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© Hasbro

Le « fem­ver­ti­sing » bouscule-​t-​il vrai­ment les codes du genre ?

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Nous vous pro­po­sons ci-​après un article de la pro­fes­seure en Marketing éthique à la Toulouse Business School Sylvie Borau, qui a étu­dié auprès de consommateur·trices la récep­tion du mar­ke­ting dit féministe.

Sylvie Borau, TBS Business School

Le « fem­ver­ti­sing » (contrac­tion de femi­nism et adver­ti­sing), c’est cette ten­dance forte qu’ont les marques à s’engager pour la cause des femmes. Deux sujets sont à l’honneur : le « body posi­ti­visme » qui lutte contre les dik­tats de la beau­té et l’objectification des femmes, et le « no gen­der » qui refuse en bloc le mar­ke­ting gen­ré et les sté­réo­types de genre qui en découlent – à l’instar du jouet « Monsieur Patate » qui change de nom pour « Tête de Patate » afin de ne plus appa­raître comme gen­ré.

Mais si la fémi­ni­ni­té objec­ti­fiée et le mar­ke­ting gen­ré sont cri­ti­qués, ils font tou­jours par­tie du pay­sage, et les résul­tats de nos recherches laissent pen­ser qu’ils ne sont pas près de dis­pa­raître. En témoignent ces marques qui font le grand écart entre mes­sage de sur­puis­sance et de sur­fé­mi­ni­té, à l’image de Wonder Woman super-​héroïne sexy et dénudée.

Un dis­cours fémi­niste schizophrène

Le dis­cours fémi­niste des marques a com­men­cé avec le « body posi­ti­visme » qui a pour ambi­tion de lut­ter contre la gros­so­pho­bie, le jeu­nisme, le racisme, voire même libé­rer les poils des ais­selles des femmes, réelles ou vir­tuelles. Suivant le sillon creu­sé par la marque de pro­duits d’hygiène et de cos­mé­tiques Dove au début des années 2000 avec sa cam­pagne #RealBeauty, nom­breuses sont les marques qui affirment aujourd’hui vou­loir lut­ter contre l’idéal de beau­té sté­réo­ty­pé et sexualisé.

Publicité #RealBeauty de Dove (2017).

Ce dis­cours s’étend désor­mais à l’identité gen­rée. À l’image de la marque Juliette has a gun, qui vend des par­fums non gen­rés et ne joue pas sur le registre fémi­nin tra­di­tion­nel en choi­sis­sant des noms de par­fums comme Vengeance extrême ou Calamity Jane plu­tôt que des noms de fleurs.

Cette récu­pé­ra­tion com­mer­ciale de la soif de liber­té et d’empo­werment des femmes n’est pas une nou­veau­té, mais la posi­tion mili­tante et fémi­niste des marques a pris une tout autre dimen­sion ces der­nières années. Authentique ou pas, ce dis­cours résonne auprès des jeunes géné­ra­tions qui ne sup­portent plus les inéga­li­tés de genre, le sexisme, et les femmes-objets.

Mais ce dis­cours d’empowerment ne serait-​il pas schi­zo­phrène ? On montre les poils sous les ais­selles, certes, mais le maillot inté­gral conti­nue d’être légion. On célèbre la diver­si­té des corps, mais avec un ventre plat et des cuisses fuselées.

On prône le #Nomakeup, mais on rajoute des filtres. On s’insurge face au mar­ke­ting gen­ré, mais les pro­duits conti­nuent d’être mar­ke­tés de manière dif­fé­rente en fonc­tion du genre (du den­ti­frice aux voi­tures).

Le nou­vel idéal fémi­nin devient ain­si une femme hybride : à la fois forte et belle, ambi­tieuse avec des talons, déter­mi­née mais fluette, puis­sante mais fémi­nine – à l’instar des icônes sol­li­ci­tées par des marques de luxe, qui doivent être enga­gées, avec une forte per­son­na­li­té, en plus d’être jeunes et jolies, comme les actrices Emma Watson (Lancôme), Jennifer Lawrence (Dior) ou Kristen Stewart (Chanel).

Publicité Dior avec Jennifer Lawrence (2018).

