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© Benjamin DECOIN / M6

« Opération Renaissance » : Les gros font les choux gras de M6

Prévue sur M6 à par­tir du 11 jan­vier 2021, Opération Renaissance est une « émis­sion docu­men­taire » en cours de tour­nage qui suit des patients obèses ayant recours à la chi­rur­gie pour perdre dras­ti­que­ment du poids. Le sen­sa­tion­na­lisme soup­çon­né du pro­gramme s’inscrit dans une démarche gros­so­phobe, dénoncent cer­taines associations.

Le scé­na­rio a de quoi scot­cher le·la téléspectateur·rice à son écran. « Karine
[Le Marchand, ndlr] est au bloc. Le chi­rur­gien explique ce qu’il fait (opé­ra­tion des seins). On filme les lam­beaux de peau sur la table du bloc, Karine les prend dans la main. C’est impres­sion­nant. » Pour le moment, cette séquence télé­vi­suelle « bien fice­lée » sur une opé­ra­tion répa­ra­trice post-​chirurgie baria­trique n’existe pas. Mais elle a été pen­sée et consi­gnée dans un docu­ment de tra­vail révé­lé par le site d’information Buzzfeed le 19 mars.

Renaissance pré­tend être une « émis­sion docu­men­taire » qui suit le par­cours médi­cal de per­sonnes obèses ayant recours à la chi­rur­gie baria­trique. Réalisé sur
47 000 patient·es chaque année en France, ce type d’opération consiste à res­treindre l’apport calo­rique du patient ou à faire en sorte qu’il ne l’assimile pas. Les méde­cins choi­sissent la tech­nique la plus adap­tée : la pose d’un anneau gas­trique (qui entrave l’entrée de l’estomac), la « sleeve » gas­trec­to­mie (qui enlève une grande par­tie de l’estomac pour le réduire à un tube) ou le « bypass » gas­trique (qui détourne le cir­cuit des ali­ments vers l’estomac pour les faire pas­ser direc­te­ment dans l’intestin grêle). Intervention lourde, la chi­rur­gie baria­trique ne se pra­tique qu’au-delà d’un indice de masse cor­po­relle (IMC) – qui per­met de déter­mi­ner la cor­pu­lence d’une per­sonne – supé­rieur à 40, ou à 35 si d’autres patho­lo­gies sont détec­tées, et exige un accom­pa­gne­ment psy­cho­lo­gique et nutri­tion­nel. Un sui­vi long et intime du patient, dont l’exposition devant une camé­ra a de quoi étonner.

Du glauque scénarisé

Plusieurs extraits du docu­ment rédi­gé en mai 2017 par Potiche Prod, la boîte de
pro­duc­tion de Karine Le Marchand, ont été publiés par Buzzfeed. On y apprend que d’autres scènes sont envi­sa­gées, pour illus­trer, par exemple, les retom­bées de la
chi­rur­gie dans la vie des patient·es. Comme celle où, « presque deux ans après » leur opé­ra­tion, les participant·es doivent par­tir en ran­don­née avec « un sac rem­pli du poids total qu’ils ont per­du ». Ce qu’il faut mon­trer, c’est qu’ils « peuvent à peine mar­cher et ne com­prennent pas com­ment ils ont pu se dépla­cer avant avec leur sur­poids ». Le docu­ment pro­pose ensuite aux participant·es de jeter au feu la pho­to du « gros qu’ils étaient » avant que « KLM » – c’est le sur­nom de Karine Le Marchand – « leur indique l’espérance de vie qu’ils ont gagnée ».

Du glauque et de l’émotion scé­na­ri­sées, res­sem­blant for­te­ment aux séquences les plus déran­geantes de la télé-​réalité. Vu les pré­cé­dents de M6 ques­tion télé de cani­veau (La Rue des allocs, Mariés au pre­mier regard…), l’intention de Renaissance laisse dubi­ta­tif. Même la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, est mon­tée au cré­neau et s’est décla­rée « assez cho­quée » par le concept. Son équipe est en train de véri­fier la léga­li­té de la conven­tion pas­sée entre la pro­duc­tion et l’hôpital pari­sien Saint-​Joseph, où se déroule le tour­nage… Et qui pour­rait être accu­sé de publi­ci­té déguisée.

Du côté de M6, on assure que tout est bien dans les clous et que l’émission ne tom­be­ra pas dans le voyeu­risme. « Ce pro­gramme n’a aucu­ne­ment voca­tion à être de la télé-​réalité ! C’est d’ailleurs assez rare de tra­vailler sur un temps aus­si long que deux ans », se défend, en gage de sérieux, la chaîne inter­ro­gée par Causette. Piégés par les révé­la­tions de Buzzfeed alors que le tour­nage de l’émission a com­men­cé, Potiche Prod et M6 se refusent pour l’heure à tout autre com­men­taire. Mais en off, l’entourage de la prod cherche à éteindre l’incendie : « On ne prend pas les par­ti­ci­pants pour des grille-​pain [sic], on a des humains en face de nous. » Ou encore, « vous ver­rez, dans deux ans lorsque l’émission sera dif­fu­sée, votre article relè­ve­ra de la fic­tion parce que le docu­ment de tra­vail n’était qu’un brouillon. On est en France, pas aux États-​Unis, nos lignes édi­to­riales sont assez bali­sées. Et on entend les cri­tiques. »

