Des opérations de reconstruction au business des poitrines XXL, du libre choix des femmes de modeler leur corps aux normes porno intériorisées… Objet de désir et de répulsion, l’implant mammaire reflète notre ambiguité vis-à-vis des seins.
Une texture de velours, des reflets irisés comme une ombrelle de méduse et un parfum de soufre. Les implants mammaires incarnent à eux seuls notre relation complexe à la poitrine des femmes. Dès la fin du XIXe siècle, des chirurgiens élaborent des procédés hasardeux pour restaurer une féminité jugée incomplète après une mastectomie. En 1895, l’Austro-Allemand Vincenz Czerny publie le compte rendu d’une des premières opérations de reconstruction : après avoir retiré un cancer du sein à sa patiente, il glisse une boule de graisse ponctionnée sur son flanc pour restituer la symétrie de son torse.
À la même époque, le Viennois Robert Gersuny introduit de la vaseline, une huile minérale, dans un sein pour le grossir. C’est l’enthousiasme, puis la désillusion : la vaseline finit par durcir ou se disperser, créant des nodules potentiellement dangereux.
Au début des années 1960, deux chirurgiens texans élaborent une enveloppe remplie de silicone
Le début du XXe siècle voit fleurir les expériences. Résultat : médiocre à désastreux. Jusqu’à la révolution de la silicone. Au début des années 1960, deux chirurgiens texans, Franck Gerow et Thomas Cronin, élaborent une enveloppe remplie de ce composé pour l’entreprise Dow Corning. Une chienne nommée Esmeralda sert de premier cobaye. Reste à embrigader des femmes dans un essai clinique. En 1962, Timmie Jean Lindsey, mère au foyer de 29 ans, consulte Gerow pour se faire ôter un tatouage. Le docteur lui propose la première pose d’implants mammaires. « Pensez aux survivantes d’un cancer qui profiteront de la technique », souffle-t-il à la patiente. Et troquer au passage son bonnet B pour un C… « Après des grossesses, vos seins ne sont plus comme avant, racontera Timmie Jean Lindsey au Guardian près de cinquante ans plus tard. Le Dr Gerow m’a expliqué qu’il pouvait les remonter, je me suis dit : “Oh, ça me plairait bien.” »
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Barbie, Playboy et chirurgie
L’intrépide cobaye sort enchantée de l’opération, tout comme les deux pygmalions de sa nouvelle silhouette, qui cartonnent un an plus tard devant la Société internationale des chirurgiens plastiques. Outre l’enjeu de la reconstruction post-cancer, les États-Unis, puis d’autres pays sont mûrs pour une silicone-mania à visée esthétique. Certes, les modes en matière de tour de poitrine fluctuent depuis des siècles. Mais les icônes du moment, de Marilyn Monroe à Jane Russell, arborent des décolletés pigeonnants. Le rayon jouets voit arriver les poupées Barbie aux fringants bonnets C et les kiosquiers affichent les couvertures mamelues du tout nouveau magazine Playboy.
Le marché des implants – principalement gonflés de gel de silicone ou de sérum physiologique – décolle dans les années 1980. La fin de la décennie « marqua les beaux jours de ce que [le magazine] Self appela “la nouvelle Amazone”, avec ses seins “incroyablement fermes, ronds, parfaits”, écrit l’historienne Marilyn Yalom. Une psychologue considéra les implants mammaires comme un “symbole de standing”, ce qui voulait dire qu’une femme pouvait acheter un corps parfait “comme elle peut acheter n’importe quoi d’autre”. La croyance américaine en la perfectibilité achetable avait gagné la poitrine ! 1 »
Implants pipés
![La folle histoire des faux lolos 2 Capture d’écran 2022 05 13 à 19.59.10](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/05/Capture-d’écran-2022-05-13-à-19.59.10.jpg)
Aujourd’hui octogénaire, Timmie Jean Lindsey ne reproche à ses seins que de s’être endurcis et affaissés : « Ils ont vieilli, comme moi. » Un moindre mal, car, pendant près de trente ans, les fabricants ont pu vendre leurs implants aux États-Unis sans prouver leur innocuité. Résultat : un scandale XXL. Plus de 100 000 Américaines dénoncent des ruptures des poches, des tissus rétractés et douloureux, des maladies auto-immunes. En 1992, la Food and Drug Administration (FDA), l’administration américaine régulant les mises sur le marché, interdit les prothèses en silicone, sauf dans le cas d’études cliniques. La FDA ne donnera son feu vert à deux fabricants qu’en 2006. Entre-temps, Dow Corning verse plus de 3 milliards de dollars à des plaignantes pour interrompre leurs poursuites.
En France, l’affaire PIP provoque une déflagration quand, en 2010, l’Agence de sécurité sanitaire (Afssaps, aujourd’hui ANSM) retire du marché les implants de ce fabricant du Var : son gel de silicone industriel, homologué frauduleusement, entraînait des risques de ruptures et d’inflammations. Son fondateur, décédé depuis, écope de quatre ans de prison ferme.
En France, il se vendrait 70 000 implants mammaires chaque année, tous usages confondus.
Pourtant, les polémiques n’ont pas coulé le marché des augmentations mammaires. Opération de chirurgie esthétique la plus courante sur la planète (environ 16 % du total des actes chaque année), il s’en pratiquerait 1,8 million par an dans le monde, dont, aux États-Unis, 287 000 interventions (et 136 000 visant la reconstruction du sein) en 2019. En France, il se vendrait 70 000 implants mammaires chaque année, tous usages confondus.
Depuis trente ans, une même question agite chercheur·euses et militant·es : les poitrines « artificielles » sont-elles solubles dans le féminisme ? Libre choix des femmes de disposer de leur corps, plaident les un·es ; asservissement dangereux à des codes façonnés pour le plaisir des hommes, arguent les autres.
Sarcasmes et fascination
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de deux drag queens en 1996.
© Frédéric Reglain/Gamma Rapho
Dans les années 1990 et 2000, les photos de seins standardisés au bistouri envahissent les magazines. Mais comme toujours, gare à celles qui s’écartent de la norme et repoussent les limites de leur corps. Elles écopent alors de sarcasmes ou d’une fascination ambiguë.
La Française Lolo Ferrari (1963−2000), sous l’emprise d’un mari pervers et mercantile, arborait un 130 G obtenu au prix d’une vingtaine d’opérations et de profondes souffrances physiques. Elle a fait l’objet d’un traitement médiatique malsain, souvent digne d’une freak, un monstre humain. Treize ans après sa mort prématurée, elle est devenue l’héroïne d’un opéra 2 monté à Rouen (Seine-Maritime).
L’Américaine Chelsea Charms, actrice de X, revendique aujourd’hui les « plus gros seins de l’univers ». Outre les honneurs des tabloïds, la quadra a récolté ceux de l’artiste Marc Quinn. Le plasticien lui a consacré l’une des sculptures de sa série sur les représentations de personnes ayant recouru à la chirurgie pour « posséder culturellement leur corps biologique ». Quinn refuse de voir en elles des bêtes de foire, mais plutôt des artistes sculptant leur propre chair, jusqu’à devenir des mythes.
- Le sein. Une histoire, de Marilyn Yalom. Éd. Galaade, 2010, Le Livre de Poche, 2013.
- Lolo Ferrari Opéra, de Michel Fourgon, livret de Frédéric Roels, 2013. Voir l’émission
Sur les Docks, 14–15, Musiques en 4 épisodes, France Culture, 2013.