engrenages saison 8
Audrey Fleurot, Hamza Jabbari. @ Caroline Dubois - Son et lumière/Canal+

« Engrenages » : les femmes à la barre

Actrices, scé­na­ristes, chefs de pro­jet… Dans Engrenages, série fran­çaise majeure débu­tée il y a quinze ans, les femmes sont au cœur de la chaîne de créa­tion. Reportage sur le tour­nage de la hui­tième et ultime sai­son dif­fu­sée à par­tir du 7 sep­tembre sur Canal+. Ou quand le female gaze révo­lu­tionne la fiction.

Face à un entre­pôt de palettes, à Aubervilliers, sous un ciel bleu par­se­mé de légers nuages, une voi­ture de police arrive en trombe. La capi­taine de police Laure Berthaud, jouée par Caroline Proust, sort du véhi­cule, arme à la main, talkie-​walkie à la cein­ture, bras­sard de police orange sur le bras. Coupez. Action. L’avocate Joséphine Karlsson, inter­pré­tée par Audrey Fleurot, arrive sur les lieux en cou­rant. Un cor­don jaune et deux voi­tures de police lui barrent le pas­sage. La comé­dienne crie : « Laissez-​moi pas­ser ! » Nous n’en dirons pas plus sur cette scène pour ne pas déflo­rer cette ultime sai­son de la série poli­cière.
Engrenages, pour celles et ceux qui n’auraient tou­jours pas plon­gé, c’est l’histoire d’un groupe de la direc­tion de la police judi­ciaire, à Paris, diri­gé par la capi­taine de police Laure Berthaud. Une sai­son, une enquête. Et autant de corps de métiers qui gra­vitent autour d’une affaire en cours. Avocat·es, juges, procureur·es. Jusqu’ici rien de bien ori­gi­nal. Sauf que jamais, ou presque, la télé fran­çaise n’avait pro­duit des per­son­nages fémi­nins aus­si inté­res­sants et aus­si peu sté­réo­ty­pés. Sans doute parce que sept sai­sons sur huit ont été écrites par des femmes…

Un regard non genré

Était-​ce un choix ? Véra Peltekian, chef de pro­jet fic­tion à Canal+, répond : « On ne s’est jamais impo­sé ça comme règle, mais ce n’est pas un com­plet hasard. Il y a eu une sorte de trans­mis­sion de Virginie Brac, la scé­na­riste de la sai­son 2, à Anne Landois, celle des sai­sons 3, 4, 5 et 6, puis à Marine Francou, celle de la 7 et de la 8. Ce sont trois femmes qui ont une concep­tion sociale du polar. C’est leur écri­ture qui fait que le regard por­té sur les per­son­nages n’est pas gen­ré. On n’ignore pas les pro­blé­ma­tiques de genre, mais ce n’est pas parce qu’un per­son­nage est enceinte qu’on va le mon­trer en train d’acheter un pan­ta­lon de gros­sesse. Dans son tra­vail poli­cier, Laure est trai­tée exac­te­ment comme ses col­lègues mas­cu­lins. Elle est regar­dée comme toute femme aime­rait être regar­dée au tra­vail, c’est-à-dire sans être rame­née sys­té­ma­ti­que­ment à son genre. »
C’est pour­tant un homme, Guy-​Patrick Sainderichin, scé­na­riste prin­ci­pal de la pre­mière sai­son (dont le concept fut ima­gi­né par Alain et Alexandra Clert), qui a façon­né ces per­son­nages de cette façon : « On avait une avo­cate, un magis­trat du par­quet, un du siège [un juge, ndlr], une femme flic et ses deux aco­lytes. Laure Berthaud, je vou­lais que ce soit une femme libre, qui décide de sa vie. Joséphine Karlsson, on en a fait un per­son­nage plus noué, froid, dur, car­rié­riste. J’avais envie que les per­son­nages fémi­nins soient forts et auto­nomes », se souvient-​il.
Puis, Virginie Brac a pris la suite pour la sai­son 2 : « Moi, j’avais fla­shé sur le talent des deux comé­diennes – Audrey Fleurot et Caroline Proust – et sur leur soli­tude dans ce monde d’hommes. J’ai dit à Canal : “Je mets les deux per­son­nages fémi­nins au centre.” J’ai offert deux tra­jec­toires : Joséphine, une jeune avo­cate péna­liste qui n’a pas de réseau, et Laure, une femme qui n’a pas spé­cia­le­ment envie d’être en couple ou de s’attacher et qui, même si elle entame une rela­tion avec un col­lègue, n’est pas du tout sur le mode “on va fon­der un foyer”. Et lorsqu’elles ren­contrent des dif­fi­cul­tés dans leur bou­lot, quand elles sont seules, per­dues, à aucun moment ne leur vient à l’idée de deman­der l’aide d’un homme. »

Anne Landois a repris l’écriture après Virginie Brac, et ce, pour dix années, sur les sai­sons 3, 4, 5 et 6 : « On a tou­jours eu des héroïnes fémi­nines à la télé­vi­sion. En revanche, avec Engrenages sont arri­vés des per­son­nages d’un nou­veau genre, des femmes un peu cabos­sées, avec des failles, cette imper­fec­tion humaine que long­temps la télé n’a pas vou­lu mettre en avant. Je trou­vais ça inté­res­sant de pou­voir le faire ici, car il n’y avait aucune bible pour les per­son­nages, j’avais une page blanche et j’ai sur­tout cher­ché à creu­ser leurs imper­fec­tions. » Et de pré­ci­ser : « La série reflète une époque. Elles sont deve­nues sujets tout sim­ple­ment. »
Dans sa loge de camion, quelques minutes avant le tour­nage d’une scène clé pour la fin de la série, Audrey Fleurot, se sou­vient qu’elle a adhé­ré immé­dia­te­ment, dès 2005, au côté indé­pen­dant et puis­sant de Laure et Joséphine : « Dans le pay­sage fran­çais, c’était la pre­mière fois qu’on voyait des femmes entiè­re­ment dévouées à leur bou­lot, avec une sexua­li­té libre, pas d’enfants, pas de famille, pas même d’animal de com­pa­gnie », remarque-​t-​elle de sa voix rauque.
Pour Caroline Proust, frange ébou­rif­fée, che­veux atta­chés, c’était simi­laire, cela lui a tout de suite plu de jouer « une femme qui n’a pas froid aux yeux, qui dit ce qu’elle pense ». « Engrenages raconte la socié­té », pointe l’actrice-réalisatrice, qui pré­pare un docu­men­taire sur son point de vue intime d’Engrenages.

