Qui sont les “chris­ti­mi­nelles” d’Agatha ?

Dans son livre La vérité tue, l’écrivaine Sonia Feertchak s’est plongée dans l’univers de la reine du roman policier, Agatha Christie. Elle nous révèle que la famille est l’un de ses motifs favoris faisant apparaître le concept, si christien, de « criminelle next door ». Pour Causette, Sonia Feertchak a repris l’œuvre policière afin d’enquêter sur les caractéristiques des criminelles d’Agatha.

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© Granger Historical Picture Archive/Alamy Stock Photo

« Perdue, le regard vide, elle avait l’air à cet instant d’une débile profonde.1 » Aucun doute, Gerda Christow est une héroïne subversive. J’aime comme la décrit sa créatrice, Agatha Christie, qui s’est inspirée, de façon manifestement jouissive, de sa propre expérience d’enfant lente et peu dégourdie aux yeux de sa famille – elle le raconte dans son Autobiographie2 – pour ­brosser le personnage de Gerda Christow – Christie ? – un modèle de quiche patentée. Mais il faut se méfier des étiquettes. L’épouse soumise, Gerda, à la gaucherie maladive dont tous se moquent, « Donne-moi ça, espèce ­d’empotée », et que son mari trompe et humilie, cette femme-là n’est pas celle qu’on croit. Comme indiqué dans les fameux carnets ­d’Agatha, qu’elle laissait traîner partout pour consigner ses idées de meurtre entre deux listes des courses et une recette de plum pudding, Gerda Christow est l’héroïne criminelle d’un roman publié en 1946, qui devait initialement s’intituler Tragic Week-End (attention spoiler). 

Quarante-cinq ans plus tard, en 1991, Helen Zahavi publiait Dirty Week-End3, fiction féministe devenue culte mettant en scène Bella, une gentille fille qui, lassée d’être la proie des relous d’apparence respectable, décide un jour que ça suffit comme ça et qui prend les armes. Zahavi aurait-elle lu Christie ? Bella, c’est Gerda, une qui dézingue froidement pour mettre fin aux faux-semblants et à la domination.

Parité dans le crime

Agatha Christie n’est pourtant d’aucune lutte, et quand elle se hasarde à théoriser, elle est affreusement rétrograde. Mais, profondément, c’est une individualiste, une femme libre qui dit les choses comme elle les vit, sans tabou. Son credo : si je veux, j’essaye. Dont acte. Transposé au crime, ça claque : si je veux supprimer, je m’emploie à tuer. Rien n’entrave la ­puissance d’agir de ses criminelles, tour­mentées certes, mais bien sujets de leur propre vie. Et elles sont ­nombreuses : une bonne trentaine, en soixante-six intrigues. Tueuses et tueurs se tirent la bourre, presque à égalité. Dans les romans de Christie, la parité s’accorde aux passions, fussent-elles meurtrières. 

Agatha elle-même était animée d’un élan qu’on retrouve dans le caractère de ses protagonistes tumultueuses, dans son style littéraire pêchu et direct, ou dans ses lettres à Max Mallowan, son second mari, missives parfois jalouses, toujours enflammées. Christie sait de quoi elle parle, elle le constate et le vit : quel que soit le sexe, la violence des passions humaines est la même – jalousie, frustration, colère, ressentiment, volonté de puissance... D’où cette évidence christienne : si le terreau émotionnel est identique chez les unes et chez les autres, il n’y a aucune raison pour que les femmes ne soient pas les égales des hommes dans le crime. Et dans sa mise en œuvre. 

Strychnine et hachette

Car non seulement Christie dépeint autant d’assassines que d’assassins, mais elle ne réserve pas à ses meurtrières le poison (qui, traditionnellement, dans les romans policiers, signe le crime de femme) et le gore de la destruction massive à ses meurtriers. Il n’y a qu’à penser à celle qui fracasse le crâne de Cora Lansquenet à la hachette4. Ou à cette autre qui pousse un enfant par la fenêtre : « Dans l’ensemble, je me suis beaucoup amusée avec toute cette histoire. Je n’oublierai jamais la figure stupéfaite de Tommy quand je lui ai donné une bourrade pour le faire tomber de cette fenêtre sur laquelle il était assis. Il s’attendait si peu à cela.5 » Quant à l’ignoble matriarche Mrs Boynton, elle est si dominatrice et sadique qu’on se féliciterait presque de sa mort… causée par une femme6

Homicides… androcides ?

