Nadia Daam ©JF Paga
Nadia Daam ©JF Paga

Nadia Daam : “Le fait d’élever une fille a par­fois mis mon fémi­nisme à rude épreuve”

Ce mer­cre­di sort La Gosse, le nou­veau livre de la jour­na­liste Nadia Daam, dans lequel elle explore avec humour et une infi­nie ten­dresse ce que c’est qu’élever une fille. Sa fille. Un petit bijou d’humanité, mais aus­si une réflexion pas­sion­nante sur le rôle de mère. 

C’est un ouvrage qui reste dans le cœur pen­dant long­temps. Qu’on soit mère ou pas, puisque toutes les femmes ont aus­si été la fille de quelqu’une. Dans La Gosse, Nadia Daam pro­pose un petit trai­té d’amour filial entre une mère et sa fille qui gran­dissent ensemble. Et se font gran­dir mutuel­le­ment. La jour­na­liste a éle­vé la sienne, unique, qua­si­ment seule, et à l’heure où celle-​ci va atteindre sa majo­ri­té et s’émanciper de sa daronne ché­rie, Nadia Daam décide de retra­cer son par­cours de mère et, telle une anthro­po­logue de sa propre pro­gé­ni­ture, de dépeindre ce lien si par­ti­cu­lier. Avec l’humour qui la carac­té­rise, elle ana­lyse les obs­tacles, les embuches, les contra­dic­tions mul­tiples qui sont les siennes, l’amour fou, les angoisses, les injonc­tions contra­dic­toires… Mais, sur­tout, elle rend un hom­mage bou­le­ver­sant à son enfant deve­nue une femme. 

Causette : Ce qui est délec­table dans votre livre, et comme vous le fai­siez déjà dans Mauvaises Mères, c’est votre capa­ci­té à décul­pa­bi­li­ser les femmes/​les mères. À l’heure des “mom­fluen­ceuses” et de la paren­ta­li­té posi­tive, vous tenez votre ligne et on vous en remer­cie. Cela reste très impor­tant pour vous ?
Nadia Daam : Oui, parce qu’en réa­li­té, quels que soient les ten­dances et les modèles de paren­ting qui vont être mis en avant selon les époques, ce qui ne change pas, c’est que les femmes, et les mères en par­ti­cu­lier, res­tent leurs juges les plus impi­toyables. Pas besoin de nous dire qu’on n’est pas à la hau­teur, on est déjà per­sua­dées d’être des cancres de la mater­ni­té. Pour en par­ler beau­coup avec mes amies, j’ai vrai­ment le sen­ti­ment que les mères vivent leur paren­ta­li­té deux fois : pen­dant la jour­née quand elles s’acquittent de leurs dif­fé­rentes tâches et le soir avant de se cou­cher quand elles se refont tout le film de la jour­née pour cher­cher où elles ont mer­dé, parce qu’elles sont sûres d’avoir for­cé­ment mer­dé ! C’est curieux quand même de ne jamais entendre une mère se féli­ci­ter de ses com­pé­tences édu­ca­tives, dire “objec­ti­ve­ment, je gère”. Alors que oui, on gère ! On passe aus­si beau­coup de temps à se deman­der com­ment font les autres, en sup­po­sant que les autres font for­cé­ment mieux. Ce que j’essaie de faire, à mon échelle, c’est de dire com­ment moi je fais, com­ment ça se passe à la mai­son quand je ferme la porte, avec, je l’espère, la plus grande hon­nê­te­té et même si ça n’est pas tou­jours flatteur.

Ce que vous racon­tez ici avec beau­coup d’humour, ce sont les contra­dic­tions per­ma­nentes aux­quelles vous êtes confron­tée. Pouvez-​vous nous en racon­ter quelques-​unes par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tives ?
N.D. : C’est sans doute le lot de tous les parents de navi­guer ain­si, avec une grande plas­ti­ci­té entre toutes ces contra­dic­tions pour finir par être fran­che­ment illi­sible. Par exemple, bien sûr que j’engueule ma fille parce qu’elle passe trop de temps sur les écrans alors que j’ai lit­té­ra­le­ment les yeux injec­tés de sang à force de zoner sur Instagram. Que je la sup­plie de ne sur­tout pas céder aux injonc­tions à la min­ceur, tout en man­geant un bol de Special K pour le dîner parce que je trouve que j’ai “un peu pris du cul”.

