Un héros pris au piège des injonctions et des mirages de la mode, un roman graphique “thérapeutique” sur les questions d’identité, deux récits côtés pile et face en mode onirique : voici nos trois recos BD de mars.
Monstera
C’est l’histoire d’un engrenage, dans lequel se retrouve coincée l’existence de Gabriel. Soit un jeune Parisien qui, de maraude auprès des sans-abris aux marches pour le climat dont il ne rate pratiquement aucune édition, se construit contre un système capitaliste qu’il rejette. Mais les fins de mois sont difficiles et le ventre se met parfois à gargouiller. Lui qui n’avait qu’une confiance très modérée en ses capacités, se fait soudain repérer par une agence de mannequins et se voit proposer quelques shootings. Un complément bienvenu, quitte à mettre sous le tapis les quelques contradictions qui ne manqueront pas de surgir. Mais Gabriel va vite se retrouver pris au piège de l’univers de la mode, de ses injonctions et des mirages qu’il construit. “Le corps ne doit pas influer sur le vêtement” : voilà son nouveau mantra. Au-delà de son régime strict, c’est toute sa personnalité qui s’efface progressivement, le rendant aveugle au mal-être de sa copine, qui s’enfonce dans l’anorexie. Après le court album humoristique Hors Cadre, publié l’année dernière chez Vraoum, changement de ton pour Simon Roure qui signe ici son premier récit “long”.
Son trait fin saisit avec justesse ces corps malmenés, dans une bichromie bleu et blanc qui apporte une certaine fragilité, comme si chaque moment pouvait disparaître subitement. Il joue sur la représentation des corps, sur l’image que les personnages se renvoient à eux-mêmes et montre comment tout leur échappe au fur et à mesure qu’ils pensent se réapproprier leur image. Dans la dernière ligne droite, le rythme s’accélère et le lecteur reste suspendu, à se demander si Gabriel va définitivement basculer ou non… Un album singulier qui fait de son auteur un artiste à suivre.
![“Monstera”, “In Limbo”, “Norbu” : nos 3 recos BD du mois de mars 2 Visuel de couv Monstera scaled](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/03/Visuel-de-couv-Monstera-scaled.jpg)
In Limbo
“J’ai laissé derrière moi plus que mon pays de naissance quand on a emménagé aux États-Unis.” Cette double culture de l’artiste américano-coréenne contribue à faire de In Limbo bien plus qu’un énième témoignage sur l’adolescence et la santé mentale. C’est son héritage coréen qui va aider Deb JJ Lee à sortir de ce passage difficile à l’âge adulte et lui permettre d’aller au bout de sa quête d’identité. Au milieu de son nom, JJ, pour Jung Jin, deux lettres qui se déploient au fil de l’album comme des ailes pour lui permettre de prendre son envol et de se sentir enfin à sa place quelque part. Réalisée sur tablette numérique mais pas moins artisanale, cette BD est portée par un style éthéré très doux qui arrive à transmettre les émotions parfois contradictoires du récit. Une ambiance, couplée à un dessin hyper réaliste, qui renvoie à des influences diverses, de Brian Selznick à Shaun Tan, en passant par Tillie Walden. Deb JJ Lee fait suffisamment confiance aux images pour les laisser parler et ne pas surcharger son album de dialogues. Certaines restent gravées, comme ces boucles de cheveux qui se mêlent à l’alphabet coréen. De son propre aveu, In Limbo, qui aura connu cinq ans de gestation, aura été “sa séance de thérapie”. On comprend bien pourquoi et peut-être qu’elle servira aussi à d’autres, coincé·es dans “les limbes”.
![“Monstera”, “In Limbo”, “Norbu” : nos 3 recos BD du mois de mars 3 Affiche InLimbo scaled](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/03/Affiche-InLimbo-scaled.jpg)
Norbu
Une fois entre les mains, cet album vous rappellera peut-être des souvenirs de lecture de jeunesse, avec ces livres qui se lisaient dans un sens et qu’il fallait retourner à la moitié pour découvrir une autre version de l’histoire, ou un autre personnage. Norbu n’est pas exactement une BD palindrome (ses deux parties ne fonctionnent pas en miroir), même si on en retrouve parfois l’esprit. Côté pile : l’errance d’Astrid, troublée par sa récente séparation avec Marc, alors qu’elle prépare un concours de danse classique. Un récit intimiste, personnel, que l’autrice espagnole Anapurna (Ana Sainz Quesada) rend palpable en surdécoupant chaque geste de son personnage. Côté face, on retrouve Marc, embarqué dans la quête surréaliste d’un bijou volé, aux côtés d’une mystérieuse inconnue. Une forteresse à pénétrer, un labyrinthe : on a l’impression d’être dans une réalité alternative, à moins que ce ne soit simplement les effets secondaires d’une soirée trop arrosée… Et au milieu de l’album, un lapin (celui d’Alice ?), qui vient connecter les deux versants. Bien sûr, on ne comprend pas tout. Inutile d’attendre une histoire charpentée, avec un début et une fin. Anapurna est ici dans le registre du rêve, de la poésie, de l’onirisme. Chacun pourra imaginer sa version. Mais elle réussit avec une certaine audace à confronter le quotidien le plus habituel à l’énigme psychologique. On en ressort comme au réveil d’un rêve crypté, qui nous parle sans que l’on comprenne vraiment pourquoi.
![“Monstera”, “In Limbo”, “Norbu” : nos 3 recos BD du mois de mars 4 Norbu couv copie scaled](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/03/Norbu-couv-copie-scaled.jpg)