Anaïs Bourdet, créatrice de feu « Paye ta Schnek » et designeuse graphique engagée, nous parle de son nouveau projet Mauvaise Compagnie, un site de revente solidaire d’illustrations drôles et militantes.
Anaïs Bourdet, 36 ans, n’a pas sa langue dans sa poche, mais au bout de son crayon. De la douloureuse expérience du cyber harcèlement qu’elle a subi pour avoir relayé sur son Tumblr « Paye ta Shnek » son expérience du harcèlement de rue et celui de tant d’autres femmes, elle a fait un combat. Ses armes ? Les plus efficaces pour ridiculiser les injurieux : la mise à distance et l’humour. En créant en 2012 ce grand réseau de sororité, que fut Paye ta Schnek, Anaïs ne pensait recevoir autant de témoignages de femmes. Pendant des années, elle les a lus et relayés. Jusqu’à un point de non-retour, et un burn-out en 2019. Un burn out militant comme on dit. Mais, c’était sans compter sur la résilience de cette activiste dont le féminisme s’est construit à l’épreuve du temps et du sexisme ordinaire. La vengeance est un plat que se mange froid, c’est bien connu. Aujourd’hui, Anaïs Bourdet passe à table avec un savoureux podcast de « warriors » intitulé Yesss, qui nous délivre les meilleures punchlines pour sidérer les importuns, mais aussi le déploiement de sa marque solidaire d’illustrations, Mauvaise Compagnie, qui retourne le stigmate en utilisant les meilleures insultes jamais prononcées pour en faire des créations graphiques et des produits dérivés dont les bénéfices sont reversés à des associations. Idées cadeaux de Noël !
Causette : Votre compte Paye ta Schnek – comprendre Paye ta chatte en argot alsacien – a connu un succès hallucinant dès les premiers jours de sa création, succès qui vous a surprise, puis pris tout votre temps avant d’être dépassée à la fois physiquement et moralement. Loin d’être joyeux tout ça, et pourtant, vous trouvez toujours en vous une façon de dénoncer cette vague de sexisme ordinaire avec le sourire.
Anaïs Bourdet : C’est vrai que j’ai été stupéfaite de voir l’impact de Paye ta Schnek, qui était au début un compte exutoire entre copines. J’avais 27 ans, et je n’avais jamais parlé de harcèlement de rue avant. J’ai reçu 150 témoignages par jour dès la création du compte. Au début j’étais évidemment portée par cet engouement, qui me dépassait un peu et j’ai complétement minimisé le temps et l’énergie que ça allait me prendre. Car publier les insultes, c’est une chose, mais il y a aussi une sacrée charge émotionnelle à gérer. L’idée de Paye ta Schnek, c’était aussi de créer un espace de parole et de discussions entre femmes qui vivaient des agressions sexistes et forcément, je n’en suis pas ressortie indemne, sans compter que j’ai été la cible de cyberharceleurs. J’ai pété un plomb et arrêté d’alimenter le site après un épisode d’ultra harcèlement sur plusieurs années, c’était trop. Mais de cette période, j’ai gardé le meilleur : les insultes que j’ai reçues de trolls, puis collecté pour en faire des illustrations. Le projet Mauvaise Compagnie est né.
Ce nom, Mauvaise Compagnie, d’où vient-il ?
A.B. : D’un tweet de Caroline Fourest. Autant vous dire que nous ne sommes pas toujours sur la même longueur d’ondes. Je soutiens l’association féministe Lallab, fondée par Sarah Zouac, Justine Devillaine et Attika Trabelsi, pour défendre la pluralité des femmes musulmanes, trop souvent victimes d’islamophobie, de racisme, et de sexisme. En mars 2011, Caroline Fourest désigne dans un tweet les soutiens de Lallab de « mauvaise compagnie » en commentant une tribune de Libération enjoignant à soutenir l'association face au harcèlement islamophobe qu'elle subissait. Ça m’a plu d’être de « mauvaise compagnie », et finalement c’était l’idée de base des illustrations : récupérer des remarques plus ou moins désagréables pour se les approprier et faire jouer l’ironie !
Expliquez-nous ce que vous faites de ces insultes.
