Depuis son petit village de montagne, l’Espagnol insuffle un vent d’insolence et de burlesque au répertoire musical traditionnel de sa région. Rencontre avec le plus folklorique des défenseurs de la cause LGBTQI.
En ce jeudi de février, le printemps frappe déjà à la porte des Asturies. Sur le balcon inondé de soleil de sa maison à l’architecture montagnarde typique de la région du nord-ouest de l’Espagne, Rodrigo Cuevas étend son linge. Entre une chemise et un tee-shirt, il admire devant lui la vallée de la Marea et la forêt qui commence à reverdir. En contrebas, ses deux mules, Juana de Arco (Jeanne d’Arc) et Faraona (Pharaonne), broutent. Le chat Montonín se la coule douce. Zambra, le chien, est, lui, aux abonnés absents.
Le chanteur de 36 ans ne se lasse pas de ce cadre rural si apaisant. Bientôt, pour se rendre à son potager, il enfilera ses madreñas, de gros sabots de bois que possède tout Asturien qui se respecte. Rodrigo Cuevas est l’un des 116 habitant·es du hameau de la Parroquia de Artedosa, sur la commune de Piloña. C’est ici, où rien ne semble avoir bougé depuis des siècles, à quelques kilomètres seulement d’Oviedo et de Gijón, qu’a choisi de s’installer l’un·e des artistes espagnol·es les plus charismatiques et iconoclastes que l’on ait vu·es depuis longtemps. Le genre de personnage que l’on ne croise que dans les films de Pedro Almodovar.
Sabots de gala
Les premiers Français·es à être tombé·es sous le charme des sérénades du baryton moustachu sont les spectateur·rices des Trans Musicales de Rennes, en décembre 2021. Venu défendre son album Manual de Cortejo (« Manuel pour faire la cour »), Rodrigo Cuevas avait revêtu ses sabots de gala et son flamboyant costume de scène. Imaginez Freddie Mercury les yeux cernés de khôl, habillé en robe et coiffé d’un étonnant chapeau pointu (une montera picona, coiffe traditionnelle asturienne). L’hidalgo queer a fait forte impression avec ses airs bouleversants où se marient avec bonheur la tradition, l’audace de l’électro et le burlesque du cabaret. Rodrigo Cuevas se présente comme un « agitateur folklorique ». Ce provocateur tout en sensualité est un hombre caliente doté d’une belle faconde. « C’est un personnage, confirme son producteur français Nicolas Bonnard, de Viavox. Il a joué dans les rues, dans les bars, dans les théâtres. C’est un tout-terrain qui sait embarquer le public dans son univers avec une grande facilité. »
Quand il était enfant, Rodrigo voulait devenir fermier ou vétérinaire. Né en 1985 à Oviedo, capitale des Asturies, le fils d’Anibal Cuevas et de Yolanda Gonzalez adore passer les week-ends et l’été à la campagne, chez ses grands-parents, dans le nord de la province de Léon. Le seul chanteur de la famille est son grand-père Nazario Gonzalez, qui avait une voix très grave. Rodrigo aime s’occuper des animaux des voisins, traire les vaches, conduire les moutons. De cette époque, il a gardé la passion de la musique traditionnelle, un amour pour les bêtes, une envie de vivre au plus près de la nature et un intérêt pour… les ancien·nes. « Ce que je préfère dans la vie, c’est parler avec les aînés du village, confie-t-il. Les vieilles dames emploient des expressions très poétiques pour parler du quotidien. C’est une grande inspiration. J’aime cette société. »
Ethnomusicologue
Très impliqué dans la vie locale, le chanteur a lancé un projet de création d’un centre culturel, La Benefica de Piloña, via un financement participatif. « Nous avons la chance de vivre dans un endroit avec beaucoup d’artisans, des musiques traditionnelles, des cultures populaires. Nous devons les utiliser pour les maintenir en vie. » Alors que des moyens sont débloqués pour sauver des édifices en péril, lui s’inquiète de voir disparaître un patrimoine artistique immatériel irremplaçable. « La musique traditionnelle ne peut pas être séparée des autres éléments de la vie. Elle fonctionne avec la danse, la vie rurale, le chant des oiseaux, les plantes, c’est un tout. » Comme le sabotier qui taille ses madreñas, Rodrigo Cuevas défend la fonction sociale du chanteur. Comme ce jour où, sur le marché, il a croisé vers 14 heures un ami musicien. Ensemble, ils ont commencé à jouer au milieu des badauds. Résultat, il est rentré chez lui à 18 heures. « La musique traditionnelle n’est pas individualiste, elle est communautaire. C’est ce qui fait sa force. Vous pouvez changer des paroles, modifier la mélodie d’un air, la faire évoluer. C’est comme une œuvre d’art qui aurait été fabriquée par plusieurs générations. C’est une œuvre de l’humanité. Et puis vous pouvez faire la fête jusqu’au bout de la nuit simplement en chantant en vous accompagnant avec un tambourin. C’est merveilleux. »
Cet enthousiasme communicatif et sensible irrigue les titres de son album, Manual de Cortejo. Cuevas revisite le folklore avec le respect d’un ethnomusicologue, l’insolence d’un artiste contemporain et la poésie d’un García Lorca. Il a été aidé dans ses travaux de modernisation par le producteur Raül Refree. Ce dernier a mis en musique le premier disque de Rosalia, la bombe latina qui explose la pop mondiale avec son flamenco futuriste.
Comme Rodrigo Cuevas, d’autres formations dénichent des trésors dans l’héritage musical espagnol longtemps méprisé par les élites culturelles. Sous le nom de Baiuca, le producteur Alejandro Guillán fusionne les styles galiciens avec l’électro. Originaires de Saint-Jacques-de-Compostelle, les pandereteiras (joueuses de tambourin) du groupe Tanxugueiras font également trembler les chapelles. Le rappeur madrilène C. Tangana lance lui aussi des ponts entre les époques. Son album El Madrileño, numéro 1 des ventes en Espagne pendant neuf semaines, est une réussite commerciale et artistique.
