La sélec­tion de jan­vier 2020

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L’Odeur de chlore, d’Irma Pelatan

Attribué chaque année à un livre issu de mai­sons ­d’édition indé­pen­dantes, le prix Hors Concours récom­pense tou­jours des ouvrages sur­pre­nants. Hors des sen­tiers bat­tus. Cette fois encore, avec L’Odeur de chlore, il cou­ronne un ovni lit­té­raire. 
C’est un livre mince, moins de cent pages, trou­blant et juste comme un haï­ku. Difficile à défi­nir. Irma Pelatan pré­cise que son court récit est la « chro­nique d’un corps qui fait des lon­gueurs ». Elle y raconte qua­torze années de nata­tion intense, dans l’extraordinaire pis­cine de Firminy-​Vert, dans la Loire, conçue par Le Corbusier. Durant ces années, la nar­ra­trice quitte l’état de petite fille pour deve­nir une femme. Au fil des lon­gueurs de bas­sin, au creux de la soli­tude de l’effort, le dia­logue inté­rieur est per­ma­nent et la jeune fille va devoir affron­ter un sou­ve­nir dou­lou­reux, volon­tai­re­ment oublié, qui remonte à la sur­face.
On plonge avec délice dans ce récit intime au style inimi­table. « J’ai cher­ché à tra­duire la langue du corps, pré­cise Irma Pelatan, une langue qui est toute eau et rythme. Délaissant la fic­tion, j’ai lais­sé le réel me sub­mer­ger jusqu’à rendre visible l’invisible, jusqu’à don­ner une place à l’inaudible. » I. M.

L’Odeur de chlore, d’Irma Pelatan. Éd. La Contre Allée, 98 pages, 13 euros.

Laissez-​nous la nuit, de Pauline Clavière

Ça com­mence au grand air : les pre­miers rayons de soleil au prin­temps, deux merles qui se font la cour en haut du vieux cèdre. Au bout de quelques pages, tout rétré­cit : celui qui goû­tait le spec­tacle, Maxime Nedelec, quin­qua et impri­meur en faillite, est arrê­té chez lui. Jugement, pri­son, neuf mètres car­rés pour deux. On atten­drait un polar. Mais on oscil­le­ra entre le pur récit car­cé­ral (Nedelec, ses codé­te­nus, les matons, au quo­ti­dien) et une mul­ti­tude de digres­sions qui nous font voir chaque per­son­nage autre­ment (leur vie avant et pen­dant leurs délits, leurs proches). Alternant tou­jours ombre et lumière, vio­lence et ten­dresse, évi­tant le misé­ra­bi­lisme comme l’angélisme, Laissez-​nous la nuit épluche ses per­son­nages jusqu’à l’âme. La chro­ni­queuse télé (C l’hebdo, sur France 5) Pauline Clavière offre un pre­mier roman dense, mali­cieux, aéré, qui vous sai­sit par un verbe puis­sant et une empa­thie de tous les ins­tants. H. A.

Laissez-​nous la nuit, de Pauline Clavière. Éd. Grasset, 624 pages, 22,50 euros.

Le Sel de tes yeux, de Fanny Chiarello

Après une tren­taine de romans, nou­velles et recueils de poé­sie, Fanny Chiarello offre une nou­velle varia­tion de son tra­vail, autour de son thème majeur : la nais­sance du désir entre femmes. Sarah, bien­tôt 18 ans, vit avec une mère du genre cas­tra­trice, qui lit ses mails et sur­veille bien­tôt ses « lec­tures orien­tées ». Au milieu des­quelles, un jour, un roman de… Fanny Chiarello. Dès lors, la fic­tion et la véri­té s’entremêleront. L’autrice inter­vient, pré­ve­nant qu’elle a inven­té ce per­son­nage de Sarah en croi­sant une ado­les­cente qui cou­rait dans la rue. Une lycéenne incon­nue qui lui a ins­pi­ré Le Sel de tes yeux. Résultat : un court roman, une mise en abyme, qui se double de son making of. Une micro­fic­tion qui raconte aus­si un per­son­nage en quête d’auteur, et vice-​versa. Il y est ques­tion de sexua­li­té, d’identités, de rage inté­rieure, mais sur­tout d’affirmation (de soi comme de l’art roma­nesque). H. A.

Le Sel de tes yeux, de Fanny Chiarello. Éd. L’Olivier, 176 pages, 17 euros. 

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© DR

La Mère morte, de Blandine de Caunes

Benoîte Groult, icône du fémi­nisme, était, de son vivant et jusqu’à ses 96 ans, adu­lée, citée, com­men­tée. Dans son récit, La Mère morte, sa fille, l’écrivaine Blandine de Caunes, la réins­crit dans le clan des femmes qui l’ont entou­rée toute sa vie – ses filles, petites-​filles et son arrière-​petite-​fille. Quand le livre s’ouvre, cette tri­bu fémi­nine est réunie autour de Benoîte, qui souffre de la ­mala­die d’Alzheimer. La fille de Blandine meurt à ce moment-​là, à 36 ans, dans un acci­dent de voi­ture. Entre sa mère mou­rante, sa petite-​fille orphe­line, Blandine écrit pour ne pas oublier, pour sur­vivre. Et pour nous dire le débor­de­ment d’amour que repré­sen­tait cette matriarche incroyable, « femme mariée, femme adul­tère, mère, écri­vaine, ‑jour­na­liste, mili­tante fémi­niste, socia­liste… », dont nous sommes toutes un peu les héri­tières. Un récit cho­ral, tris­te­ment humain et lumi­neux. L. M.