Vous avez éle­vé votre fille qua­si­ment seule. Vous évo­quez quelque chose d’intéressant, c’est le manque de repré­sen­ta­tions de ce type de famille pour­tant si répan­du. Comment l’expliquer, et que cela raconte-​t-​il de notre socié­té selon vous ?
N.D. : Ce défi­cit de repré­sen­ta­tions est en effet d’autant plus absurde que ça n’a pas de sens, sta­tis­ti­que­ment. En France, plus de 2 mil­lions de femmes sont mères céli­ba­taires, et elles repré­sentent 85 % des familles mono­pa­ren­tales. Elles doivent bien être quelque part, mais en effet, elles n’existent pas ou peu dans les his­toires qui sont racon­tées… (sauf peut-​être dans la géniale série Gilmore Girls). Peut-​être parce “mères seules”, ça fait peur. D’ailleurs, on dira “mamans solos” pour en atté­nuer l’effet. On assi­mile encore cette soli­tude, même quand elle est choi­sie, à l’échec (du couple paren­tal), au renon­ce­ment (à la recom­po­si­tion per­çue comme une rédemp­tion post-​divorce), au deuil (comme c’est mon cas). Quand on parle d’elles, c’est sou­vent uni­que­ment pour sou­li­gner les dif­fi­cul­tés aux­quelles elles sont confron­tées, et c’est vrai qu’elles sont nom­breuses. On va les plaindre, dire qu’elles ont bien du cou­rage. C’est gen­til ; mer­ci, mais on aime­rait aus­si ne pas être un épou­van­tail ou une grande cause. C’est la façon tout entière dont on se repré­sente les familles qui doit évo­luer ; et une famille, ça peut être un duo mère-​fille (un trio si on compte notre chat).

Élever une fille, c’est aus­si, mal­heu­reu­se­ment, avoir peur tout le temps. Pourquoi ? Et com­ment composez-​vous avec cette peur per­ma­nente ?
N.D. : J’ai même consa­cré un cha­pitre tout entier à cette peur, tant elle prend de la place. Parce qu’en effet, on a tous peur pour nos enfants. Être parent, c’est sur­na­ger dans un océan d’inquiétudes et d’anticipations néga­tives. Mais éle­ver une fille, quand on est soi-​même une femme, c’est aus­si avoir une conscience aiguë de tous les dan­gers qui la guettent, de tous les désastres liés à son genre et se dire qu’on n’y pour­ra rien. Tout ce qu’on peut faire, c’est pré­ve­nir dans tous les sens du terme. J’ai dû très tôt dire à ma fille de tou­jours sur­veiller son verre quand elle va en soi­rée, ou même juste boire un coca avec ses copains après le lycée. Elle sait ce qu’est le GHB et la sou­mis­sion chi­mique depuis qu’elle a 12 ans, ce qui est quand même super triste quand on y pense. On a ins­tal­lé une appli sur nos télé­phones qui me per­met de la suivre quand elle rentre tard. C’est fort pra­tique, mais là aus­si démo­ra­li­sant. J’ai aus­si pris l’habitude de lui dire “fais atten­tion à toi” à chaque fois qu’elle sort après la nuit tom­bée, alors qu’évidemment, elle ne devrait pas à être sur ses gardes. Dans un de ses pod­casts, Ovidie pose très jus­te­ment la ques­tion quand elle se demande com­ment trans­mettre des affir­ma­tions et non des peurs à sa fille. Bien sûr, ma fille devrait pou­voir évo­luer, se dépla­cer avec la même insou­ciance qu’un gar­çon du même âge, mais faute d’une socié­té ou les VSS [vio­lences sexistes et sexuelles, ndlr] seraient éra­di­quées, je n’ai pas trou­vé mieux que l’hypervigilance.

Être une mère fémi­niste, ce n’est pas si facile. Vous le démon­trez bien ici. À quelles dif­fi­cul­tés par­ti­cu­lières cela expose quand on élève une fille ?
N.D. : J’entends beau­coup de femmes dire que c’est la mater­ni­té qui les a ren­dues fémi­nistes. Moi, j’ai par­fois l’impression de subir une tra­jec­toire inverse. Je ne suis pas deve­nue moins fémi­niste bien sûr ! Au contraire même. Mais disons que le fait d’élever une fille a par­fois mis mon fémi­nisme à rude épreuve. La théo­rie et la pra­tique ne se sont pas tou­jours bien accor­dées. Par exemple, même si j’ai long­temps cla­mé sur tous les toits qu’une femme devrait pou­voir s’habiller et se pré­sen­ter au monde comme elle le veut, quand les crop tops ont débou­lé dans son dres­sing et qu’elle a décou­vert le maquillage, j’ai quand même été décon­te­nan­cée. Je me suis déjà enten­due lui dire (et j’en suis mor­ti­fiée) : “Tu vas quand même pas sor­tir comme ça ?” Et elle ne s’est pas pri­vée de poin­ter cette contra­dic­tion entre ma parole mili­tante et ma parole domes­tique. Élever une fille quand on est fémi­niste, c’est sou­mettre ses convic­tions et ses grands prin­cipes à l’épreuve du réel.