Des sté­réo­types dépassés

Iris Brey, autrice spé­cia­li­sée dans les ques­tions de genre, décrypte cela dans un pod­cast de Canal+ inti­tu­lé « Pourquoi les femmes d’Engrenages sont si puis­santes ? » : « Quand Laure Berthaud tra­vaille, on ne se dit pas “ah tiens, c’est une femme flic”, on se dit “c’est une flic”. Et quand elle est rame­née à son genre fémi­nin, c’est sou­vent par des expé­riences qu’elle ne peut pas contrô­ler, ses règles ou quand elle perd du sang parce qu’elle est enceinte. […] C’est extrê­me­ment nova­teur. »
Et cela se res­sent aus­si dans les per­son­nages mas­cu­lins, pointe l’autrice : « Le fait que Gilou [l’un des col­lègues de Laure] soit un flic com­pé­tent, mais qu’il ne soit pas obli­gé de se cacher der­rière une viri­li­té pour exis­ter dans le com­mis­sa­riat, je trouve ça assez fin. Même le rap­port qu’il a à Laure est extrê­me­ment res­pec­tueux. Et il y a une ten­dresse aus­si entre les hommes. La série réus­sit à aller au-​delà des sté­réo­types. »

Rejet de la mater­ni­té, désir fémi­nin com­plexe, mais aus­si vio­lences sexuelles. L’écriture très docu­men­tée per­met de trai­ter ces thèmes sans jamais som­brer dans la cari­ca­ture. Tout au long de la série, les vio­lences intra­fa­mi­liales et conju­gales ne sont jamais évo­quées de façon sen­sa­tion­na­liste, mais tou­jours sous l’angle de l’impunité. Pendant les quatre pre­mières sai­sons, nous ne sau­rons rien de l’enfance de l’avocate Joséphine Karlsson, jusqu’à ce que les scé­na­ristes, dirigé·es par la sho­wrun­neuse Anne Landois, prennent une déci­sion : « Avec les autres auteurs, on trou­vait cela inté­res­sant qu’elle soit deve­nue avo­cate par oppo­si­tion à son père, un homme tout puis­sant, magis­trat, qui bat­tait sa femme devant ses enfants », détaille Anne Landois.

Violences sexuelles

C’est aus­si au tra­vers du per­son­nage joué par Audrey Fleurot qu’Anne Landois a déci­dé d’aborder le sujet des vio­lences sexuelles. L’avocate est vic­time d’un viol au cours de la série. Anne Landois se sou­vient : « C’était avant le mou­ve­ment #MeToo, mais je trou­vais ça assez inté­res­sant d’avoir une héroïne qui porte en elle tout ce que la majo­ri­té des femmes ayant été vio­lées pour­raient pen­ser. Est-​ce que je porte plainte ou pas ? Est-​ce que ça ne va pas m’enfoncer un peu plus ? D’une cer­taine façon, elle porte la parole des femmes qui ont peur de ne pas être enten­dues. » Véra Peltekian abonde : « On sait que la plu­part des femmes ayant été vio­lées ne déposent pas plainte – 10 % seule­ment le font… Cela nous per­met­tait aus­si de nous deman­der : c’est quoi une avo­cate vic­time ? Et de voir naître une conscience poli­tique chez Joséphine. »
« Après plu­sieurs trau­mas, le rap­port au monde de Joséphine change. Elle a plus d’acuité aux vio­lences faites aux femmes », note Audrey Fleurot. Pour jouer ces moments ter­ribles du post-​trauma, l’actrice a pui­sé en elle et autour d’elle : « J’ai fait avec tout ce à quoi ça pou­vait faire écho en moi, qui ai eu la chance de ne pas être pas­sée par là. Il se trouve qu’à la même période, j’avais une connais­sance à qui c’était arri­vé. C’est quelque chose de fon­da­men­tal pour mon per­son­nage, avec un avant et un après dans la façon dont elle envi­sage sa vie. »

Iris Brey pré­cise à ce sujet que les séries peuvent peut-​être aider à une révo­lu­tion plus glo­bale de la socié­té : « Qu’est-ce que ça change de voir des femmes qui incarnent des per­sonnes en posi­tion de pou­voir ? Ça per­met de dire que ça peut exis­ter, de modi­fier peut-​être cer­taines men­ta­li­tés. Je ne sais pas si cela peut avoir un impact direct sur les com­por­te­ments. Cependant, il me semble que des per­son­nages forts qui déjouent les sté­réo­types peuvent quand même per­mettre une prise de conscience et peut-​être que la fic­tion, en essayant de réflé­chir à com­ment on peut trans­for­mer les rap­ports de pou­voir entre les hommes et les femmes, peut nous aider à réflé­chir à com­ment on se com­porte dans la vie réelle. » En espé­rant qu’Engrenages ait cet effet sur certain·es.

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