Dans ses intrigues, la romancière fomente une dizaine ­d’androcides contre une douzaine de féminicides (à la louche), là encore on n’est pas loin de la parité entre époux. Mais il ne s’agit jamais d’exécutions comme de nos jours. Chez Christie, on assassine discrètement, en secret. Et de façon très élaborée, avec substitution d’identité, dissimulation de mobile et mode opératoire de génie. Une femme embauche une doublure qu’elle envoie à un dîner, alibi parfait pour aller poignarder son mari en toute tranquillité7 ; une autre se venge de son ex-fiancé en supprimant ceux qui auraient pu se trouver en désaccord avec lui, histoire de lui faire porter le chapeau8 ; une autre enfin utilise deux revolvers pour tirer sur son époux, la première arme tombe malencontreusement dans l’eau, la seconde disparaît9

Deux types de criminelles

Toutes peuvent tuer, affirme Agatha Christie : femme très jeune (11 ans10 !) ou très vieille, parlementaire, gangster, dame de compagnie, femme au foyer, star de cinéma... Des femmes de conditions différentes qui nourrissent deux types de motivations : soit sortir de l’impuissance à laquelle les réduit un homme ou leur famille, de leur destin empêché ou du patriarcat ; soit mettre en œuvre une volonté de ­puissance, ou plutôt de toute-puissance.

Valeurs et genres en toute indépendance

C’est là que je trouve Christie incroyablement libre et moderne : l’ennemi·e n’est pas un ou une, l’ennemi·e est la toute-puissance. Détectives et héro·ïnes s’emploient à contrecarrer toute velléité de destruction et d’impunité, qu’elle émane des femmes ou des hommes. Des enquêteur·trices qui sont d’ailleurs tout sauf tout·es-puissant·es, spécialement Jane Marple, petite bourgeoise âgée, détective amatrice, commère foutraque et embrouillée que nul·le n’écoute jamais – dans un premier temps. Des vertus singulières pour « la meilleure détective du monde » ? Les universitaires anglo-saxonnes ne s’y trompent pas, qui sont de plus en plus nombreuses à se pencher sur la subversivité de Marple. Et de ceux et celles qu’elle traque. Ni le mal ni le bien ne sont genrés chez Agatha. 

Excusez-les

Peut-être que la seule différence de traitement entre meurtrières et meurtriers que Christie leur accorde, c’est qu’aux premières, elle trouve des excuses. Un mari que sa femme a tenté d’assassiner conclut : « “Elle a toujours été beaucoup trop bonne pour moi – toujours.” (…) Étrange épitaphe pour une meurtrière qui avait avoué son crime11 », ajoute la romancière. Agatha ne justifie le meurtre en aucun cas, mais voici comme elle donne la parole à celle qui a quand même supprimé une demi-douzaine de ses voisins : « Toute petite, déjà, j’étais très intelligente. Seulement, on ne me permettait rien : je devais rester à la maison, à ne rien faire.5 » Hercule Poirot lui-même manifeste de la compassion à la mort d’une coupable d’androcide : « Pour ma part, je considère que c’est pour elle une délivrance.1 » Et c’est carrément de la pitié qu’éprouvent les membres d’une famille en découvrant la très jeune meurtrière du grand-père tyrannique : la « pauvre » et « pitoyable » petite se trouvait en proie « aux fureurs d’un égoïsme contrarié12 », dans un roman à la puissance tragique, par l’extrême jeunesse de sa criminelle et son désespoir déchirant, en regard du despote que nul ne pleure. Non, décidément, aux hommes, Agatha Christie ne trouve jamais d’excuses.

La vérité tue. Agatha Christie et la famille, de Sonia Feertchak. Éd. Philosophie magazine, 2021.

  1. Le Vallon (1946).[][]
  2. Une autobiographie, d’Agatha Christie. Éd. du Masque, 2002.[]
  3. Dirty Week-End, d’Helen Zahavi. Éd. Presses Pocket, 1992.[]
  4. Les Indiscrétions d’Hercule Poirot (1953).[]
  5. Un meurtre est-il facile ? (1939).[][]
  6. Rendez-vous avec la mort (1938).[]
  7. Le Couteau sur la nuque (1933).[]
  8. Un meurtre est-il facile ? (1939).[]
  9. Le Vallon (1946).[]
  10. La Maison biscornue (1949).[]
  11. Témoin muet (1937).[]
  12. La Maison biscornue (1949).[]
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