Votre fille est ado. Vous dépei­gnez donc, à tra­vers elle, les ado­les­centes d’aujourd’hui. Une cer­taine frange d’entre elles en tout cas. Quelle est, selon vous, la spé­ci­fi­ci­té de ces jeunes filles (par rap­port à votre géné­ra­tion par exemple) ?
N.D. : Je ne peux en effet que par­ler des jeunes filles que je connais (et si on compte la bande de copines de ma fille qui déboule régu­liè­re­ment à la mai­son, ça com­mence à faire un bel échan­tillon). En tout cas, ce qui ne cesse de m’émerveiller c’est la façon dont elles ont réus­si à se débar­ras­ser de l’une des formes les plus per­ni­cieuses de la miso­gy­nie inté­rio­ri­sée en ne repro­dui­sant pas ce qu’on est nom­breuses à avoir fait au lycée, et même plus tard, au tra­vail, dans nos inter­ac­tions sociales… À savoir, cla­mer (sur­tout auprès d’un audi­toire mas­cu­lin) qu’elles sont des filles qui n’aiment pas les filles. Ça a long­temps été une manière un peu déses­pé­rée, pour nous leurs aînées, de nous ache­ter les bonnes grâces des gar­çons en déva­lo­ri­sant bruyam­ment tout ce qu’on attri­buait alors au fémi­nin (la super­fi­cia­li­té, l’hystérie, la rou­blar­dise). Dire qu’on ne s’entendait pas avec les autres filles, c’était une manière habile (croyait-​on) de mon­trer patte blanche et d’être vali­dée, tolé­rée par les hommes. Et bien ça, à entendre et à regar­der les jeunes filles d’aujourd’hui, c’est fini. Et c’est peut-​être d’ailleurs la meilleure défi­ni­tion de la soro­ri­té, dont j’ai par­fois du mal à défi­nir les contours. Ça com­mence par ne pas se jeter sous le bus les unes les autres… Et ça, c’est une doc­trine qu’elles semblent avoir adop­tée, sans l’avoir for­cé­ment théo­ri­sée d’ailleurs. Ça ne leur vient juste pas à l’esprit de déni­grer leur propre genre.

Ce livre est sur­tout une décla­ra­tion d’amour à votre fille. On a beau­coup éla­bo­ré sur le lien mère-​fille. En le patho­lo­gi­sant pas mal, bien sou­vent. Diriez-​vous que ce discours-​là est un peu péri­mé ? Ou au contraire, que ce lien-​là, spé­ci­fi­que­ment, reste par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe et dif­fi­cile à assai­nir ?
N.D. : Je crois mal­heu­reu­se­ment que cette patho­lo­gi­sa­tion ou dra­ma­ti­sa­tion du lien mère-​fille, le regard un peu cir­cons­pect que l’on pose sur cette rela­tion, quelle que soit sa gram­maire d’ailleurs, est encore rela­ti­ve­ment cou­rant. En tout cas, il y a tou­jours cette idée très répan­due, notam­ment en psy­cha­na­lyse, qui vou­drait que les filles paient pour les crimes de leurs mères. Moi par exemple, j’ai “quit­té” mon psy parce qu’il n’arrêtait pas de me poser des ques­tions sur ma mère comme si c’était for­cé­ment de là que venaient toutes mes névroses, mes carences affec­tives et mes insé­cu­ri­tés, alors qu’il y a peu ou prou écrit “DADDY ISSUES” sur mon front. On en revient tou­jours à la mère, for­cé­ment cou­pable d’avoir trop vigou­reu­se­ment ou trop peu aimé. De ne jamais savoir cor­rec­te­ment occu­per la place qui doit être la sienne. Vous note­rez que pour les pères de filles, le cahier des charges est beau­coup moins exi­geant et qu’on leur par­donne plus faci­le­ment leurs défaillances comme leurs outrances. Et que si l’expression “fille à papa” ou “fils à maman” est cou­rante, on n’entend jamais les mots “fille à maman”, tant il va de soi, dans l’imaginaire col­lec­tif, qu’une fille est l’appendice de sa mère. Et que ce serait tout à la fois une béné­dic­tion et une calamité. 

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