En plein confinement, en avril, T’as voulu voir le salon, sur l’air de Vesoul, de Jacques Brel, a comptabilisé en quelques jours près de 4 millions de vues sur Internet. Cette parodie drôle et politique est l’œuvre d’un groupe jusque-là peu connu du grand public : Les Goguettes (en trio mais à quatre). Retour sur un incroyable phénomène en compagnie de deux membres du quatuor, Clémence et Valentin.
21 avril 2020. Depuis un mois déjà, les vidéos virales tournent à fond sur nos fils de discussion et autres réseaux sociaux. Mais alors qu’on commençait à se lasser de ces parodies en tout genre et plus ou moins drolatiques débarque cette reprise « confilmée » du fameux Vesoul de Brel, qui fait mouche. Tournée entre la chambre et le salon. Allez, on se repasse un petit extrait : « T’as voulu voir Macron, et on a vu Macron. Maintenant tout est plus clair, on sait ce qu’il faut faire. Pour pas se contaminer, il faut se confiner. Mais pour se déconfiner, faut être immunisé. Pour être immunisé, faut se faire contaminer. Pour se faire contaminer, il faut se déconfiner. CQFD. » C’est Valentin Vander, accompagné par Clémence Monnier au piano, qui a écrit ces paroles bien senties et qui les interprète : « J’ai trouvé ça drôle de remplacer Vierzon par salon, Vesoul par ma chambre. C’est un peu le seul voyage que l’on pouvait s’offrir en temps de confinement. Dans la chanson originale, il y a une espèce de folie qui monte au fur et à mesure et cela correspondait à notre état d’impuissance, on était tous un peu hébétés face à cette situation politique absurde. Les gens ont été touchés et concernés par certains couplets et ils ont eu envie de la partager. Il y a eu un effet “exutoire par le rire”. »
Quels sont les thèmes abordés dans ce fameux Vesoul 2.0 ? Le manque anxiogène de masques : « T’as voulu mettre un masque. Eh ben, y avait pas de masque. Mais je peux t’en faire un à base de Sopalin » ; les « insupportables » attestations de déplacement dérogatoire : « J’ai voulu faire un truc de ouf, aller acheter de la bouffe. Mais juste au coin de la rue, un flic m’est tombé dessus, j’avais pas marqué l’heure sur mon attestation. Jamais une motte de beurre n’a coûté tant de pognon. Inflation ! » ; ou encore la solidarité pour les soignant·es seul·es au front : « À 20 heures, il faut se mettre à gueuler à la fenêtre pour soutenir les soignants en galère d’équipements. C’est les mêmes l’an passé qui se faisaient tabasser par la maréchaussée pour avoir du budget, maintenant c’est des héros, moi je leur tire mon chapeau. Si avec tout ça, ils deviennent pas un peu schizophrènes. Pourvu qu’ils tiennent. Qu’on s’en souvienne. » C’est rigolo, engagé, en prise avec notre actualité directe. De quoi créer le buzz. Clémence précise : « Avec cette chanson, on n’est pas dans le pathos. On prend du recul, c’est drôle et ça fait du bien. » On ne pourrait mieux dire.
Cinq cents dates à leur actif
À dire vrai, le succès des Goguettes (en trio mais à quatre) ne tient aucunement du hasard. Le groupe, composé de Clémence Monnier, Aurélien Merle, Valentin Vander et Stan, s’est créé en 2013 et, depuis, parcourt la France avec des spectacles qui fonctionnent de bouche à oreille. Depuis leurs débuts, nos quatre acolytes ont donné plus de cinq cents dates à travers le territoire et fait les beaux soirs du Festival off d’Avignon, qu’ils devaient refaire cette année. Ils s’apprêtaient même à remplir leur première Cigale, à Paris, le 7 avril.
Tout a commencé en 2009 quand Clémence et Stan se rencontrent lors d’une scène ouverte de goguettes, au Limonaire, un petit restaurant-cabaret parisien. Les goguettes, c’est cet art qui consiste à parodier une chanson populaire en maltraitant l’actualité. Un peu dans la lignée des chansonniers politiques. Et dont ils ont fait leur spécialité depuis. Fan de chansons françaises, de Brassens ou de Renaud, Stan y chantait depuis déjà quelques années tout en travaillant en tant que rédacteur juridique en droit du travail (eh oui, il est très calé sur le chômage partiel et tiens ! ça leur a d’ailleurs inspiré une goguette sur l’air de Message personnel, de Françoise Hardy : « Oui, même si tu tombes au chômage partiel, ne crois pas que je serai infidèle, je t’aimerai comme Patrick aime Isabelle [Balkany, ndlr]. » Clémence commence à l’accompagner au piano : « Le Limonaire était un lieu ouvert à tous. Les gens écrivaient des goguettes et les chantaient. C’était très amateur, certains chantaient faux, pas en rythme… Il y avait une ambiance bienveillante, c’est ça qui était génial ! »
C’est en 2010 que Clémence et Stan font la connaissance d’Aurélien Merle et de Valentin Vander, eux aussi habitués du lieu. Chacun apprécie les parodies des autres. Trois années plus tard, les quatre goguettiers décident de s’unir pour présenter leur tout premier spectacle pro au Lieu-dit, à Paris. Avec Clémence au piano, Valentin à la guitare, la bande détourne à gorge déployée les classiques d’Édith Piaf, de Diam’s, des Rita Mitsouko, de Brassens… Bygmalion, J’suis Fillon, NKM dans le métro, Valls t’en va pas… Tout y passe ! Pour créer leurs chansons, chacun cogite en solo, puis propose les textes au groupe. Tout est ensuite peaufiné en commun et mis en scène par Yéshé Henneguelle. On les reconnaît à leur tenue de scène : chemises rouges et cravates noires en hommage au groupe allemand Kraftwerk. S’ils se sont baptisés Les Goguettes (en trio mais à quatre), c’est parce qu’à leurs débuts Clémence les accompagnait au piano sans chanter.
