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Inégalités : très cher couple

Le modèle conju­gal hété­ro­sexuel ou la per­fec­tion… au mas­cu­lin. Entre les injonc­tions esthé­tiques, le tra­vail domes­tique, le soin des enfants et la répar­ti­tion gen­rée des dépenses, devi­nez qui y perd. Et même beaucoup.

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Vous savez ce qu’on dit : quand on aime, on ne compte pas. Et pour­tant, on devrait. C’est ce qu’a fait la jour­na­liste Lucile Quillet dans son livre Le Prix à payer1. Un ouvrage per­cu­tant, qui éta­blit la grande addi­tion : celle du couple hété­ro­sexuel et de son coût finan­cier pour les femmes. « J’avais déjà écrit sur les inéga­li­tés de car­rières, sur le rap­port à l’argent (encore empê­tré de sté­réo­types), sur la charge contra­cep­tive des femmes… C’est la mise en pers­pec­tive de tous ces sujets qui a été le point de départ de ma démarche. Car j’ai consta­té un élé­ment com­mun à tout cet argent, celui que les femmes dépensent et celui qu’elles n’auront jamais : l’idéal du couple », explique-​t-​elle. On savait que la conju­ga­li­té hété­ro n’était pas tou­jours le conte de fées qu’elle pré­tend être, ouvrant plus sou­vent la voie à la charge men­tale et domes­tique qu’à la vie de château.

Mais voi­là qu’en plus elle serait un gouffre finan­cier pour les femmes ? Oui, affirme Lucile Quillet. « Le modèle du couple hété­ro­sexuel est géné­ra­teur d’inégalités éco­no­miques parce qu’il donne aux hommes et aux femmes des rôles défi­nis, qui vont faire qu’ils ne vont pas avoir les mêmes acti­vi­tés, les mêmes types de dépenses et, sur­tout, qu’ils ne vont pas avoir le même rap­port à l’argent », développe-​t-​elle. Cette répar­ti­tion des rôles, on la connaît : d’un côté, celui de l’homme qui tra­vaille dur pour pour­voir aux besoins de la famille et dont la réus­site sociale se mesure à l’aune de sa réus­site pro­fes­sion­nelle. De l’autre, celui de la femme, cette créa­ture douce, aimante, dévouée, qui (se) donne sans comp­ter pour sa famille. Un arché­type qui peut sem­bler un brin sur­an­né, oui, mais qui conti­nue bel et bien d’avoir un impact sur notre rap­port à l’amour… et à l’argent.

Pour espé­rer trou­ver leur « prince char­mant », les femmes sont ain­si som­mées de se plier à un cer­tain nombre de normes – esthé­tiques notam­ment. « Avant même d’être en couple, on va consi­dé­rer que si vous êtes une femme “moti­vée”, il faut répondre à cette pres­crip­tion esthé­tique immense qui néces­site de domes­ti­quer son corps en per­ma­nence et donc de dépen­ser beau­coup d’argent pour avoir une appa­rence phy­sique jugée “sédui­sante”. Ce que, par exemple, les hommes n’ont pas à faire », décrit Lucile Quillet. 

Sauf que s’épiler, se maquiller, bref, “se faire belle”, a un prix. Selon les cal­culs de la jour­na­liste, celui-​ci s’élève à envi­ron 21 000 euros au cours d’une exis­tence fémi­nine pour la seule épi­la­tion. Auxquels s’ajoutent les cos­mé­tiques : 35 euros men­suels en moyenne (43 euros avant la crise sani­taire), selon un son­dage réa­li­sé par l’institut YouGov en mars 2021. Si l’on addi­tionne à cela les soins pour la peau, le coif­feur ou l’abonnement à la salle de sport, la dou­lou­reuse grimpe à près de 82 000 euros sur une vie, d’après une étude menée auprès de mille femmes bri­tan­niques en 2017. Sans comp­ter la charge contra­cep­tive, qui, assu­mée par les femmes, alour­dit la note de près de 5 000 euros de reste à charge sur trente-​cinq ans2. Un petit pac­tole donc.

