On s’est aimé comme on se quitte chantait Joe Dassin en 1972. La vieille rengaine à papa a fait long feu pour les « LAT » (Living Apart Together) (vivre ensemble séparément), comme les sociologues appellent ces couples d’un genre nouveau, qui « décohabitent » pour mieux s’aimer. Analyse du phénomène et témoignages.
Les enquêtes montrent le bonheur insolent des couples qui choisissent de ne pas cohabiter*. Un mode de vie qui apporte tout à la fois amour, indépendance et égalité au sein du couple. Qui dit mieux ? Pourtant, le modèle reste encore très minoritaire et davantage trusté par les couples homosexuels, entre trois et quatre fois plus nombreux que les hétérosexuel·les à faire ce choix de vie. 13 % des couples composés de deux femmes et 14 % des couples composés de deux hommes vivent séparément, contre 4 % seulement des couples composés d’un homme et d’une femme**. Bien évidemment, les finances sont un facteur essentiel de la rareté de ce choix, comme le confirme le sociologue Arnaud Régnier-Loilier, interrogé par Causette : « La non-cohabitation est un choix réservé à des personnes qui en ont les moyens. » Mais pour comprendre le faible nombre de non cohabitants, le gap entre couples hétéros et homos est intéressante. Il précise d’autres critères à l’œuvre que l’argent, les couples homos n’étant pas plus fortunés que les autres : « En France, il y a un fort idéal conjugal de la famille nucléaire, sous le même toit, construite autour du couple. Les couples hétérosexuels y sont davantage soumis que les couples homosexuels, longtemps stigmatisés et tenus à part », comme le rappelle le sociologue.
![SÉRIE NOUVELLES FAMILLES : Décohabitation ! Le secret du bonheur ? 2 image001A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/12/image001A.jpg)
Ce qui fut naguère un « besoin de discrétion » pour les couples de même sexe est à présent source de plus grande liberté par rapport aux modèles patriarcaux. Ils sont aussi plus nombreux à être d’authentiques LAT, tels que les définissent les sociologues, non cohabitants au sens strict : chacun vit par choix dans un foyer principal. Au contraire des autres couples non cohabitants, dits « non-cohabitants partiels », dont l’un ou l’autre s’échappe régulièrement dans un logement secondaire, plus petit en général – un refuge où s’isoler, mais pas la « maison » principale, celle-ci demeurant souvent le lieu où vivent aussi les enfants.
Sandra, une authentique LAT
Sandra, 44 ans, comédienne, formatrice et coach, fait partie des « purs » LAT. « Je suis en couple avec Myriam depuis trois ans et demi. Nous vivons chacune dans un appartement distinct. Les circonstances ont fait que nous avons vécu ensemble, lors des confinements, au début de notre relation, pendant presque deux ans. C’était un peu un test de notre relation – réussi – sans nous donner envie de continuer à habiter ensemble pour autant. Dans mon passé sentimental, il y a eu beaucoup de cohabitations amoureuses. Et puis deux années de célibat que j’ai beaucoup aimées. Je n’ai pas envie de perdre mon indépendance. Avoir un espace physique à soi permet un vrai repos, une vraie attention à ses envies. C’est fertile pour créer des choses. Je le ressens en tant qu’artiste. Ça coûte cher – c’est un vrai choix de s’autoriser ce luxe financier –, mais j’aime vivre seule. Je l’apprécie, pour moi et pour le couple : cela permet de ne pas vivre la routine, de ne pas partager les tâches domestiques, les factures… La séparation, c’est une façon d’être ensemble. Je trouve que sexuellement aussi, c’est mieux. Je n’ai pas sa présence, son odeur, sa chaleur quotidiennement à mes côtés : alors quand je les retrouve, je suis trop contente ! À long terme, je n’exclus pas qu’on vive ensemble. On avance très lentement. On a un rythme avec zéro pression. On n’a pas d’horloge biologique à regarder ; on ne veut pas d’enfant. La vraie question que je me pose, c’est que je voudrais que notre relation nous protège. En cas d’accident de la vie pour l’une ou pour l’autre, je voudrais que nous soyons légalement liées. Mais administrativement, ce n’est pas possible de se marier ni de se pacser sans vivre ensemble. » En effet, la loi oblige marié·es et pacsé·es à déclarer une résidence commune. Les LAT ne sont pas dans les clous.