La saveur de la goguette
Clémence et Aurélien ont grandi près d’Angers, Valentin en Normandie et Stan à Versailles. C’est la goguette qui les a réunis. Tous sont musiciens : Clémence joue aussi du clavecin et a rédigé une thèse de doctorat en musicologie sur la chanson française au XVIIe siècle ! Son père était agriculteur et sa mère ‑instit, ils écoutaient beaucoup de musique en famille. Aurélien a monté son label de musiques actuelles, Le Saule. Valentin, lui, a appris la musique avec son père pianiste et il est petit-fils d’accordéoniste. Il se souvient : « Quand je suis arrivé à Paris, j’ai découvert ce cabaret qui rassemblait des gens pour chanter et boire du vin. On restait jusqu’à pas d’heure. J’ai un peu retrouvé ma famille en allant au Limonaire ou sur le Bateau El Alamein où on retrouve la même atmosphère. » Le côté jovial, c’est ce qui fait toute la saveur de la goguette : « être en goguette » est d’ailleurs une expression qui date du XVe siècle, dérivée du mot « gogue », qui veut dire réjouissance en ancien français. Par extension, cela sous–entendait des festivités bien arrosées et parfois libertines.
Le 13 mars, le groupe devait donner un concert à Palaiseau (Essonne). Les techniciens avaient commencé à monter le décor. Mais, à 13 heures, Édouard Philippe annonce que les rassemblements de plus de cent personnes sont interdits. Consternation ! Les techniciens doivent tout démonter. Le groupe est sous le choc, comme beaucoup de Français. Leur tournée est annulée. C’est alors que la bande cherche des idées pour « se réinventer » (comme dirait Macron)… L’idée des Goguettes en vidéos fait son chemin. Clémence se souvient : « C’est seulement au bout de quinze jours, trois semaines, qu’on a eu l’idée des goguettes. Il y a eu un effet de surprise, car ce confinement, on ne pensait pas que cela nous arriverait ! Pour Vesoul, j’ai enregistré le piano de mon côté, dans notre appartement parisien où je vis avec Stan, un autre membre du groupe. Julia, la sœur cadette de Valentin [confinés tous les deux dans la maison de leur père dans le Gers, ndlr], a monté le clip avec les moyens du bord. Elle est comédienne, mais elle a aussi fait des études de cinéma. »
Et voici comment quatre millions de Français ont alors découvert la goguette et nos quatre auteurs-chanteurs-musi-ciens qui ont la critique caustique facile et tapent avec une égale vivacité sur tous les partis et les travers de notre société. Valentin précise : « Pour écrire une bonne goguette, on va souvent forcer un trait existant avec ironie. Le second degré donne encore plus de force aux propos. C’est de la satire. Plus les paroles de la goguette sont proches des paroles d’origine, plus l’exercice est réussi, un peu magique… On est plutôt de gauche, mais on ne fait pas des goguettes pour exprimer une opinion politique particulière. Et évidemment, quand on se moque de la gauche, c’est parce qu’elle est de droite. [Rires.] J’étais assez fan des Guignols, des Inconnus, des Robins des Bois… Je ne prétends pas que notre spectacle le soit, mais ça serait un peu Le Canard enchaîné en spectacle musical. C’est vraiment cet humour-là qui nous parle. » Clémence confirme : « On n’est pas militants. On est plutôt bienveillants et jamais agressifs. Donc, on a plein de gens de droite qui nous adorent ! On a un public assez large en fait. »
C’est reparti pour la tournée !
Hormis Vesoul, ils ont réalisé plein d’autres goguettes confinées, montées en majorité par le geek de la bande, Aurélien : les dénonciations et la Vichy nostalgie sur l’air de Ça balance pas mal à Paris, de Michel Berger et France Gall ; La Guerre du coronavirus, sur l’air de La Guerre de 14–18, de Georges Brassens ; Le Battement d’ailes du pangolin, sur l’air du Youki, par Richard Gotainer… Succès oblige, ils vont entamer une grande tournée à partir de septembre et remanier leur dernier spectacle Globalement d’accord, créé au printemps 2019. Ils vont y ajouter le meilleur des clips du confinement, bien sûr, et d’autres perles écrites au gré de l’actualité. « Pour moi, le succès n’a rien changé. À part passer mes journées à répondre à des journalistes ! Et on me reconnaît un peu dans la rue », plaisante Valentin. En tout cas, ils n’ont qu’une hâte, retrouver et rassembler enfin leur public virtuel ! U