L’Espagne n’est pas la seule touchée par ce renouveau. De la Portugaise Lina à la Grecque Marina Satti, les musiques traditionnelles comme le fado ou le rebétiko ont trouvé en Europe le chemin vers le sommet de la pop, sans se renier. Un phénomène qui incite le secteur à s’adapter. Cet été, le Festival interceltique de Lorient, qui met d’ailleurs à l’honneur les Asturies, accueillera Rodrigo Cuevas dans son nouveau Kleub, un lieu consacré aux musiques post-traditionnelles. « Une nouvelle génération a digéré ces courants pour en faire quelque chose de moderne, souligne Jean-Philippe Mauras, directeur artistique de la manifestation. Il y a vingt ans, cela n’existait pas. »
Pour bouleverser les codes, encore faut-il avoir de solides fondations. Rodrigo Cuevas dispose d’un sacré bagage musical. Il a étudié le piano et le tuba au conservatoire pendant de nombreuses années à Oviedo, puis à Barcelone. En Catalogne, il découvre l’utilisation des ordinateurs, l’électronique. Il arpente aussi un monde plus underground, le cirque, le cabaret. Doucement, il se déporte vers les musiques populaires. Mais la vie urbaine ne lui convient pas. Il retourne vivre dans les Asturies. « J’ai choisi d’habiter ici pour ma santé mentale, pour mon corps, pour la planète. » La pandémie lui a donné raison.
Depuis son camp de base, il part sur toutes les scènes d’Espagne et de Navarre. Cet été, de nombreux festivals français programment son spectacle Tropico de Covadonga. Covadonga est un lieu sacré pour les Asturiens. La bataille qui s’y est déroulée, en 722, marque le début de la Reconquista contre les Arabes. « Covadonga est un sanctuaire catholique, un peu comme Lourdes en France, éclaire Rodrigo Cuevas. Le tropique de Covadonga est une sorte de ligne imaginaire qui rassemble toutes les musiques traditionnelles du globe et vous fait basculer dans un autre univers. » En spectacle, l’Espagnol cabotine, parle (beaucoup), divertit ses spectateur·rices avec humour et pédagogie, et bien sûr chante l’amour et… la mort. Son titre le plus émouvant est Rambalin. Sur le rythme lent et chaloupé d’une habanera, une danse cubaine du XIXe siècle, il rend hommage à l’artiste homosexuel Alberto Alonso Blanco, dit Rambal, un transformiste très populaire à Gijón dans les années 1960 et 1970, dont l’assassinat en 1976 n’a jamais été élucidé. En concert, Cuevas relie ce drame au meurtre de Samuel Luiz, qui a secoué l’Espagne en juillet 2021. Ce jeune homosexuel avait été passé à tabac à la sortie d’une discothèque de La Corogne, en Galice. Les associations LGBTQI avaient dénoncé un crime homophobe. « Ces drames ont malheureusement toujours existé, mais l’Espagne y est sans doute plus sensible aujourd’hui. J’aimerais que la population se mobilise avec la même détermination contre les féminicides, qui font près de cinquante mortes chaque année. »
“Transformiste suprémaciste”
L’Espagne n’est pas la plus mauvaise élève en Europe en matière de violences conjugales. Loin de là. Le nombre de femmes tombées sous les coups de leur conjoint a baissé de 25 % entre 2004 et 2019. Mais les choses peuvent toujours s’améliorer. Troisième pays au monde à avoir légalisé le mariage homosexuel, en 2005, l’Espagne n’est pas à l’abri d’un retour en force de l’intolérance. Vox, le parti d’extrême droite, ne cesse de monter. Il dispose, depuis les élections législatives de 2019, de 52 députés sur 350 au Congrès, ce qui en fait la troisième force politique de ce côté-ci des Pyrénées. « Plus qu’effrayé, je suis surtout triste de constater qu’il n’y a aucune réaction en Espagne. On assiste à une banalisation des idées d’extrême droite. »
Le chanteur est bien placé pour le savoir. En début d’année, il a été la cible des médias de l’ultradroite OK Diario et Libertad Digital. Avec trois mois de retard, leurs chroniqueur·euses ont polémiqué sur le concert qu’il avait donné en novembre à Dubaï (Émirats arabes unis), à la Sharjah Art Foundation, en collaboration avec l’ambassade d’Espagne et l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement. Les médias nationalistes reprochaient « au gouvernement espagnol de faire la promotion du pays avec un transformiste suprémaciste ». Rien que ça.
Le 20 janvier, l’Asturien a répondu avec humour sur Instagram. Dans une vidéo tournée dans sa salle de bains, il pousse la chansonnette : « Je suis un transformiste, un suprémaciste, et je fais de ma vie un cabaret. Si vous êtes amer, si vous êtes aigre, si vous êtes raide, alors vous devriez vous faire examiner. » Dans sa montagne, personne n’a jamais critiqué son identité. « Les gens les plus excentriques et les plus libres que je connaisse habitent dans les villages autour de chez moi. Je vis avec mon conjoint. Je parle de lui comme mon homme, mon mari, et personne ne me juge jamais. La campagne est ouverte, pleine d’humanité. » On le savait, le bonheur est dans le pré.
Manual de Cortejo, de Rodrigo Cuevas. Via Vox/Les Éditions Miliani‑L’Autre Distribution. En tournée en France : le 16 juillet aux Vieilles Charrues, à Carhaix-Plouguer (Finistère), le 7 août au Festival interceltique de Lorient (Morbihan).