Malgré la mise en scène d’une beau­té fémi­nine, certes plus diverse et inclu­sive, il est éton­nant de voir tou­jours autant de modèles à la beau­té idéa­li­sée dans la publi­ci­té et on peut être sur­pris de voir tou­jours autant de lan­ce­ments de pro­duits qui sont gen­rés, en dépit de la mise au ban de ce type de marketing.

Les résul­tats de nos recherches per­mettent de mieux com­prendre cette com­mu­ni­ca­tion schi­zo­phrène qui conti­nue, de manière plus ou moins sub­tile, à mettre la pres­sion sur l’apparence phy­sique des femmes et leur féminité.

Le pou­voir de la féminité

Au cours de trois recherches, nous avons expo­sé des consom­ma­trices à des publi­ci­tés met­tant en scène des modèles à la beau­té natu­relle (comme dans les publi­ci­tés Dove, c’est-à-dire avec des corps variés, plus ou moins jeunes, et peu sexua­li­sés) ou des modèles à la beau­té idéa­li­sée (c’est-à-dire minces, sté­réo­ty­pés, jeunes, et sexualisés).

Les résul­tats montrent que cer­taines femmes peuvent reje­ter les modèles natu­rels et recher­cher au contraire l’exposition à des modèles fémi­nins idéa­li­sés, même lorsqu’elles savent que les images ont été retou­chées, et même lorsque ces modèles idéa­li­sés sus­citent de la jalou­sie et une com­pé­ti­tion intra­sexuelle ima­gi­naire.

Les consom­ma­trices cherchent pro­ba­ble­ment à se com­pa­rer à des modèles au phy­sique idéal, car elles en retirent un béné­fice. Aussi irréa­liste et dou­lou­reuse que puisse être cette com­pa­rai­son, elle leur per­met de se mesu­rer à des rivales sexuelles ima­gi­naires, et à ten­ter pro­ba­ble­ment de les copier (en ache­tant les pro­duits qu’elles pro­meuvent par exemple).

Nous avons éga­le­ment ana­ly­sé les béné­fices confé­rés par les pro­duits gen­rés pour les consom­ma­teurs au cours de deux autres études. Les résul­tats de la pre­mière recherche révèlent que les pro­duits gen­rés peuvent aug­men­ter l’attractivité phy­sique et la dési­ra­bi­li­té de leurs pro­prié­taires, en ren­for­çant le signal de fémi­ni­té ou de mas­cu­li­ni­té envoyé aux autres.

Cela s’explique par le fait que les consom­ma­teurs uti­lisent les pro­duits qu’ils pos­sèdent afin de signa­ler des carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles (comme un phy­sique plus ou moins gen­ré, mais aus­si une per­son­na­li­té plus ou moins gen­rée) et le mar­ke­ting gen­ré peut ren­for­cer le signal de ces caractéristiques.

Les pro­duits gen­rés sont des sti­mu­li qui exa­gèrent les carac­té­ris­tiques sexuel­le­ment dimor­phiques du corps humain (par exemple, les pro­duits plus petits et aux formes rondes reflètent le corps et le visage fémi­nins) mais aus­si – comme le montrent les résul­tats de la deuxième étude – des traits de per­son­na­li­té per­çus comme plus ou moins féminins.

En exa­gé­rant le signal gen­ré émis, ces pro­duits aug­mentent le dimor­phisme sexuel per­çu – qui est un des piliers de l’attractivité phy­sique – mais aus­si la per­son­na­li­té gen­rée ima­gi­née de leurs propriétaires.

Si les modèles à la beau­té idéale et les pro­duits gen­rés conti­nuent d’être pré­fé­rés par cer­taines consom­ma­trices, nous ne sommes pas prêts de les voir dis­pa­raître du pay­sage publi­ci­taire et de nos rayons. Le dis­tri­bu­teur Sephora, qui vend des par­fums et des pro­duits cos­mé­tiques, l’a très bien com­pris avec son slo­gan accro­cheur « le pou­voir infi­ni de la beau­té », qui met en avant la beau­té mais sur fond de femvertising.

Campagne publi­ci­taire de Sephora « The unli­mi­ted power of beau­ty » (2020).

