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(©Émilie Seto pour Causette)

Les prix lit­té­raires sont-​ils misogynes ?

Mais, dites voir… où sont les femmes ? C’est la ques­tion qui se pose lorsque les jurys des grands prix lit­té­raires fran­çais dévoilent les noms des heureux·ses gagnant·es. Très peu obtiennent ces récom­penses. Nous avons four­ré notre nez dans les chiffres et c’est pas beau à voir.

Jean-​Jacques Schuhl. Jean-​Christophe Rufin. Pascal Qui- gnard. Jacques-​Pierre Amette. Laurent Gaudé. François Weyergans. Jonathan Littell. Gilles Leroy. Atiq Rahimi. Marie NDiaye. Michel Houellebecq. Alexis Jenni. Jérôme Ferrari. Pierre Lemaitre. Lydie Salvayre. Mathias Énard. Leïla Slimani. Éric Vuillard. À la pre­mière lec­ture, cette liste de noms d’écrivain·es ayant reçu le prix Goncourt peut paraître banale. Mais, à bien la relire, il y a comme quelque chose qui cloche. Sur dix-​huit noms, trois femmes seulement.

Depuis le début des années 2000, elles ne sont que trois auteur·es à avoir reçu le pres­ti­gieux sésame. En dix-​huit ans, donc… Elles rejoignent Elsa Triolet, Béatrix Beck, Simone de Beauvoir, Anna Langfus, Edmonde Charles-​Roux, Antonine Maillet, Marguerite Duras, Pascale Roze et Paule Constant, por­tant à douze le nombre de femmes à avoir été récom­pen­sées par ce prix depuis sa créa­tion en… 1903. Et, pour tous les grands prix, le constat est le même (lire page 87).

Un “réflexe sexiste”

Comment expli­quer ce phé­no­mène ? « Je n’ai pas la réponse », déclare Bernard Pivot, pré­sident du jury du Goncourt. L’ancien jour­na­liste affirme que, lorsque les juré·es votent, il n’y a « jamais le réflexe, presque sexiste, de savoir si l’on vote pour un homme ou une femme. On vote pour un livre, c’est comme s’il était asexué ». Se questionne- t‑il, par­fois, sur le pour­cen­tage de livres reçus écrits par des hommes et par des femmes ? « Non, pas du tout, on ne s’occupe pas des pour­cen­tages », répond-​il en haus­sant le ton. Au moment où nous lui deman­dons pour­quoi, tout de même, si peu de femmes sont rete­nues dans les pre­mières, deuxièmes et troi­sièmes sélec­tions de livres du Goncourt, il répond : « C’est une erreur de dire ça. » Une fois les chiffres lus à voix haute, la réa­li­té est impla­cable et Pivot se reprend : « Oui… peut-​être qu’il n’y en a pas assez, mais je me per­mets de vous faire remar­quer qu’en 2017, pour la sélec­tion des quatre der­nières per­sonnes en lice pour le Goncourt, il y avait deux femmes et deux hommes en com- péti­tion. Mais on ne rai­sonne pas comme ça, on ne cherche pas à ce qu’il y ait de la pari­té, ce serait stu­pide. » Stupide, la pari­té ? L’écrivain pour­suit : « Il n’est pas ques­tion d’ins- tituer une pari­té ou des quo­tas. Peut-​être aus­si qu’un petit peu plus d’hommes sont recon­nus car ils occupent le ter­rain depuis bien long­temps et que, par­fois, ils sont récom­pen­sés au détri­ment des femmes. » Nous y voi­là ! « Mais je ne suis même pas sûr que ce soit au détri­ment des femmes, en fait. Simplement, ça se passe comme ça. L’année der­nière, je pen­sais que ce serait Alice Zeniter qui aurait le Goncourt. » Eh oui. Tout le monde le pen­sait. Sauf qu’au final, c’est, quand même, Éric Vuillard qui a rem­por­té la mise. Ballot.