Lesquelles sont d’ores et déjà véhé­mentes. À tra­vers la péti­tion « M6 et Potiche Prod, annu­lez votre émis­sion gros­so­phobe », le col­lec­tif fémi­niste de lutte contre la gros­so­pho­bie Gras poli­tique se mobi­lise depuis juin 2017, date à laquelle la chaîne a com­men­cé à com­mu­ni­quer sur sa nou­velle émis­sion. « On en a marre que la télé ne parle des obèses que lorsqu’il s’agit de les faire mai­grir », résume Éva, membre du col­lec­tif. Celui-​ci craint un sen­sa­tion­na­lisme délé­tère de ce « docu-​réalité » en pré­pa­ra­tion, qui ali­men­te­rait l’idée que la chi­rur­gie baria­trique est la solu­tion à tous les pro­blèmes des per­sonnes cor­pu­lentes. « Banaliser cette chi­rur­gie est dan­ge­reux car elle peut entraî­ner des com­pli­ca­tions, comme tout acte chi­rur­gi­cal, et elle est loin d’être une solu­tion miracle, s’alarme Éva. L’entourage des per­sonnes grosses, s’il voit cette mise en scène à la télé, ne va-​t-​il pas pous­ser ces gens à se faire opérer ? »

Coanimée avec l’ancienne man­ne­quin recon­ver­tie en ani­ma­trice d’émissions de
reloo­king Cristina Cordula, Renaissance est aus­si soup­çon­née par Gras poli­tique
de « n’être fon­dée que sur le paraître ». « Cordula, c’est une femme qui estime que les gros et sur­tout les grosses ne peuvent pas tout por­ter, qu’il y a des vête­ments
que cer­taines mor­pho­lo­gies doivent s’interdire »,
s’agace Éva. Et quid de l’accompagnement psy­cho­lo­gique et nutri­tion­nel néces­saire pour suivre une perte de poids aus­si sou­daine et son impact sur l’image de soi ? « Des pro­fes­sion­nels de san­té encadrent lar­ge­ment la pro­duc­tion », répond laco­ni­que­ment M6 à Causette, sans vou­loir don­ner plus de détails.

« C’est du spec­tacle », tranche Sophie Dunoyer, psy­cho­logue cli­ni­cienne à l’hôpital Delafontaine à Saint-​Denis (Seine-​Saint-​Denis). Spécialiste de l’accompagnement des patient·es qui demandent une chi­rur­gie baria­trique et habi­tuée à les rece­voir en
très grande souf­france psy­chique du fait de leur obé­si­té, elle craint que l’effet camé­ra ne trouble la démarche « très intime » de l’opération. « Ils vont mai­grir, mais pour qui ? Pour eux-​mêmes, mais aus­si pour les per­sonnes qui les filment. » Une pres­sion encore plus lourde si, comme la plu­part des patient·es de Sophie Dunoyer, les participant·es au pro­gramme souffrent eux aus­si de troubles du com­por­te­ment ali­men­taire (TCA). « Une opé­ra­tion baria­trique sans tra­vail de fond sur les TCA peut être lourde de consé­quences pour ces per­sonnes, qui repren­dront très rapi­de­ment du poids dans les mois qui suivent et revien­dront nous voir dans un état de détresse pal­pable, témoigne Sophie Dunoyer. Elles se sentent alors en échec, car si l’opération fait perdre du poids, elle ne résout pas la ques­tion des pul­sions ali­men­taires. » Sans par­ler du tra­vail psy­chique qui doit ensuite être mené pour s’approprier son nou­veau corps et la nou­velle iden­ti­té qui l’accompagne. Veut-​on vrai­ment expo­ser au regard de mil­liers de télé­spec­ta­teurs ces per­sonnes en souf­france, dont la gué­ri­son s’inscrit dans la durée ?

Autre inquié­tude relayée par Gras poli­tique : pour par­ti­ci­per à l’émission, Potiche
Prod exi­geait des can­di­dats qu’ils acceptent d’emblée de recou­rir à la chi­rur­gie esthé­tique. Or, cette déci­sion inter­vient nor­ma­le­ment après l’opération baria­trique et doit résul­ter de longues dis­cus­sions entre patient·es et méde­cins, sans aucune
injonc­tion. Comme le pré­co­nise la Haute Autorité de san­té : « Il est recom­man­dé que les patients soient infor­més du recours pos­sible à la chi­rur­gie répa­ra­trice. Celle-​ci peut être réa­li­sée au plus tôt douze à dix-​huit mois après la chi­rur­gie bariatrique. »

Le pari de la “péda­go­gie”

Si la com­mu­ni­ca­tion de M6 ne veut pas répondre aux ques­tions de Causette sur le
sujet, elle nous pro­pose de joindre Agnès Maurin, cofon­da­trice de la Ligue contre
l’obésité, comme preuve de la bonne foi de la prod. Cette der­nière a été contac­tée par Potiche Prod après la péti­tion de Gras poli­tique lan­cée en juin. Agnès Maurin a ren­con­tré, à l’automne, Karine Le Marchand pour échan­ger sur le sujet
et explique à Causette : « Nous avons créé la Ligue contre l’obésité pour média­ti­ser la mala­die, à la manière du for­mi­dable acti­visme qui a été fait sur le sida dans les années 1980 et qui a véri­ta­ble­ment per­mis une prise de conscience de la socié­té et des pro­grès dans la pré­ven­tion. Nous avons donc pris le par­ti d’en être et avons amor­cé un dia­logue avec l’équipe de Renaissance, parce que nous espé­rons pou­voir les aider à réa­li­ser un tra­vail sérieux sur le sujet. » Le pari de l’association : faire œuvre de péda­go­gie pour lut­ter contre la stig­ma­ti­sa­tion. Sur ce point, la Ligue rejoint le constat de Gras poli­tique sur les « oppres­sions sys­té­miques » envers les gros·ses. Mais le col­lec­tif, lui, attend tou­jours une réponse au mail adres­sé à « KLM » qui l’avait sol­li­ci­té sur Twitter pour pro­po­ser une ren­contre. Il n’est jamais
trop tard pour bien faire.

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