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Et puis il y a le coût de la vie conju­gale elle-​même. Car s’ils ne se marient ni ne vivent for­cé­ment heu­reux, les couples habitent en majo­ri­té ensemble. Une situa­tion qui conduit les femmes à endos­ser davan­tage de tra­vail domes­tique – sept heures heb­do­ma­daires de plus, quand ces mes­sieurs en font trois de moins, selon l’Insee. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il y a des enfants : selon la der­nière grande enquête de l’Insee en 2010, les femmes effec­tuent encore 71 % du tra­vail domes­tique et 65 % des tâches paren­tales. Un dés­équi­libre qui vient direc­te­ment taper les femmes au portefeuille.

Parce qu’elles portent le gros de la charge domestico-​éducative, et que leurs jour­nées n’ont jamais que vingt-​quatre heures, les femmes se retrouvent frei­nées dans leur vie pro­fes­sion­nelle. Parmi les parents sala­riés, 31 % des mères tra­vaillent ain­si à temps par­tiel. Lorsqu’elles ont trois enfants, ce taux monte à 47 %. Quant aux pères, eux, ils ne sont que 4 % à réduire leur temps de tra­vail – peu importe le nombre d’enfants. Une orga­ni­sa­tion qui, bien sou­vent, est le fruit d’un arbi­trage éco­no­mique : quitte à ampu­ter un salaire, autant que ce soit le plus petit (dans 75 % des couples, celui de la femme). Mais c’est aus­si la résul­tante des normes gen­rées (encore elles), 61 % des familles fran­çaises esti­mant tou­jours qu’il revient à la mère de s’occuper d’un jeune enfant. Empêchées d’épargner et de pro­gres­ser Autrement dit, lorsque l’idéal du couple se concré­tise en vie de famille, les femmes sont finan­ciè­re­ment lésées.

Elles y perdent en salaire, mais pas seule­ment. Lorsqu’elles passent à temps par­tiel, cela réduit méca­ni­que­ment leurs droits au chô­mage et leurs coti­sa­tions de retraite. Quand elles tra­vaillent à temps plein, elles ont moins de dis­po­ni­bi­li­té pour les réunions tar­dives ou les dépla­ce­ments pro­fes­sion­nels, elles sont plus sou­vent absentes pour cause d’enfant malade ou de réunion parents-​profs… voyant ain­si s’envoler leurs chances d’être aug­men­tées et/​ou pro­mues. Or c’est pré­ci­sé­ment parce qu’elles dégagent ce temps pour la famille que leur conjoint, lui, peut se consa­crer à son tra­vail – et tou­cher un plein salaire, pro­gres­ser dans sa car­rière et se consti­tuer une épargne personnelle.

En va-​t-​il dif­fé­rem­ment pour les couples de même sexe ? « Je n’ai pas tra­vaillé sur leur situa­tion, mais cela sem­ble­rait logique que les effets de ces par­ti­tions gen­rées soient bien moins puis­sants au sein d’un couple homo­sexuel – même s’il y a tou­jours des limites », avance Lucile Quillet. Ce que semble confir­mer une étude3 publiée en 2019 en Norvège, qui a com­pa­ré les consé­quences de l’arrivée d’un pre­mier enfant dans les couples hété­ros et les­biens. Résultat ? Dans ce pays pour­tant connu pour ses poli­tiques éga­li­taires, la mater­ni­té a une inci­dence sur le salaire des mères hété­ros (d’environ ‑22 %), mais pas sur celui des pères. Dans les couples les­biens, les reve­nus de celle qui a por­té l’enfant accusent éga­le­ment une baisse, mais de « seule­ment » 13 %. Et leurs com­pagnes perdent, elles aus­si, 5 % de salaire. Ce qui sug­gère qu’elles s’inscrivent dans une norme plus éga­li­taire – et s’investissent davan­tage dans la vie du foyer. D’ailleurs, quatre ans après l’arrivée de ce pre­mier enfant, cette perte de reve­nus s’efface… alors qu’elle per­dure pour les mères hétéros.