SOS d’une auteure en détresse

Et si la rai­son pour laquelle les femmes reçoivent moins de prix lit­té­raires était qu’elles sont moins édi­tées que les hommes, tout sim­ple­ment ? Selon Leïla Slimani, Goncourt 2016 pour Chanson douce, le fait que peu de femmes soient pri­mées « est dû au fait, sans doute, que le monde lit­té­raire a long­temps été, comme tous les autres milieux pro­fes­sion­nels, majo­ri­tai­re­ment mas­cu­lin. Il a fal­lu du temps pour que les femmes s’autorisent à écrire et trouvent des éditeurs ».

Françoise Chandernagor, écri­vaine et membre du jury du Goncourt depuis 1995, a mesu­ré pour Livres Hebdo, d’abord sur l’année 2003, puis sur 2015, le nombre d’auteures édi­tées en France : « J’ai pris, à chaque fois, un ou deux tri­mestres de publi­ca­tions en enle­vant la science- fic­tion, les polars, les romans étran­gers… À la fin, pour la France, il res­tait à peu près un roman sur quatre, seule- ment, écrit par une femme. » Les édi­teurs et édi­trices « ne trient évi­dem­ment pas les manus­crits en fonc­tion du sexe, poursuit-​elle. Mais ils ne se demandent pas com­bien ils en ont reçu venant de femmes ou si, mal­gré eux, ils éli­minent davan­tage de manus­crits venant de femmes que d’hommes ». Juliette Joste, édi­trice chez Grasset, remarque qu’au- jourd’hui, au niveau des publi­ca­tions, « le ratio est encore légè­re­ment en défa­veur des femmes, mais [que] cela évo­lue rapi­de­ment ». Elle dit « ne pas faire atten­tion » à la pro- por­tion d’hommes et de femmes qui lui envoient leurs tra­vaux lit­té­raires. Muriel Beyer, à la tête des Éditions de l’Observatoire et ancienne direc­trice édi­to­riale de Plon, explique n’avoir « jamais trop rai­son­né en termes de “femme et homme”, mais en tant qu’individu, de qua­li­tés et de talent », mais se demande si « des femmes de très grand talent sont moins remar­quées que des auteurs hommes de même talent. Et là, je n’ai pas vrai­ment de réponse », admet-​elle. Une auteure, membre de la Société des gens de lettres, qui sou­haite res­ter ano­nyme, et qui « écri[t] depuis qua­rante ans », a, elle, la réponse : « Les mai­sons d’édition rejettent les manus­crits des femmes. Il est pro­bable qu’elles reçoivent autant de livres d’hommes que de femmes, car, quand on regarde les chiffres du Centre natio­nal du livre, il y a autant de demandes de sub­ven­tion d’hommes que de femmes. »

Où sont les femmes ?

L’autre fac­teur qui joue sur l’absence d’auteures pri­mées c’est, bien évi­dem­ment, le manque de femmes dans les jurys des prix (voir enca­dré). Elles sont trois sur dix au Goncourt, deux sur douze au Prix de Flore, quatre sur trente-​cinq pour le Grand Prix du roman de l’Académie fran­çaise (une cin­quième jurée fera son entrée en 2018, Barbara Cassin), une sur dix au Renaudot et zéro au prix Interallié… Seul le Médicis atteint la quasi-​parité, avec quatre jurées sur dix (trois écri­vaines rejoin­dront le jury en 2018 : Marianne Alphant, Marie Darrieussecq et Pascale Roze) et le prix Décembre, avec cinq sur onze. Si les hommes ne votent pas for­cé­ment que pour leurs homo­logues, ils semblent, mal­gré eux, pri­vi­lé­gier des récits ins­pi­rés par des thé­ma­tiques dites « mas­cu­lines ». Par exemple, la guerre. Les der­niers Goncourt en attestent : L’Ordre du jour, d’Éric Vuillard (2017), retrace les pré- mices du IIIe Reich, Au revoir là-​haut, de Pierre Lemaitre (2013), se passe juste après la Première Guerre mon­diale, L’Art fran­çais de la guerre, d’Alexis Jenni (2011), dépeint la ren­contre entre un nar­ra­teur incon­nu et un vété­ran des guerres d’Indochine et d’Algérie, Les Bienveillantes, de Jonathan Littell (2006), raconte les mémoires d’un ancien offi­cier SS… « Depuis Homère, la lit­té­ra­ture est com­po­sée de récits de luttes de pou­voir entre les hommes, vus du point de vue des hommes. », résume la membre de la Société des gens de lettres. Mais, bizar­re­ment, quand Alice Zeniter relate la guerre d’Algérie dans L’art de perdre, elle ne reçoit pas le Goncourt*…