La Mère morte, de Blandine de Caunes. Éd. Stock, 220 pages, 20 euros.

Love Me Tender, de Constance Debré

Avant d’entrer dans un roman de Constance Debré, il faut lais­ser les conven­tions sur le palier. Ancienne avo­cate, deve­nue écri­vaine, elle avait signé, en 2018, Play Boy, un livre jouis­sif, sul­fu­reux et bou­le­ver­sant. L’héritière du clan Debré – les Kennedy à la fran­çaise – y pla­quait, sous nos yeux, ses racines, son milieu et son mari pour s’enfermer dans une chambre de bonne, écrire et cou­cher avec des femmes. 
Avec Love Me Tender, elle nous livre l’acte 2 de sa quête radi­cale d’identité. La nar­ra­trice, accu­sée par son ex-​mari d’inceste et de pédo­phi­lie sur son fils de 8 ans – ce dont elle se défend –, paie cher sa liber­té. Écumant les cours de jus­tice qu’elle connaît par cœur, mais cette fois sur le banc des prévenu·es, elle rédige ici une confes­sion lit­té­raire à cou­per le souffle, entre saint Augustin et les Sex Pistols, foi en la véri­té abso­lue et conscience affû­tée des vio­lences de notre époque. L. M.

Love Me Tender, de Constance Debré. Éd. Flammarion, 192 pages, 18 euros. 

Préférer l’hiver, d’Aurélie Jeannin

« Si tu peux res­ter, reste, disait Baudelaire, pars s’il le faut. » Une mère et sa fille ont déci­dé de par­tir. Elles vivent dans une cabane dans la forêt, aux confins de la ville, dans un pays en guerre, où sont enter­rés leurs enfants à cha­cune d’entre elles. Leur his­toire s’égrène au fil des pages. L’hiver ‑gla­cial, le blanc, le silence, le vide… c’est ce qu’elles cher­chaient. L’oubli aus­si. Mais pas la vio­lence des hommes, qui « traînent comme des ani­maux, […] griffent les sols et posent leurs pattes sur les femmes qu’ils trouvent ». La fille raconte ce huis clos où rien ne vit à part sa mère, lumi­neuse, belle, qui tranche avec la mort envi­ron­nante. Dans ce pre­mier roman, Aurélie Jeannin raconte l’histoire d’une rési­gna­tion abso­lue, le duo d’une mère et de sa fille qui acceptent de sur­vivre dans la dou­leur et le silence. Une poé­sie sidé­rante qui fait écar­quiller les yeux de la pre­mière à la der­nière page. L. M. 

Préférer l’hiver, d’Aurélie Jeannin. Éd. Harper Collins, 240 pages, 17 euros.

Inland, de Téa Obreht

Américaine d’origine serbe, Téa Obreht se mesure ici à un récit typi­que­ment amé­ri­cain : le wes­tern. Et ce, dès son ‑deuxième roman – le pre­mier, La Femme du tigre, avait rem­por­té l’Orange Prize for Fiction 2011. Nous voi­ci en 1893. Dans leur ranch de l’Arizona, la famille de Nora et d’Emmett souffre de la séche­resse. Le mari est par­ti cher­cher de l’eau et le fils cadet se met à voir une bête mys­té­rieuse. Cette jour­née d’attente est une trame du récit. L’autre, qui s’étend sur un espace-​temps plus long, met en scène Lurie, immi­gré de ‑l’Empire otto­man, hors-​la-​loi pour­sui­vi pour meurtre. Pour cou­vrir sa fuite, il a ‑inté­gré une troupe qui tra­verse la Californie… à dos de ‑cha­meau. Hanté par son pas­sé, il com­mu­nique avec les morts, et même avec les fan­tômes. La trame des pion­niers et celle de l’immigré vont se ‑croi­ser, aus­si bien par l’histoire que par une écri­ture envoû­tante, qui alterne entre natu­ra­lisme, humour et cha­ma­nisme. H.A.

Inland, de Téa Obreht. Traduit de l’anglais (États-​Unis) par Blandine Longre. Éd. Calmann-​Lévy, 472 pages, 21,90 euros. 

Miroir de nos peines, de Pierre Lemaitre

L’année com­mence bien quand elle com­mence avec Pierre Lemaitre. Sept ans après Au revoir là-​haut (Goncourt 2013, adap­té au ciné­ma par Albert Dupontel, en 2017), deux ans après Couleurs de l’incendie, voi­ci le troi­sième tome de la tri­lo­gie. Comme le volume pré­cé­dent, une femme en est l’héroïne : Louise Belmont, qu’on a aper­çue dans le livre pre­mier. On la retrouve tren­te­naire, en ce mois de mai 1940. Un homme la fait chan­ter et… se sui­cide devant elle. Pourquoi ? Vous le décou-​vrirez avec elle. Pendant ce temps, dans les forêts arden­naises, les bataillons attendent l’invasion alle­mande en tra­fi­quant des den­rées rares. Parmi eux, deux hommes, qui seront les anti­hé­ros de l’histoire. Vous irez ensuite sur les routes de l’exode, en pas­sant par la pri­son mili­taire du Cherche-​Midi, à Paris, les cou­loirs de la cen­sure mili­taire, et deux-​trois intrigues cocasses. Solidement docu­men­té et tou­jours plus rusé, Lemaitre régale. H. A.

Miroir de nos peines, de Pierre Lemaitre. Éd. Albin Michel, 544 pages, 22,90 euros. Sortie le 2 janvier.

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