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« Dans le modèle du couple hété­ro­sexuel, la femme n’est pas cen­sée avoir comme prio­ri­té son indi­vi­dua­li­té, mais se doit au contraire d’être à l’écoute, dans le soin, le col­lec­tif. Sa valeur est indexée sur l’amour des autres. Et tout ça se tra­duit dans le rap­port à l’argent. Pour les femmes, c’est encore tabou d’en par­ler et encore plus dans leur couple », pour­suit Lucile Quillet. Dans les ménages, l’organisation finan­cière reste, d’ailleurs, assez peu dis­cu­tée. Qu’ils mettent en com­mun leurs reve­nus (64 % d’entre eux) ou qu’ils les séparent tota­le­ment (18 %), au moins deux tiers de ces couples « indiquent que cela s’est mis en place sans qu’ils y aient vrai­ment réflé­chi », rap­porte l’Insee4.

Ce que constate éga­le­ment Héloïse Bolle, conseillère en patri­moine et fon­da­trice d’Oseille et Compagnie : « Un cer­tain nombre de choses sont sou­vent mal pen­sées – ou plu­tôt, impen­sées – dans l’organisation finan­cière des couples. Non par mani­pu­la­tion, ni parce que l’un veut pro­fi­ter de l’autre, mais parce que cette orga­ni­sa­tion, qui semble fonc­tion­ner, n’est jamais ques­tion­née. Alors que, en réa­li­té, elle génère des situa­tions qui, à terme, se révèlent extrê­me­ment pré­oc­cu­pantes et finan­ciè­re­ment dan­ge­reuses, sur­tout pour les femmes ».

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D’autant qu’au quo­ti­dien, les dépenses res­tent mas­si­ve­ment gen­rées. Il y a une quin­zaine d’années, la socio­logue Delphine Roy a cher­ché à déter­mi­ner qui paie quoi dans le couple. « Si les femmes appa­raissent [char­gées] de gérer les “flux” (courses quo­ti­diennes, péris­sables), avait-​elle alors obser­vé, les hommes en revanche ont plus sou­vent la res­pon­sa­bi­li­té des “gros” postes bud­gé­taires, des “stocks” : loyers, élec­tri­ci­té, voi­ture… La contri­bu­tion fémi­nine au bud­get a ain­si ten­dance à être moins visible que la contri­bu­tion mas­cu­line, à lais­ser moins de traces sous forme de fac­tures, voire de pro­prié­té des biens, ce qui devient pro­blé­ma­tique en cas de divorce. » De fait, quand leur couple s’arrête, après des années de « petites dépenses », de sacri­fices pro­fes­sion­nels et de tra­vail domes­tique invi­sibles, les femmes paient l’addition.

Et voient leur niveau de vie chu­ter de 20 % – contre 3 % pour les hommes. « Les femmes res­tent un réser­voir d’aide, de temps et de tra­vail gra­tuit, pour la famille, pour leur conjoint, mais aus­si pour l’État, qui fait beau­coup d’économies sur leur dos », résume Lucile Quillet. Qui insiste sur la dimen­sion struc­tu­relle du pro­blème : « On peut être un couple hyper éga­li­taire, on se heur­te­ra tou­jours aux logiques d’État qui sont inéga­li­taires. Il y a des choses qui doivent chan­ger à grande échelle. » Par exemple, le manque de places en crèches, la très faible rému­né­ra­tion du congé paren­tal, la conju­ga­li­sa­tion de l’impôt ou d’un cer­tain nombre d’aides sociales. Autant de poli­tiques publiques qui défa­vo­risent éco­no­mi­que­ment les femmes… au nom du couple.

  1. Le Prix à payer. Ce que le couple hété­ro coûte aux femmes, de Lucile Quillet. Les liens qui libèrent Poche, 2022.[]
  2. Calcul réa­li­sé par Lucile Quillet et détaillé dans son livre.[]
  3. What causes the child penal­ty ? Evidence from same sex couples and poli­cy reforms, M. E. Andresen, E. Nix, Statistics Norway, Research Department, Oslo, 2019.[]
  4. « La mise en com­mun des reve­nus dans les couples », de Sophie Ponthieux. Insee, 2012[]
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