C’est fou ce qu’un rite peut dire de notre société. Celui du self-marriage, ou « mariage avec soi », souligne nos contradictions lorsqu’il s’agit de célibat féminin. Alors qu’il prône l’indépendance et l’amour de soi, il renforce aussi, selon certain·es, la norme conjugale et la société de consommation.
![Self-marriage : la revanche de la vieille fille 1 109 femme célibat 3 © Karolina Wojtas](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/109-femme-célibat-3-©-Karolina_Wojtas-1024x1024.jpg)
Passer 25 ans sans la bague au doigt ne vaut plus l’étiquette de « Catherinette » ni l’obligation qui va avec la coutume, à savoir parader en ville coiffée d’un chapeau vert et jaune, pour trouver un mari peu regardant à l’égard de ce grand âge. À la figure de la vieille fille honteuse aux accoutrements couleur Brésil s’est substituée une femme seule, menton levé, en robe blanche et bouquet fleuri en main. Car, pour célébrer son célibat, il existe aujourd’hui un nouveau rite : le self-marriage (« mariage avec soi »). Pratique également connue sous le nom de « sologamie ». Les premières cérémonies connues sont célébrées au début des années 2010 aux États-Unis et au Royaume-Uni par des femmes à la démarche féministe. Depuis, la donne a changé. On trouve des agences d’organisation de self-marriage. La rappeuse américaine Lizzo en a fait son clip Truth Hurts, en 2017. Et il existe même des kits de tee-shirts, des alliances et des « feuilles de route vers l’optimisme » estampillés « I married me », à commander sur Internet. L’histoire du self-marriage rappelle celle de Noël. Celle d’un rite plein de bons sentiments, par ailleurs empreint des névroses de notre société libérale.
"Le mariage est la seule célébration de l’amour que nous connaissons dans la société occidentale"
Sophie Tanner, écrivaine
Au premier abord, les arguments des heureuses tourterelles ont tout d’un manifeste féministe. Sophie Tanner est l’une d’entre elles. De son expérience, elle a publié un roman en 2019 : Reader, I married me ! (Eh, lecteur. Je me suis mariée à moi-même ! ). À Causette, elle en parle comme d’une « déclaration d’indépendance » post-rupture. « Il m’avait trompée et je ne pouvais m’empêcher de penser que c’était de ma faute. Puis, un beau matin, je me suis réveillée optimiste, en réalisant que j’avais beaucoup de choses à célébrer dans ma vie. On n’a pas besoin d’un homme pour vivre heureuse. » Le format « mariage », et non pas anniversaire ou fête lambda, est un « choix subversif, explique-t-elle. Pour une femme, s’assumer et s’aimer publiquement est une attitude controversée ». Or, se justifie-t-elle, « le mariage est la seule célébration de l’amour que nous connaissons dans la société occidentale ». Le seul rite de passage collectif à l’âge considéré comme « adulte », aussi. L’idée est également de bousculer la tradition judéo-chrétienne. Il n’y a qu’à regarder le porteur d’alliance lors de la cérémonie de Sophie Tanner. Il n’était autre que… son chien.
“Performance féministe”
Grace Gelder, trentenaire à l’allure de Janis Joplin, est également l’une des premières à s’être unie avec elle-même, en 2014. Elle renchérit : « L’histoire du mariage est une histoire de possession, de propriété masculine. » Son self-marriage, soutient-elle à Causette, lui a permis de prouver qu’elle « s’appartenait » à elle-même. En robe couleur pastel, étole de fourrure blanche et pieds nus ornés de rubans beiges, devant une quarantaine de convives, elle a prononcé ses vœux face à un miroir. « Je prendrai soin de moi avec excellence », a‑t-elle juré. Elle considère sa cérémonie comme une « performance et une déclaration féministe ».
Pour questionner la norme conjugale, Polina Aronson y est allée fort. Cette sociologue russe s’est, elle aussi, automariée. Mais en robe noire, lunettes de soleil, sur une scène de karaoké, devant des dizaines de client·es inconnu·es, sa fille et son mari (car oui, elle était déjà mariée). L’objectif : « vivre » son sujet de recherche de l’intérieur, au-delà de l’analyse. De l’expérience, la chercheuse ressort très critique. « Le self-marriage, estime-t-elle, renforce paradoxalement le discours hétéro, patriarcal et monogame selon lequel le mariage est le but de la vie. Il ne fait qu’entériner le fait que les femmes ont besoin du mariage pour accéder à certains privilèges. » Polina parle d’expérience. Si elle a épousé son compagnon à 24 ans, c’est par utilitarisme assumé. C’était le seul moyen de le rejoindre lorsque lui a eu le droit d’aller vivre à Londres. « Nous, les femmes d’Europe de l’Est, sommes des citoyennes de seconde zone. En me mariant, j’ai accédé à la première zone et demie… » De la même manière que les communautés LGBT demandent le droit au mariage pour être reconnues, explique-t-elle, il s’agit donc pour les femmes sologames de se marier pour être prises au sérieux. Passer du rang de Bridget Jones désespérée à celui de trentenaire talentueuse qui s’affirme devant ses proches.
Mais le discours du « self-love », poursuit Polina Aronson, est aussi un pur produit capitaliste. Dans sa démarche de sologamie, elle s’est inscrite à un « programme » de préparation au self-marriage. Dix semaines de « cours » en ligne, pour 200 dollars (183 euros), délivrés par une coach californienne, Dominique Youkhehpaz. « Une personne intelligente, qui s’y connaît en méditation et en rites païens, reconnaît Polina, mais dont les techniques ne m’ont jamais convaincue. » Elle a – entre autres – été invitée à s’écrire à elle-même des poèmes d’amour, à « archiver » ses relations (mettre les objets symboliques du passé dans des sacs plastique pour les jeter) ou à partir en lune de miel. Ou encore d’autres propositions comme : « Invite-toi à dîner, offre-toi un cadeau…, énumère Polina Aronson. Tout le discours propre au self-marriage a pour but d’encourager la consommation en “donnant” aux femmes le “droit” de faire des choses normalement illégitimes pour les femmes célibataires, comme aller au restaurant seule. » Le self-marriage n’est, selon elle, qu’une « semi-révolte », cheval de Troie du modèle économique occidental. Et de ponctuer, « le vrai punk, ce serait de dire “fuck le mariage de manière générale” ».
“Non-amour”
Son discours rejoint celui de la sociologue Eva Illouz. Dans son dernier ouvrage, paru début février, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain (éd. Seuil), elle voit la sologamie comme l’un des symptômes d’une société du « non-amour », où les liens amoureux suivent un marché sentimental, dont la règle générale serait : plus on est indépendant·e, plus on a de valeur. Mais cette quête d’autonomie crée une « insécurité généralisée », écrit-elle. « Par conséquent, les agents sexuels apprennent à développer des techniques pour défendre leur estime de soi, soulager leurs angoisses […], tout cela grâce aux marchés en pleine expansion du développement personnel, de la psychologie et de la spiritualité. » Une entourloupe de plus, soutient Polina Aronson. « Je n’adhère pas à l’injonction à être autosuffisante. Nous sommes tous interdépendants. Pour moi, la vraie alternative au mariage n’est pas dans l’indépendance forcenée, mais dans le polyamour. »