Plusieurs études réa­li­sées à tra­vers le monde montrent que les hommes accordent une plus grande impor­tance à l’attractivité phy­sique de leurs par­te­naires que les femmes, en par­ti­cu­lier la jeu­nesse et la fémi­ni­ni­té qui sont des signes de fer­ti­li­té. Les femmes étant fer­tiles uni­que­ment jusqu’à un cer­tain âge et uni­que­ment quelques jours par mois, les hommes cherchent incons­ciem­ment des indices de cette fer­ti­li­té. Ces der­nières sont donc récom­pen­sées lorsqu’elles com­mu­niquent ce signal – qu’il soit hon­nête ou pas.

Cela explique en par­tie pour­quoi les femmes se concur­rencent davan­tage entre elles en termes d’apparence phy­sique (jeu­nesse et fémi­ni­ni­té) et pour­quoi les marques qui ciblent la gente fémi­nine peuvent béné­fi­cier de la pré­sence d’un jeune modèle fémi­nin phy­si­que­ment attrac­tif, même dans le cas d’une publi­ci­té féministe.

Ce n’est pas une véri­té que l’on aime entendre. Mais tant que la majo­ri­té des hommes pré­fé­re­ra les femmes jeunes et fémi­nines, la majo­ri­té des femmes conti­nue­ra d’admirer les modèles jeunes et fémi­nins et d’acheter des pro­duits gen­rés qui leur per­mettent de signa­ler cette fémininité.

Une nou­velle image de la femme

Ces pré­fé­rences moyennes ne repré­sentent bien sûr pas celles de tous les hommes, ni de toutes les femmes. Le fem­ver­ti­sing est ain­si plus inclu­sif, moins sexiste, moins hété­ro­nor­mé et s’adapte sur­tout au désir de la nou­velle géné­ra­tion de signa­ler des valeurs plus pro­gres­sistes. Car si cer­taines femmes hété­ro­sexuelles conti­nue­ront de signa­ler leur attrac­ti­vi­té phy­sique et leur fémi­ni­ni­té pour plaire au sexe oppo­sé, elles sou­haitent désor­mais éga­le­ment véhi­cu­ler l’image de femmes fortes, libres et indépendantes.

Les femmes sont aujourd’hui plus diplô­mées que les hommes dans 140 pays dans le monde. La publi­ci­té s’adapte donc aux nou­velles aspi­ra­tions de ces femmes édu­quées et indé­pen­dantes qui sou­haitent pro­je­ter l’image de femmes libé­rées et conqué­rantes – mais tou­jours sexy, à la Wonder Woman. C’est l’avènement du fémi­nisme fémi­nin, un empo­werment à talons et rouge à lèvres.

Le mar­ke­ting n’a pas d’idéologie, il n’est que le miroir gros­sis­sant des dési­rs des consom­ma­teurs. Tant que les consom­ma­trices dési­rent être fémi­nistes tout en res­tant jolies et qu’elles en retirent un béné­fice, les marques conti­nue­ront de vendre cet idéal. Si tant de marques s’engagent dans le fem­ver­ti­sing, c’est parce que cela fonc­tionne et que les clientes en rede­mandent. Finalement, les consom­ma­trices sont à l’origine de ce fem­ver­ti­sing ambivalent.

Le fem­ver­ti­sing appa­raît ain­si comme une ten­dance de fond dans le pay­sage mar­ke­ting, qui véhi­cule une fémi­ni­ni­té plus conqué­rante mais tou­jours sexy. Cette ten­dance ne fera pas dis­pa­raître les modèles à la beau­té idéa­li­sée, ni les pro­duits gen­rés. Les mou­ve­ments « body posi­ti­visme » et « no gen­der » qui accom­pagnent le fem­ver­ti­sing sont sim­ple­ment une troi­sième voie (salu­taire) face à la tyran­nie de la bina­ri­té du genre.

Si cette ten­dance bous­cule les codes du masculin/​féminin, il ne les fera cepen­dant pas dis­pa­raître : il per­met juste aux femmes de pla­cer le cur­seur là où elles le sou­haitent sur le conti­nuum du genre. Comme le fait le groupe Hasbro avec le lan­ce­ment d’une nou­velle famille patate non-​genrée, en pré­ci­sant bien que Monsieur et Madame Patate ne dis­pa­raî­tront pas – seuls leurs appel­la­tifs gen­rés sont supprimés.

Sylvie Borau, Professeure en Marketing éthique, TBS Business School

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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