Claire Marin : « On ne nous accorde plus le temps de la tristesse »

La philosophe Claire Marin montre, dans Rupture(s)*, comment les « bifurcations » imposées de nos existences peuvent nous mettre à terre. À rebours de notre époque de la zappe et des injonctions à aller de l’avant, l’autrice nous invite à vivre pleinement nos chagrins d’amour pour y puiser une redéfinition de soi. Entretien en chansons.

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« Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien. Ne me quitte pas » (Jacques Brel)

Causette : Dans votre essai, vous expliquez : « Ce n’est pas seulement mon corps et mon esprit que la rupture amoureuse saccage, c’est le monde qu’elle dévaste. » Il faut reconstruire, et cela prend du temps. Alors pourquoi nos proches nous exhortent-ils à aller de l’avant rapidement ?

Claire Marin : Il y a évidemment notre tristesse qui les affecte aussi. On éprouve l’impuissance de ne pas savoir comment soigner la plaie. Mais ces exhortations sont aussi liées à un discours général à aller de l’avant. Notre époque n’a plus de temps à perdre avec l’inaction et la tristesse. La forme esthétique du malheur et de la mélancolie du XIXe siècle a disparu, comme les temps sociaux de deuil. On n’a plus les mêmes formes d’attention et de respect pour la souffrance de l’autre. Pourtant, ce qui se joue dans un « deuil » amoureux est terrible : en ayant été quitté, j’ai perdu une partie de moi-même. J’ai cette sensation que je n’ai plus de valeur, je me sens amputé comme Montaigne le disait après la mort de La Boétie.

« On s’est aimé comme on se quitte. Tout simplement sans penser à demain. À demain qui vient toujours un peu trop vite. Aux adieux qui quelquefois se passent un peu trop bien » (Joe Dassin)

Quels sont les risques pour le sujet de ne pas suffisamment écouter sa peine ?

C. M. : Écouter cette tristesse, c’est la redoubler. On peut donc être tenté de ne pas s’y plonger, et ce d’autant plus qu’on est poussé à la consommation : on ne nous dit plus simplement « passe à autre chose », on nous dit « inscris-toi sur Tinder ». Ce marché des possibles à l’infini exalte le fameux adage « Une de perdue, dix de retrouvées ». Mais c’est complètement illusoire, car le risque est de multiplier les rencontres décevantes, et donc de démultiplier les mini ruptures...

« Eh ! Manu, vivre libre, c’est souvent vivre seul, ça fait peut-être mal au bide, mais c’est bon pour la gueule » (Renaud)

Les ruptures seraient-elles plus faciles sans l’écrasante norme sociale du couple ?

C. M. : La souffrance qu’on ressent lors d’une rupture amoureuse est au croisement de l’amour, de l’ego et de la norme sociale, car la société est présente de manière latente au sein du couple. La représentation du couple idéal est violente, car elle crée une norme quasi inaccessible : deux membres du couple, beaux, en bonne santé, épanouis dans leur travail... Concilier ces deux libertés dans la durée est très compliqué. Il y a des couples qui semblent bien parce qu’ils sont figés dans leur relation, mais on peut se poser la question de ce qui est encore vivant entre eux.

Culturellement, on n’est peut-être pas très bien préparés à vivre seuls, surtout les femmes, qui suscitent la suspicion lorsqu’elles le sont. Pourtant, le psychanalyste Winnicott montre que la capacité à être seul est un élément de force et de stabilité. Et ce avant d’avoir l’ambition un peu narcissique de s’aimer soi-même. S’aimer va de pair avec la logique consumériste contemporaine : se faire plaisir, s’accorder du temps pour soi, toutes ces injonctions marketing de type « treat you well » qui se traduisent par « fais-toi un massage », « paie-toi de beaux vêtements parce que tu le vaux bien ». La thérapie post-rupture par la consommation n’est qu’un pis-aller pour ne pas se poser les vraies questions. Qu’est-ce que je fais de cette douleur ? En quelle énergie puis-je la transformer ?

« Avec le temps va tout s’en va, on oublie les passions et on oublie les voix » (Léo Ferré) 

Le temps, clé de la disparition de nos chagrins ?

C. M. : Cette chanson recèle quelque chose de la sagesse populaire qui est vrai : le temps nous aide à diminuer l’intensité de la souffrance ou à la rendre supportable. On s’habitue à la perte, avec un petit bémol : toutes les ruptures ne sont pas forcément surmontables, il y a des gens qui meurent d’amour, d’autres qui ne se remettent jamais d’un deuil ou d’un divorce. Le temps faisant généralement son œuvre, il est dommage qu’il ne nous soit plus accordé pour nous remettre d’une rupture dans une ère d’accélération tous azimuts. À mettre sous le tapis sans avoir suffisamment traité, on risque de retomber dans le schéma qui nous a rendus malheureux plus tôt.

« Le 22 septembre, aujourd’hui, je m’en fous. Et c’est triste de n’être plus triste sans vous » (Georges Brassens) 

Vous démontrez que nos relations amoureuses façonnent une grande part de notre identité. Se complaire dans la mélancolie vis-à-vis d’un amour passé n’est-il pas une faço de faire perdurer cette idée de soi brisée ?

C. M. : C’est une très belle citation parce que, effectivement, il y a un moment où le pire est de se rendre compte que les choses auxquelles nous accordions tellement d’importance n’en ont plus. Le moment où cet amour passé devient étranger ou incompréhensible, c’est le signe qu’on est passé au-delà, mais aussi qu’on a soi-même beaucoup changé et que cette épreuve nous a transformés. Quand j’oublie une date, de rupture ou de décès, il y a quelque chose de la perte qui est avéré ou dépassé.

* Rupture(s), de Claire Marin. Éditions de l’Observatoire, 160 pages.

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