“Je n’ai pas envie de perdre mon indépendance. Avoir un espace physique à soi permet un vrai repos, une vraie attention à ses envies”
Sandra
Anaïs, 44 ans, est autrice. Mariée avec Jérôme, avec qui elle a vécu sous le même toit pendant vingt-trois ans et mère de Téa, 16 ans, elle explique sa décision d’entamer une « décohabitation partielle ». Chacun des deux parents vit environ une semaine seul, dans un appartement secondaire, plus petit que leur domicile principal, puis une semaine avec leur fille à la maison pendant que l’autre n’y est pas. Et enfin tous et toutes passent plusieurs jours, plus ou moins longtemps, ensemble. « Avec souplesse », rit- elle. « J’aime Jérôme. Ce que je n’aime plus, c’est le quotidien imposé 24 heures sur 24 avec l’autre. La relation de couple hétéro classique telle que je la vois maintenant, au fond, c’est une bizarrerie. Tu dois tout attendre d’une seule personne.
"Les couples non cohabitants incarnent bien une version ultramoderne de la relation amoureuse”
Arnaud Régnier-Loilier, sociologue
Dans les autres relations, familiales, amicales, on s’en va et on revient. On ne fonctionne pas en continu. On s’appartient. » Elle poursuit : « Notre histoire a commencé quand j’avais 21 ans. Jérôme était souvent parti pour son travail. Il avait déjà deux jeunes enfants, dont je me suis beaucoup occupée. Ensuite, notre fille est arrivée. Il y a clairement un enjeu féministe dans ma démarche : rendre à mon conjoint des responsabilités dont il s’est déchargé sur moi pendant des années et dont je ne veux plus. J’ai beaucoup tenté de négocier ma charge mentale avant d’en arriver là. Et j’ai obtenu beaucoup de choses quant aux tâches ménagères. Mais cela ne fait pas tout. Je pouvais lui demander quatre fois de prévenir l’école quand ma fille était absente : il oubliait. Parce qu’au fond il savait que j’allais le faire. Pour moi, c’est difficile aussi, en étant présente, de ne pas faire les choses. Il faut se retirer du système pour qu’il fonctionne sans toi. Et ça marche… Pendant une semaine où j’étais absente, il se trouve que Jérôme m’avait demandé d’appeler l’école de Téa pour une absence. Mais j’ai oublié : je n’étais pas en charge. À mon tour, “j’aidais” simplement, sans être responsable ! » La décohabitation seule permet une déconstruction réelle, et pas seulement théorique, des rôles de genre.
Pour Arnaud Régnier-Loilier, les couples non cohabitants incarnent bien une version ultramoderne de la relation amoureuse : la « relation pure*** », qui ne se maintient que dans la mesure où elle rend heureux·ses les partenaires, sans obéir à aucune pression sociale. Somme toute : une relation libre ! Alors, prêt·es à décohabiter ; un peu, beaucoup, passionnément ?
* À commencer par l’article pionnier de Gilda Charrier et Marie-Laure Déroff : La Décohabitation partielle : un moyen de renégocier la relation conjugale ? Les Cahiers du genre, 2006.
** Depuis, le sociologue Arnaud Régnier-Loilier a chiffré et confirmé dans ses enquêtes cette tendance des couples à moins cohabiter. Voir Faire couple à distance. Prévalence et caractéristiques, dans La Famille à distance. Ined, 2018.
*** Arnaud Régnier-Loilier emprunte cette notion au sociologue britannique Anthony Giddens, qui la théorise dans La Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes. Hachette, 2006, traduction de Stanford University Press, 1992.