Le musée du Luxembourg continue de creuser le sillon de la redécouverte des artistes femmes. Après l’éclairante expo Peintres 1780 – 1830, voici Pionnières. Artistes dans le Paris des années folles. Œuvres à (re)découvrir, astucieuses mises en perspectives … un régal !
Cent ans avant qu’on le nomme, elles ont inventé le « Female Gaze ». Ces créatrices, regroupées dans la stimulante exposition Pionnières, artistes dans le Paris des années folles, nous proposent, c’est certain, une vision spécifique du monde, des arts et de la création. N’ayons pas peur de le dire : ça saute aux yeux. Il se dégage de cette exposition – tableaux, photos, sculptures et autres créations- par la grâce de ce regard résolument féminin, une énergie puissante et radieuse. Ici se répondent les travaux et expérimentations de 45 artistes femmes, qui dans ces années 20 furent plus libres qu’il ne l’avait jamais été permis, de créer et de s’exprimer.
![Il y a 100 ans, elles inventent le Female Gaze et la fluidité de genre 2 Valandon](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/03/Valandon.jpg)
Nancy, Musée des Beaux-Arts
© musée des Beaux-Arts, Nancy /photo G. Mangin
Le Paris de l’époque est un phare de la modernité. Ça fourmille d’ateliers et de théâtres, de spectacles, de concerts, de ballets. On adore détester la mode des garçonnes, les robes trop fluides de Gabriel Chanel, on siffle les mimodrames où Colette joue presque nue avec sa compagne, la marquise de Belbeuf. Mais les salles sont pleines. Toutes ces activités fournissent du travail aux artistes femmes, beaucoup plus tournées vers la pluridisciplinarité que leurs confrères. Créations de décors ou de costumes, de marionnettes… les créatrices sont prodigues. Ainsi la peintre Sonia Delaunay ouvre sa propre boutique d’objets, de meubles et de vêtements, comme le fera la styliste Sarah Lipska. D’autres fondent des écoles d’art, des galeries ou des maisons d’édition.
La garçonne, icône de la fluidité de genre
Ces foisonnantes activités se doublent d’une soif inextinguible de liberté. Celle d’être soi-même, d’assumer son corps et sa sexualité, quelle qu’elle soit. L’une des grandes figures de ces années, Tamara de Lempicka, illustre parfaitement cet élan. Téméraire et provocatrice, bisexuelle, la peintre revendique farouchement ses aventures et choisi ses amantes comme modèles. Ses tableaux, ardents et sensuels, vibrent de désir féminin.
![Il y a 100 ans, elles inventent le Female Gaze et la fluidité de genre 3 Lempika](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/03/Lempika.jpg)
Suisse, Genève, Association des Amis du Petit Palais
©Tamara de Lempicka Estate, LLC /Adagp, Paris,
2022 – photo Association des Amis du Petit Palais,
Genève /Studio Monique Bernaz, Genève
Si à Berlin ou à Londres on met les homosexuels en prison, ça n’est pas le cas à Paris, tolérant –ça ne durera pas- à cette époque. On voit ainsi, dans la capitale, se développer ce qu’aujourd’hui on appellerait la fluidité de genre. Nombre d’artistes aiment à brouiller les pistes quant à leur identité sexuelle, revendiquent de pouvoir passer d’un genre à l’autre, pulvérisent les codes binaires. Les « garçonnes », lesbiennes ou pas, envahissent les lieux publics et mondains. Cheveux courts, poitrine plate, vêtement d’hommes et cigares, elles se réapproprient les signes ostentatoires de la masculinité.
![Il y a 100 ans, elles inventent le Female Gaze et la fluidité de genre 4 Cahun 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/03/Cahun-1.jpg)
France, Nantes, musée d’Arts de Nantes
© Droits réservés /photo RMN-Grand Palais /Gérard Blot
Plus subtil et plus intime, les travaux de la plasticienne et photographe Claude Cahun mettent en scène des autoportraits passant d’un genre à l’autre : « Neutre est le seul genre qui me convienne toujours » disait-elle. Ou iel. Le couple Wegener va plus loin encore. Gerda, portraitiste de talent, représente souvent son mari Einar, vêtu en femme. Une identité féminine qu’il se découvre et finit par choisir définitivement, devenant en 1930, Lili Elbe, première femme transgenre bénéficiant d'une chirurgie de réattribution sexuelle.
Femmes robustes, corps puissants
Le corps des femmes a toujours été l’un des motifs picturaux les plus exploités. Entre les deux guerres, les créatrices ne manquent pas de le décliner, elles aussi. Mais cette fois, il n’est plus un objet de domination, sublimé, symbolisé, décoratif ou faire valoir. Les corps apparaissent pour ce qu’ils sont, las ou élégants, musclés ou lascifs, attirants, saisis dans des postures modernes : des femmes au travail, sportives, actives. Suzanne Valadon est emblématique de ce regard inverse à celui du male gaze, peignant avec crudité des modèles puissantes, aux traits marqués et aux chairs généreuses. « Ne m’amenez jamais pour peindre une femme qui cherche l’aimable ou le joli, je la décevrais tout de suite ». On était prévenu.
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On découvrira aussi des pionnières de la diversité, venues de loin, Russie, Turquie, Chine, Brésil … des artistes qui, en plein empire colonial, luttent pour imposer d’autres images que celles, lisses et stéréotypées, que l’occident impose.
Indispensable, inspirante, cette exposition s’inscrit avec éclat dans ce mouvement réjouissant qui ramène les femmes dans la lumière. Restons‑y avec elles.
Pionnières. Artistes dans le Paris des années folles, Musée du Luxembourg, jusqu’au 10 juillet 2022