Il n’y a qu’au sein des prix Femina et de la Closerie des Lilas que les jurys sont exclu­si­ve­ment fémi­nins. Le second est un jury tour­nant, qui ne prime que des auteures. Sa fon­da­trice, Carole Chrétiennot, l’a lan­cé après avoir créé le prix de Flore avec Frédéric Beigbeder : « Je me suis ser- vie de tous les écueils que j’ai pu remar­quer pen­dant dix ans dans les prix lit­té­raires pari­siens. Cette ins­tal­la­tion de petits barons per­chés, qui tiennent dans leur main la des­ti­née des écrivain·es et se cooptent. » Avec le prix de la Closerie des Lilas, « les jurées ont envie de mettre en lumière une auteure en deve­nir et de lui appor­ter tout leur sou­tien. Il y a une démarche sin­cère, hon­nête, pour l’amour de l’art », résume Carole Chrétiennot. Si elle n’aime pas le mot « soro­ri­té », elle décrit tout de même, au sein de ce prix, une ambiance qui s’en rap­proche grandement.

Seulement, cette « soro­ri­té » n’est pas tou­jours du goût du monde lit­té­raire, bien mas­cu­lin. En témoigne la réac­tion de Yann Moix rece­vant, le 14 avril sur le pla­teau de l’émission On n’est pas cou­ché, Odile d’Oultremont, lau­réate du prix de la Closerie des Lilas. Au lieu d’une cri­tique de son roman, l’écrivaine a droit à une tri­bune s’opposant au fonc­tion­ne­ment même du prix, le quali- fiant « d’abject » et l’accusant de ren­for­cer les commu- nau­ta­rismes. « Le pre­mier des com­mu­nau­ta­rismes, c’est, évi­dem­ment, le com­mu­nau­ta­risme mas­cu­lin. On finit par être obligé·es de créer des prix de femmes par les femmes parce que la culture a été pha­go­cy­tée et prise en otage pen­dant des années par les hommes. » Voilà, en y repen­sant, ce qu’aurait sou­hai­té répondre Odile d’Oultremont au chro­ni­queur, a‑t-​elle confié à Causette.

Du dan­ger des quotas

Quelle est la solu­tion pour per­mettre aux écri­vaines d’être enfin pri­mées ? Les quo­tas pour­raient être une piste pour atteindre une pari­té au sein des jurys litté- raires ou dans le nombre d’auteur·es présélectionné·es par les prix lit­té­raires. Mais un cer­tain nombre d’acteurs et actrices du monde lit­té­raire ne croient pas en l’effica- cité des quo­tas. « L’enjeu est d’abord artis­tique, on juge des livres et pas des auteur·es. Et puis ça aurait un effet inverse et per­vers : on fini­rait par pen­ser que les livres sont récom­pen­sés parce que les auteures sont des femmes et pas parce que ce sont de bons livres », sou­ligne Leïla Slimani. Françoise Chandernagor, éga­le­ment oppo­sée aux quo­tas, pense qu’il faut sim­ple­ment avoir ces dis­pa­ri­tés « dans un coin de la tête. Je suis un peu naïve, poursuit-​elle. Mais je crois que, quand les gens se rendent compte de ces pro­blèmes, les choses peuvent chan­ger. Je sais que Bernard Pivot com­mence à y être sen­sible, car j’ai fait remar­quer cela avec d’autres femmes dans le jury. Souvent, il fait le compte et il se dit “oh bah, là, on n’a pas beau­coup de femmes, fran­che­ment” ». À bon enten­deur, donc.

Notre étude réa­li­sée en 2018

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