A.B. : Le sens du projet, c’était aussi d’être dans la lignée de Paye ta Schnek, ne pas perdre cette énergie. En faisant des captures d’écran des pires insultes de mes harceleurs, j’avais un recueil vraiment intéressant et qui en dit long. Il faut les regarder avec un autre œil, vider les insultes de leur sens, arriver à en rire et en faire des affiches cathartiques. Matérialiser les mots, et désarmer les insulteurs, ça fait du bien, comme Paye ta Shnek.
Selon vous, quelle est la meilleure insulte ?
A.B. : Féministe de merde ! ça dit tout. On l’a toutes entendu à un moment. Ça prouve qu’on les fait chier, qu’on est pénibles, et ça, c’est de la résistance ! Les gens sont vraiment incohérents parfois. Te dire que tu es imbaisable, et mal-baisée dans la même phrase… on est d’accord que c’est incompatible ? Parfois je me sens carrément « flattée » et je prends des fous-rire ! Un média d’extrême droite m’avait « traitée » de groupuscule islamogauchiste, et à moi toute seule, c'était beaucoup ! C’est tellement gros que c’est une fabuleuse matière à se marrer ! J’ai d’ailleurs fait une affiche compilation, ce qui donne « Groupuscule Ultraféministe Islamogauchiste Bien Pensant », la totale !
Et donc cette féministe de merde islamo gauchiste bienpensante a construit son militantisme progressivement.
A.B. : C’est vrai, je pars de loin. Je me disais égalitariste, alors vous voyez ! Je n’avais pas de discours construit. Et puis, je me suis renseignée pour accueillir les témoignages de harcèlement de rue, un vrai lien s’est créé et j’ai commencé à verbaliser ma colère, la politiser et à définir mon propos. Surtout à comprendre ce que c’est d’être femme dans une société donnée. On fait partie d’une sublime team, on est toutes ensemble, plus de la moitié de l’humanité ! C’est important d’avoir sa place.
Finalement, avec Mauvaise Compagnie, vous conjuguez votre métier de graphiste et vos convictions.
A.B. : Oui, puisque qu’à l’époque de Paye ta Schnek, j’étais dans la précarité sur le long cours. Le travail militant demande tant d’énergie que je n’avais plus le temps de jongler entre les deux activités. Je concilie graphisme et militantisme avec Mauvaise Compagnie. Je gagne ma vie tout en reversant une partie des fonds à des associations qui s’inscrivent dans les mêmes luttes que moi. Pour les plus connus, le planning familial et SOS Méditerranée, mais aussi des petits collectifs qui me tiennent à cœur et qui défendent les femmes victimes de violence, de racisme, les personnes minorisées, ou les personnes migrant.es.
Quelle est votre dernière illustration en date ?
A.B. : Je me suis inspirée d’une expression d’Elisabeth Badinter : le néo féminisme guerrier !
Donc j’ai dessiné des médailles, comme un ensemble de décorations féministes avec des insultes associées. J’essaie de diversifier, et de proposer des objets pour toutes les bourses, des badges, des tote bags, des stickers.
Vous êtes aussi à l’origine du podcast Yesss, dit de « warriors » que vous avez fondé en 2018 avec Elsa Miské, consultante en stratégie digitale, et Marguaïd Quioc, journaliste indépendante. Vous nous en parlez ?
A.B. : Oui, les warriors ce sont nous, les femmes. Victimes tous les jours de sexisme et qui ont le sens de la répartie ! Elles nous racontent des histoires de harcèlement, mais surtout la façon qu’elles ont de répliquer avec des punchlines parfois vraiment très drôles et très efficaces, ou des attitudes improbables. Donc on choisit toujours d’en rire et l’idée est de fournir des armes non violentes et des inspirations pour se défendre de remarques sexistes.
Une punchline préférée ?
A.B. : Je crois que « Ton avis en carton, j’en fais des frisbees » est une des meilleures !
Et un conseil pour laisser ton harceleur sans voix ?
A.B. : Clairement, se curer le nez ! Je l’ai fait une fois, c’est imparable. Tu en ressors trop victorieuse, c’est tellement satisfaisant ! Le gars s’est décomposé, il a détalé, c’était à mourir de rire. Faut prévoir un mouchoir après, parce que tu te retrouves toute seule avec ton doigt ! (rires).