Après un premier EP remarqué en 2019, Clara Ysé entre dans la cour des grande·es avec son premier album, Oceano Nox, une collection de chansons puissantes et mystiques, portée par sa voix aux accents lyriques.
Près d'une fenêtre ouverte, dans une grande salle de son label Tôt Ou Tard, en plein cœur du XIe arrondissement de Paris, Clara Ysé tire sur la dernière clope de son paquet de cigarettes. La chanteuse, à la longue chevelure brune, semble à la fois sereine et un brin stressée. Il y a de quoi. On la rencontre deux semaines seulement avant la sortie de son très beau premier album, Oceano Nox, paru ce vendredi. Après un premier EP remarqué en 2019, Le monde s'est dédoublé, qu'elle a auto-produit, l'artiste, âgée de 30 ans, entre dans la cour des grande·es avec une collection de chansons puissantes et mystiques, portée par sa voix si caractéristique, aux accents quasi lyriques. Des titres, pour beaucoup, emprunts d'un féminisme fort, porté par des paroles poétiques et d'une rare élégance. Comme le morceau d'ouverture, Pyromanes, qui appelle à la révolution, Douce, qui souligne la multiplicité des femmes et rejette l'assignation à la seule douceur, ou Souveraines, hommage grandiose à toutes les figures féminines qui l'ont marquée.
Rendre audible un cri
Aussi loin qu'elle s'en souvienne, chanter a toujours été une évidence. « Depuis que je sais parler, je chante. Toute petite, je chantais toute la journée et je disais que je deviendrais chanteuse », assure Clara Ysé, qui a grandi à Paris, dans le XIVe arrondissement. Cela ne tombe pas dans l'oreille d'une sourde. Au moment du divorce de ses parents, le peintre Bruno Dufourmantelle et la philosophe Anne Dufourmantelle, sa grand-mère cherche une activité pour l'occuper, dans cette période pas évidente. Cette dernière rencontre alors, à cette époque-là, la chanteuse lyrique et professeure Yva Barthélémy, avec qui le courant passe. Dans son agenda rempli de cours avec des professionnel·les de tout l'Europe, elle trouve une place pour Clara Ysé, alors âgée de 8 ans, la casant en même temps que sa petite-fille. Une révélation, pour celle qui s'initie aussi, en parallèle, au violon.
« En plus des cours que je prenais avec Yva, je restais toute la journée à ses côtés, pour écouter les artistes qui venaient la voir, raconte-t-elle, encore émerveillée. Je pense que c'est l'une de mes expériences qui m'a le plus fait découvrir le féminisme. Car lorsqu'il s'agissait de chanteuses, elle passait tout le cours à expliquer comment la voix pouvait prendre le plus d'espace, comment par telle technique elle pouvait traverser un orchestre. Nous étions enfermées dans une petite pièce, avec juste un piano. J'étais impressionnée par ces voix d'opéra. Je me disais : "Putain, mais nous avons une sauvagerie de fou en nous, quelque chose de dingue à portée de main."»
La chanteuse lyrique lui glisse alors deux phrases, « magnifiques », qui l'accompagnent encore aujourd'hui : « Yva disait que le chant travaille à rendre audible un cri. Je pense qu'elle parlait du chant lyrique, mais cela s'applique aussi au chant, en général. Elle affirmait aussi que les cordes vocales, en étant au niveau de la gorge, relient l'esprit et le corps. »
Chanter partout, tout le temps
Clara Ysé passe son enfance et son adolescence à chanter, écrire et composer, notamment à la guitare, un instrument qu'elle apprend en autodidacte. Si elle se lance, après le bac, dans une prépa littéraire puis dans des études de philo, avant de se tourner vers le Conservatoire Régional de Paris, elle ne lâche pas pour autant sa passion organique pour la musique. Ses études l'aident à développer son écriture et à façonner son rapport au monde. Elle y rencontre aussi sa meilleure amie, Lou, avec qui elle chante partout où c'est possible. Dans des petits bars à Paris, mais aussi à Athènes, Florence, ou La Havane.
À cette époque, elle organise aussi ce qu'elle appelle, en souriant, ses « soirées musique » : « À mes 18 ans, j'ai commencé à inviter des amis chez moi pour faire de la musique. On jouait toute la nuit, dans des grands moments d'improvisation. Au fur et à mesure des années, ça a brassé plein de musiciens d'univers musicaux très différents. » Un moment de partage à la croisée de multiples cultures, qui rappelle à Clara Ysé son enfance, au contact d'une nounou d'origine colombienne et d'une grand-mère de cœur d'origine espagnole, deux proches de sa famille. Des langues et influences qui se retrouvent sur son premier EP, composé il y a quatre ans, dans un moment d'urgence, à la mort de sa mère.
Pour Oceano Nox, Clara Ysé a pris plus de temps, s'octroyant même le plaisir de publier entre-temps un premier roman, Mise à feu, en 2021. Dans ce premier disque, la touche-à-tout brasse encore de nombreuses influences, jouant même du doudouk, une flûte arménienne. Mais elle chante exclusivement en français, un défi. « Je voulais trouver une ligne directrice forte sur cet album-là. Il explore déjà pas mal d'endroits différents, donc c'était important pour moi de chanter dans ma langue maternelle. Le français est une langue très écrite, qui peut très rapidement devenir assez lyrique. Pour retrouver de l'émotion, une certaine brutalité, il y a pas mal besoin d'un travail de dépouillage », décrit-elle. Pari réussi pour l'artiste, qui, de chanson en chanson, se dévoile avec force, que ce soit lorsqu'elle parle de son deuil, de sa renaissance, de son admiration pour les femmes qui ont marqué sa vie ou d'un amour saphique. Clara Ysé a fait sienne les croyances de son ancienne mentor : transformer un cri en chant.
Oceano Nox, de Clara Ysé, Tôt ou Tard