Les rockeuses indonésiennes Marsya, Widi et Sitti portent le hijab et jouent avec la même fureur que Rage Against The Machine. Rencontre avec l’une des sensations des 43es Trans Musicales de Rennes, actuellement en tournée en Europe.
Samedi 4 décembre, vers 1 heure du matin, un « girl band » peu commun met une claque aux festivaliers des Trans Musicales de Rennes. Sur la scène du Hall 3 du Parc des expositions, trois musiciennes indonésiennes vêtues de noir, des bottes au hijab, défouraillent un trash métal technique et mélodique devant une foule estomaquée. Le trio Voice of Baceprot, moyenne d’âge 21 ans, déjoue tous les préjugés. Firdda Marsya Kurnia (chant et guitare), Widi Rahmawati (basse) et Euis Sitti Aisyah (batterie) prouvent que l’on peut à la fois être musulmane, prôner l’émancipation des femmes et hurler « Motherfucker ! » pour conclure une reprise ardente de Killing in the name, le brûlot du groupe américain Rage Against The Machine.
La tournée du combo indonésien s’intitule Fight, Dream Believe. Un triptyque qui résume bien son parcours. « Cela a été un long combat pour arriver jusqu'ici, raconte quelques heures avant le concert, Marsya, la plus bavarde des trois et surtout la plus à l’aise en anglais. C’était l'un de nos rêves les plus chers de jouer en Europe. Malgré les difficultés, nous avons toujours gardé confiance en nous. » Originaires de Singajaya, un petit village d’une centaine d’âmes, à deux heures de route de la ville de Garut, dans la partie ouest de l’île de Java, ces passionnées de musiques extrêmes ont su braver le conservatisme scolaire, les interdits parentaux et la pression d’une société patriarcale.
Une décharge d’adrénaline en découvrant System of a Down
Dès le collège, dans un établissement coranique traditionnel, les trois adolescentes sont de fortes têtes qui n’hésitent pas à répondre à leurs professeurs. Pour canaliser leur énergie, elles sont priées d’intégrer le cours d’art dramatique dirigé par le conseiller d’orientation, Ahba Erza. « Le but était de monter une comédie musicale, explique Marsya. Mais nous n’étions pas bonnes comédiennes. On prenait plus de plaisir avec les instruments. Dans nos familles, personne ne joue. C’est Ahba qui nous a fait découvrir la musique. » L’ordinateur portable du prof’ sert de jukebox. Un jour, elles tombent sur le morceau Toxicity, du groupe de heavy metal américain System of a Down. « Une décharge d’adrénaline », se souvient Marsya. Sa camarade Sitti s’enferme une semaine en studio pour apprendre la partie de batterie. Les filles ont trouvé leur voie. Une « voix bruyante » qui donne son nom au groupe qu’elles montent en 2014 – en soundanais, « baceprot » signifie « bruyant ». « L’école cherche uniquement à faire de nous des robots obéissants, constate Marsya. Alors que chaque étudiant à des talents et des rêves particuliers qui ont besoin d'être soutenus. » Pour joindre le riff à la parole, elles écrivent School revolution, une critique acide du système scolaire indonésien qui abolit tout libre arbitre chez les élèves.
Les débuts du groupe ne sont pas simples. Les parents refusent que leurs filles fassent un boucan d’enfer. Ils craignent que ces sons distordus éloignent leur progéniture de la foi. En Indonésie, qui compte 270 millions d’habitants, 90 % de la population est musulmane. En cachette, les trois irréductibles répètent et progressent en reprenant des morceaux de leurs groupes préférés : Metallica, Lamb of God, Slipknot… Jusqu’au jour où leurs parents les voient en live sur le plateau d’une télévision locale. « Ma mère était furieuse et très embarrassée, confie Marsya. Pour elle, le métal c’était du bruit, la musique du diable. »
Surprises des questions des journalistes français·es sur leur voile
Le métal est pourtant un genre très apprécié en Indonésie et compte de nombreux groupes. Le président Joko Widodo revendique même publiquement sa passion pour le genre. Mais cette musique n’a pas toujours été bien vue par les autorités, notamment dans la province ultrareligieuse de Banda Aceh, au Nord de Sumatra. Le succès des filles de Voice of Baceprot leur a valu des menaces sur les réseaux sociaux. Au lieu de les calmer, cela n’a fait que renforcer leurs convictions. God, allow me (please) to play music, l’une de leurs dernières compositions, aborde ainsi de front la question de la liberté d’expression. « C’est une sorte de droit de réponse envoyé à ceux qui assimilent le métal à une source de distraction qui exerce une mauvaise influence sur les esprits, commente Marsya. Certains estiment que cette musique doit être interdite aux femmes. C’est pourquoi je chante ‘’Je ne suis pas une criminelle, je ne suis pas une ennemie". Je veux juste m'exprimer à travers mes chansons. » Les textes engagés de Voice of Baceprot sont assénés en anglais et en soundanais, une façon de toucher à la fois un public local et d’être compris par le plus grand nombre.
Pendant le concert, Marsya prend la parole pour s’étonner du nombre de journalistes qui lui ont demandé l’après-midi pourquoi elles portent le voile sur scène. « On a choisi de le faire parce qu'on se sent bien avec, c'est un signe de beauté et de paix. » Pour les musiciennes, l’Islam et le métal sont tout à fait compatibles. « La seule chose avec laquelle l'Islam n'est pas compatible ce sont les gens qui prétendent le contraire. » Marsya a l’art de la répartie. Avec ses camarades, elles militent avant tout pour la tolérance et le respect. Leur indocilité musicale est avant une critique salutaire de la pression sociale qui veut cantonner en Indonésie les femmes au rôle d’épouse et de mère au foyer. « Nous soutenons tout ce qui peut permettre aux femmes d'être indépendantes. Si c'est ça, être féministes, alors, oui nous sommes féministes. » Sa voisine, Sitti, approuve silencieusement. Elle porte à la ceinture une pochette banane sur laquelle on peut lire en lettre colorées « Never normal ». Un clin d’œil involontaire à la singularité de Voice of Baceprot. « Être normal, c’est terriblement ennuyeux », confirme Marsya. A bon entendeur.
Voice of Baceprot est en concert le 9 décembre à l’Atelier des Môles, Montbéliard (Doubs).