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©Olga Tutunaru

Politiquement cor­rect : faut-​il réécrire les œuvres lit­té­raires à l'aune de notre époque ?

Les versions françaises des œuvres d’Agatha Christie vont faire l'objet d'une réécriture afin de supprimer des passages jugés offensants, ont annoncé mi-avril les éditions du Masque.

En 2020, Les dix petits nègres d’Agatha Christie étaient rebaptisés Ils étaient dix. Après le titre du roman, ce sont à présent les corps des œuvres de l’écrivaine britannique qui vont faire l’objet de révisions. Les éditions du Masque ont annoncé mi-avril que les versions françaises des aventures d’Hercule Poirot et de Miss Marple allaient être révisées pour intégrer les corrections demandées par les ayants droits. À savoir, supprimer les termes jugés offensants liés au poids, à la santé mentale, au genre ou aux origines des personnages. De l’autre côté de la Manche, d’autres œuvres sont déjà concernées. Les versions anglaises de Charlie et la chocolaterie et Matilda de Roald Dahl sont ainsi passées à la moulinette. Mais réécrire des œuvres du passé, est-ce de la censure ou l'adaptation aux évolutions de notre société ? Pour en débattre, nous avons demandé leur avis à Anna Toumazoff, écrivaine et militante féministe, à et Antoine Spire, journaliste, écrivain et président du Pen Club français. Alors, faut-il réécrire les œuvres littéraires à l'aune de nos mœurs ?

OUI

Anna Toumazoff

Écrivaine et militante féministe

"Il y a des moments où réécrire des œuvres littéraires peut être important. Je pense par exemple à la modification du titre du roman d’Agatha Christie [Les dix petits nègres, devenu Ils étaient dix en 2020, ndlr]. Le titre initial, fortement rattaché à la période de l’esclavage (même si ce n’était pas le sens premier du titre), n’a plus lieu d’être de nos jours et surtout pas en couverture d’un best-seller que l'on voit absolument partout. L’utilisation du « n-word »1 est profondément offensante pour les communautés noires et je ne crois pas que cela puisse déranger grand monde qu’on le modifie, mis à part pour les personnes concernées pour qui cela fait désormais une grande différence. On pourrait crier à la censure si des œuvres étaient interdites, là, il ne s’agit pas de cela. Il s’agit seulement d’enlever des mots oppressifs qui font vraiment du mal à certaines personnes. Je ne parle pas d’enlever des mots comme « laide » ou « gros » - que les personnes grosses revendiquent - mais de mots profondément insultants. Enlever le « n-word » ou des mots utilisés pour décrire des personnes d’ethnie ou d’origine différente, par exemple, me semble être une évidence. On est en 2023, il s’agit juste de s’adapter au monde dans lequel on vit. D’autant plus que dans le cas d’Agatha Christie, les modifications ont été demandées par les ayants droits de l’autrice. Ce ne sont pas des revendications de militant·es.
La réécriture est d’autant plus importante dans la littérature jeunesse. J’ai pu réécrire Le dico des filles, qui s’appelle désormais Ta vie sans filtre. La version originale était sexiste, homophobe et raciste. Elle n’avait absolument plus rien d’actuel. À la place, j’ai pu créer un ouvrage progressiste destiné aux adolescent·es et adapté aux normes de notre temps. La réécriture est, à ce titre, essentielle : les mots qu’on va transmettre à notre jeunesse vont avoir un poids sur la façon dont elle se façonne."

Ta vie sans filtre : d’ « alcool » à « voyage », 100 mots pour tout comprendre, d’Anna Toumazoff, Éditions Mango, 2022, 288 pages, dès 13 ans, 18 euros.

NON

Antoine Spire

Journaliste, écrivain et président du Pen Club français (association qui promeut la liberté d’expression et de création et défend les droits des écrivain·es)

"La réécriture des œuvres relève pour moi de la censure littéraire. Elle est inadmissible et n’a pas raison d’être. Il est important de respecter les textes dans leur version originale ; produire de nouvelles versions expurgées d’œuvres publiées il y a des dizaines ou des centaines d’années n’a aucun sens. Avec cette stratégie du politiquement correct, un personnage ne peut plus être « gros », « maigre » ou « minuscule ». Comme il ne peut plus être « fou » par exemple. Petit à petit, on va bannir toutes les spécificités qui font la richesse de la littérature. Pour moi, la littérature est ce qu'elle est. Celle du passé ne peut pas être retouchée au nom des critères moraux pudibonds d'aujourd'hui. On pourrait éventuellement ajouter une préface à certaines œuvres pour contextualiser l’époque dans laquelle elles ont été écrites, si on pense que certains mots peuvent choquer, mais je ne suis pas favorable à la réécriture. Il faut surtout faire confiance au lecteur, qui va adapter et comprendre le texte. Par exemple, pour le terme « nègre », je pense que le lecteur peut comprendre qu’à une certaine époque, il était utilisé et qu’aujourd’hui, il est jugé offensant. Et d’ailleurs, je reste persuadé que ces versions modifiées ne sont pas ce que cherchent les jeunes. Surtout que les enfants ne sont pas idiots, ils peuvent tout à fait comprendre le contexte différent d’une époque. Il me paraît fondamental qu’il y ait en revanche un travail pédagogique autour du contexte lorsqu’une œuvre est par exemple étudiée dans le cadre scolaire. Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a aussi un enjeu commercial derrière la réécriture de ces œuvres. Il y a une volonté d’attirer l’attention du public alors que ces corrections sont trompeuses. Elles nous empêchent de comprendre l’esprit du texte tel que ce dernier a été pensé, voulu et écrit par l’auteur. Respecter la littérature, c'est respecter un texte tel qu’il a été écrit, c’est lire un auteur dans ses mots."

Lire aussi I Édition : faut-​il res­sem­bler aux auteur·rices que l'on traduit ?

  1. Le terme « n-word » fait référence au terme « nigger » (nègre en français). Il est souvent utilisé pour ne plus avoir à prononcer ou écrire ce mot lié à l’esclavage et au racisme.[]
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