait plus sérieux, alors j’ai auto­ri­sé le coup de pin­ceau. » Comme un éche­lon sup­plé­men­taire jusqu’au nir­va­na que revêt, dans l’imaginaire, la péné­tra­tion vagi­nale. Un fan­tasme qui pose un peu pro­blème, selon la sexo­logue Heba Kotb : « Les jeunes filles qui ont pro­fon­dé­ment son­dé le plai­sir lié à leur cli­to­ris peuvent nour­rir des attentes immenses quant à la péné­tra­tion vagi­nale. Pour nombre d’entre elles, la dés­illu­sion est grande. »

Les femmes vivant dans les pays qui érigent la vir­gi­ni­té en ver­tu abso­lue explorent davan­tage les plai­sirs liés au cli­to­ris que celles qui ont accès à d’autres sources de jouis­sance. Dans la bouche de ces trois Égyptiennes, le « bout de caou­tchouc », ain­si qu’on nomme en Égypte le cli­to­ris, paraît conte­nir tout l’or du monde. Sur les sites Internet, et notam­ment le très cou­ru Sexology Egypt, des pages entières de com­men­taires sont consa­crées au pin­ceau et aux façons de pres­ser le cli­to­ris. « Forcément, on n'a que ça ! » tem­père Ashguen. Ces femmes paraissent avoir capi­ta­li­sé sur leur manque. De là à dire qu’elles sau­raient mieux s’y prendre avec leur cli­to que les femmes occi­den­tales… « C’est presque impos­sible de com­pa­rer les sexua­li­tés, car elles sont la résul­tante d’équations émo­tion­nelles, phy­siques et ner­veuses qui sont propres à cha­cune », explique Heba Kotb. Mais comme le rap­pelle cette sexo­logue très croyante qui anime une émis­sion heb­do­ma­daire sur la chaîne pri­vée Al-​Hayat, le plai­sir fémi­nin est abor­dé dans l'islam sous l’angle de la jouis­sance dès lors qu’il s’établit après les épou­sailles. Rien à voir avec l’injonction à la for­ni­ca­tion dans le seul but de pro­créer, qui régit la doc­trine chrétienne.

Pour autant, la pra­tique géné­ra­li­sée de la mas­tur­ba­tion fémi­nine illustre la toute-​puissance du cli­to­ris dans la sexua­li­té de ses patientes. « La mas­tur­ba­tion fémi­nine, qui n’est par ailleurs pas halal, per­met aux jeunes filles de se pro­cu­rer du plai­sir sans culpa­bi­li­sa­tion. Le sys­tème ner­veux est consi­dé­ra­ble­ment relâ­ché, les femmes sondent à fond le plai­sir sans le poids de la pres­sion sociale », tan­dis que « sou­vent la pra­tique du coup de pin­ceau génère un stress ner­veux qui écrase le plai­sir ». Car qu’advient-il si l’homme « glisse » et qu’il perce fina­le­ment l’hymen ? « La culpa­bi­li­té des jeunes femmes est immense », sou­tient Ibtissam Lachgar, psy­cho­logue maro­caine, pour qui cette « situa­tion très banale » illustre par­fai­te­ment « la bana­li­sa­tion de la culture du viol ». « Si elles étaient là, dans cette posi­tion, c’est qu’elles le vou­laient aus­si. Peu importe qu’elles aient été prises à défaut », s’insurge la pra­ti­cienne de Rabat. En milieu hos­pi­ta­lier, et par­fois en pri­son, elle a été plu­sieurs fois confron­tée à d’autres consé­quences du coup de pin­ceau (en dia­lecte maro­cain taz­li­qa, qui signi­fie « glis­sade ») : des gros­sesses qui aba­sour­dissent ses patientes. Comme une mau­vaise redite du syn­drome Marie de Nazareth. « Elles sont inca­pables d’y croire. Pour elles, si elles n’ont jamais été péné­trées, elles ne peuvent pas tom­ber enceintes. Le fan­tasme de l’hymen agi­rait comme un mur de pro­tec­tion. Le fait que l’homme leur éja­cule sur la vulve ne les inquiète pas. »

Un manque de connais­sances et d’éducation à la sexua­li­té qui pèse sur les femmes des pays conser­va­teurs. « Elles peuvent avoir peur dans des foules et dans les lieux mixtes, ce sont des pro­fils que l’on retrouve dans les patho­lo­gies de vagi­nisme », qui pro­voque des contrac­tions très dou­lou­reuses du vagin au moment des rap­ports, ana­lyse Ibtissam Lachgar. Cette infir­mi­té, à laquelle les sexo­logues du monde arabe sont sou­vent confron­tés, illustre les craintes que génère la péné­tra­tion vagi­nale, par oppo­si­tion à la fami­lia­ri­té du tou­cher clitoridien.

Pour les plus tra­di­tio­na­listes des femmes du monde musul­man, qui boivent les paroles de prê­cheurs radi­caux à la radio et à la télé­vi­sion, la sexua­li­té est enca­drée par des « théo­lo­giens » qui pros­crivent la mas­tur­ba­tion fémi­nine et le coup de pin­ceau. Quelques ori­gi­naux vont même plus loin dans les fat­was qu’ils édictent : ils recom­mandent aux femmes de ne pas ache­ter de bananes sur les étals des mar­chés. Au cas où l’envie leur pren­drait de se pas­ser elles-​mêmes un bon coup de pinceau…

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